Document 11 : Démêlés d’un journaliste avec une attachée de presse.

Dahan, Eric, "Red Hot Chili Peppers" (extraits), Rock&Folk 337 (septembre 1995), p46-55

"La séance photo est annulée", annonce tout de go Sue Wildish, responsable de la coordination internationale de Wamer dans la Villa 2 East, à l'ombre du drame qui vient de se produire. Embarrassant. Dix minutes plus tôt, Anthony vient d'annuler la séance photo avec l'Allemagne. Sue Wildish, vaguement paniquée, annonce aux journalistes et photographes encore en lice en cette fin d'après-midi: "Bon, ils ne sont pas fous, c'est seulement qu'ils ne veulent pas de photos corporate rock." On croit rêver. Un groupe signé par Warner, major officiellement maffieuse depuis une certaine enquête dans Vanity Fair et le livre Hit Men, installé pour quelques jours dans des suites à trois briques la journée, qui parle de corporate rock...

(…) Il est 15 h 35 (soit plus de vingt-cinq minutes de retard sur l'horaire prévu) quand Sue, délaissant ses habituelles manières de femme d'affaires courroucée au bord d'exploser, fait signe de la suivre... On traverse le jardin pour rejoindre la suite réservée pour les interviews. Sue, visage soudainement épanoui - en pincerait-elle pour Anthony, comme elle en a ostentatoirement pincé pour Michael Stipe la saison passée ? - mais très ferme.

Dans l'immense salon en crépi blanc, façon Ibiza, un demi-queue noir, des fauteuils drapés de couleur, une table basse, deux trois sculptures de métal et de bois... Sur le grand canapé, faisant déjà sa Garbo, Dave Navarro, nu sous sa salopette en jean, s'étire. Raide comme un i, regard vitreux semblant confirmer la rumeur selon laquelle Anthony Kiedis serait à nouveau en désintoxication - alors qu'il est officiellement "clean" depuis 88 - le chanteur des Red Hot a retrouvé son look de rebelle MTV, T-shirt flottant sur bermuda, fixité de la mâchoire entre sourire narquois et méfiance paranoïaque.

Anthony (sans doute briefé par Sue) lance tout de go : "Tu es bien le Fameux Eric ?"

Malaise, à quoi joue-t-on, là ?

"Je doute que vous ayez entendu parler de moi, vous devez confondre avec quelqu'un d'autre", lance-t-on en guise de réponse...

- Non je crois bien que c'est toi, le "célèbre journaliste"...

- Ecoutez je ne sais pas de quoi vous parlez, mais si on abordait plutôt la question des Red Hot Chili Peppers... (…) Dans l'une des chansons de cet album, consacrée à vos amis (My Friends), vous parlez d'eux, et l'on sent que vous parlez de toute une génération déprimée, à bout de souffle…

Sue Wildish fait alors son entrée: Hi... Hi (salut, salut -NdT)

Anthony et Dave: Hi...

Sue Wildish : Hi Hi, c'est fini...

- Je crois qu'il était prévu 40 minutes...

Sue Wildish : Vous avez déjà eu du temps en plus...

- Ecoutez, il n'est pas de mon intérêt de ne pas faire tourner mon Walkman enregistreur, et il se trouve que la cassette TDK de 46 minutes que je viens d'acheter est à peine entamée sur sa face B... Cela doit faire tout au plus une trentaine de minutes que nous parlons...

Sue Wildish se saisit rageuse de la cassette que nous lui tenons en guise de preuve et lance: "Tu me fais toujours le même coup." Puis c'est au tour d'Anthony Kiedis de vérifier... Il lance: "Tu sais, ils disent que ça fait 46 minutes mais ça fait plus, ils disent jamais la vérité ces gens-là."

Malaise. Non seulement l'argument "on nous cache tout, on nous manipule" est des plus beaufement paranoïaques, mais ces mots sont exactement les mêmes que ceux de madame promo Warner, interrompant il y a six mois notre entretien d'une heure avec Michael Stipe l'an dernier, en faisant une entrée toute aussi cavalière au bout dé 35 minutes et en se plantant là en nous regardant comme l'ennemi public N°1.

A l'époque, la dame s'était aussi saisie de notre cassette Sony d'une heure à la face B toute aussi peu entamée. Michael Stipe, conscient de l'effet désastreux laissé par ces manières d'interrompre les conversations comme si les journalistes étaient de simples Walkman-enregistreurs au service des maisons de disques, était venu nous rejoindre ensuite dans le couloir pour continuer un semblant de conversation. Anthony Kiedis, au lieu, comme n'importe quel Mick Jagger ou David Bowie, de lâcher un "Encore cinq minutes" de politesse, préfère nous regarder comme un merlan frit : "Ah bon t'as pas assez, t'aurais voulu plus... ?"

Les yeux de l'attachée de presse renvoyant le même écho de poisson mort, dans ce grand Empire des signes vides ne renvoyant plus à rien qu'à des simulacres de poses, d'attitudes et de grimaces qu'est devenu le rock alternatif US.

Vaguement écœuré, on quitte les lieux. Dave et Anthony, quelque peu mal à l'aise, se lèvent et insistent pour nous serrer la main.

Dehors le jardin inondé d'un soleil aveuglant, la piscine déserte, le temps de nous diriger vers Tower Records sur Sunset où nous tombons sur notre sympathique confrère des Inrockuptibles, Emmanuel Tellier, confiant lui aussi sa déception, comme il l'avait écrit l'an dernier dans son article sur REM. Sentiment de frustration devant ce qui reste inexplicable. Ne sommes-nous pas tous venus par intérêt pour ce groupe ? N'est-il pas préférable d'en donner une image au moins positive ? (…)

L'envie de détruire la cassette de l'interview pour conjurer l’escroquerie n'est pas loin dans le Boeing qui survole la nuit atlantique. Tandis que reviennent en mémoire comme dans un cauchemar des phrases qui laissent désormais résonner toute la profondeur de leur cynisme. Sue sur la terrasse lançant aux photographes: "No corporate rock shoots (pas de photos rock conventionnelles)"... Le groupe insistant sur sa vie en marge des conventions, pour s'avérer aussi alternatif en définitive qu'une Mariah Carey qui, elle au moins, doit savoir que la politesse enjoint de laisser les gens terminer une conversation et ne pas l'interrompre brutalement en laissant une question inachevée.

Paris, fin Juillet, Canicule

A Paris, nouveau branle-bas de combat à la Warner. Où l'on a beaucoup plus envie d'être compréhensif. Warner tente l'explication avec Miss Wildish qui aurait répondu: "Oui j'ai beaucoup de problèmes avec ce journaliste." Mais quand Warner France, effaré, débloque en haut lieu vingt minutes supplémentaires avec Flea, elle rétorquera : "Débrouillez-vous avec Warner LA, ça ne me concerne plus." (…)