Document 13 : Une nouvelle pop culture ?

Nassif, Philippe, "La nouvelle pop attitude", Technikart 46 (octobre 2000), p89-103.

Alléluia, la nouvelle pop culture est née ! son nom de baptême : l’offshore. voici, en exclusivité dans Technikart, son évangile en sept versets (…) appelés à inventer les années 00.

verset 1 : la fin

Automne 2000 : un sentiment désabusé plombe l'Occident en général et la rédaction de Technikart en particulier. La pop culture - c'est vous qui la vivez, c'est nous qui en vivons - accuse un gros coup de barre. Le constat, perceptible depuis plusieurs mois, est devenu incontournable avec la rentrée de septembre. Délaissant son habituel lot de nouveau, de désirs, de surprises, l'automne laisse place à une vérité aux allures de mot de passe inutile, « Quand est-ce que ça commence ? » De fait, « ça » ne démarre pas. Ainsi, hormis le second degré distant de Frédéric Beigbeder (99 francs), les livres « littéraires » occupent le haut du pavé, loin du grand frisson provoqué l'an dernier par l'autofictionnel Nicolas Pages de Dustan (mœurs gay, culture house, écriture Inspirée de la science comportementale) ou les impressionnants Maurice Dantec et Michel Houellebecq (ésotérisme, physique quantique, biologie fondamentale, apocalypse). Question musique, s'il est possible de glaner à droite ou à gauche des pépites plus (Goldfrapp) ou moins (Leila) convaincantes, aucun mouvement ne se dégage quand, l'an dernier, la house nous passionnait encore en assumant enfin ses racines black soul, funk et disco - avec Alex Gopher en France, Basement Jaxx en Angleterre ou Madkatt Courtship aux Etats-Unis.

Plus généralement, une humeur enfantine, un désir de jouer avec le monde et de s'en jouer à l'occasion, baignait l'air du temps. Mais, cet automne, de pathétiques employés de start-up ahanent sur une trottinette et nous inspirent une mélancolie dénuée de poésie, une excitation sans enthousiasme. Il n'y a qu'à voir le cynisme délicat avec lequel les rédactrices de mode tentent actuellement de nous vendre une tendance « punk » méchamment affectée, que ce soit le londonien The Face ou le nauséeux Jalouse (« Urgence : devenez glam-punk », la bonne blague).

La pop culture, née à la fin des années 50 avec l'invention du rock, de la société de consommation et de l'adolescence, a toujours été un combat de catch entre la marchandise et le désir. Mais, aujourd'hui, l'appétit a disparu. Et derrière l'enchaînement inébranlable du nouveau, ne s'agite plus que la marchandise. La pop culture, cet automne, tourne à vide.

Verset 2 : le vertige

Les mouvements subculturels nés au creux des années 80 - le hip hop, les raves, la house, le skate - ont nourri des sons, des visions, des gestes inédits. Mais ils sont désormais digérés par les instances marketing. Vidés de leur substance, coquille sans désir, pur signe. Les anciens étudiants en école de commerce - pour qui le summum du cool était une paire de Doc Marten's et une compil' de Bob Marley - se sentent aujourd'hui autorisés à se fringuer streetwear parce que c'est « jeune », écouter du 2-step sur leur I-Mac vert pomme parce que c'est « neuf » et lire Houellebecq parce que c'est « fun ». Mais le vertige et l'effroi - celui qui pouvait nous saisir au cœur d'une rave ou à la lecture des Particules élémentaires -, le désir et les nouvelles possibilités de vie ont été neutralisés.

La culture jeune est devenue la bande-son d'une vie sociale anesthésiée. Nul regret, ni étonnement : tout mouvement, forme, ou attitude surgit brutalement, connaît une acmé, avant de dépérir à une vitesse visiblement de plus en plus grande. De ce point de vue, nous sommes à un moment comparable à celui du début des années 70 : après le meurtrier festival d'Altamont (Mick Jagger chante Sympathy for the Devil tandis qu'un Hell's Angel du service d'ordre poignarde un spectateur) et avant le pompeux rock progressif s'offrant en spectacle dans les stades. Avant, surtout, que ne déferlent le do-it-yourself punk et la vague disco, ces deux mamelles de la pop culture des 90's.

Verset 3 – l’attitude

Il est possible de porter un autre œil sur la situation. Regarder la moitié de la bouteille pleine, plutôt que la moitié vide. Et en conclure (la nouvelle vague succédant au ressac, et in versement) qu'une pop culture inédite est en train de s'inventer sous nos yeux. Pour l'instant, ça tient plus du terrain vague en friches que du jardin français : les mouvements (les rave, le hip hop, la glisse), les genres (la jungle, l'autofiction, le cinéma hongkongais), les idéologies (réactionnaire, progressiste) sont en déshérence, mutent, se mêlent, donnent lieu à de nouvelles entités. Meilleur exemple : le Music de Madonna (et de Mirwais) est un disque « R&B européen » - ça vient de sortir - franchement réactionnaire et jouissivement novateur, maladivement commercial et étrangement aventureux, accessoirement l'un des meilleurs albums de l'année.

En fait, nous baignons dans un incroyable maelström où tout s'hybride, où rien n'est encore arrêté. ü est étonnant de constater que, parmi les meilleurs disques de l'année, se glissent de la pop (Grandaddy) ou du rock (Programme) ou de la soul du plus mauvais goût (Lil' Kim) alors qu'il y a encore un an, un magazine comme Technikart n'avait d'oreilles que pour l'électronique.

L'actuelle pop culture est un territoire en friche : impossible donc à cartographier. Mais au moins pouvons-nous nous munir d'une boussole. Puisque l'appartenance à une tribu, l'inscription dans un genre ou l'affiliation à un discours ne valent plus tripette, alors seule compte la posture sociale. L'Idéologie disparue, reste la bonne attitude. Nous en avons répertorié cinq : autodérision, glamour. hardcore, réenchantement et mystique. Soit des matrices paradoxales à travers lesquelles il est possible d'y voir un peu plus clair. Précision : si chacun de nous swingue en permanence et schizophréniquement d'une attitude à l'autre, force est de constater qu'il y en a une qui nous aimante plus que les quatre autres.

Verset 4 – le désastre

La pop culture est toujours politique. Elle est l'interface entre la jeune génération et l'ordre social. Capable de désigner, à qui veut l'entendre, de nouvelles façons d'être au monde. Ainsi, le premier âge de la pop culture - de l'apparition télévisée d'Elvis Presley en janvier 1956 au bal vénitien donné par Karl Lagerfeld au Palace en octobre 1978 - n'avait qu'un mot à la bouche : libération. Celle du corps (le sexe), de l'esprit (la drogue) et des instances disciplinaires (le rock’n’roll). La pop culture qui vient s'invente sur les ruines de ces rêves d'antan. Elle a hérité de son aînée une certitude : l'impossibilité même de la révolution. Surtout, elle se fonde sur une obsession : la conscience aiguë du désastre en cours. Son imaginaire est peuplé d'empoisonnement par OGM, de la solitude des corps évoluant librement, de la souffrance salariale. Et, pour seule perspective, une émeute, une épidémie, la chute de l'empire occidental. Sur son disque, le fantastique Présence humaine, l'écrivain Michel Houellebecq - cette popstar ultime - résume parfaitement l'esprit ambiant : « Nous avons existé telle est notre légende/Certains de nos désirs ont construit cette ville/Nous avons combattu des puissances hostiles/Puis nos bras amaigris ont lâché les commandes. »

Ainsi chacune des cinq attitudes proposées, entretient un rapport étroit au désastre. L'auto-

dérision l'affronte avec légèreté. Le glamour s'en imbibe jusqu'à l'overdose. Le hardcore le ressent douloureusement dans chacune de ses cellules. Le réenchanteur édifie de jolies choses à coups de carcasses d'ordinateurs dans un désert postapocalyptique. Et le mystique se donne pour mission de sortir l'humanité de son actuelle « semi vie » dans laquelle nous sommes et de provoquer l'avènement du Nouvel Homme.

Verset 5 – l’offshore

Depuis quelques saisons s'impose une évidence : l'underground, cette notion héritée du premier âge de la pop culture, est une coquille creuse. Tournant le dos à l'idée désormais superflue de libération à venir - notre principal problème n'est pas tant de se libérer que d’apprendre à domestiquer une liberté déjà conquise -, la jeune génération donne aujourd'hui naissance à une culture du désastre que nous pourrions baptiser « offshore » à l'image de ces stations de forage installées au larme des côtes territoriales. L'underground était une pratique souterraine se définissant essentiellement par opposition au système dominant. A la foi secrète et accessible, l'offshore est une façon de se poser à distance, ni pour, ni contre, ailleurs. La mystique de l'underground considérait tout succès public comme suspect - on parlait alors de « récupération commerciale ». L'offshore joue sans complexe d'allers-retours entre la « scène branchée » et le « grand public », le geste gratuit et l'acte commercial, l'expérimentation et le mainstream. L'underground était paranoïaque, l'offshore est schizophrène. L'underground aboutissait à un enfermement de la tribu (d'où l'étouffement), l'offshore prise un nomadisme transversal (jusqu'à parfois oublier où il habite). Tendu vers la révolution, l'underground hérissait les dogmes. Inspiré par les insurrections, l'offshore ne jure que par les propositions.

L'un des plus beaux exemples nous est donné par l'ouverture régulière de squats par des artistes qui ne cherchent aucunement à s'attaquer à l'ordre social mais juste à le fuir en occupant des immeubles vides, alternant posture hardcore - la vie d'artiste - et intelligence médiatique sidérante - non content d'un pressbook glorieux (dont un portrait dans Technikart et une quatrième de couverture de Libération), Yabon, l'un des leaders du mouvement parisien, compte se présenter aux élections municipales.

Verset 6 – la passivité

L'underground tenait, d'abord, de l'idéologie. Voilà pourquoi il apparaissait parfois très chiant. L'offshore est avant tout une attitude. Voilà pourquoi il nous apparaît souvent très creux. On disait d'un punk qui se mettait à jouer de la variété qu'il « trahissait ». On dira d'un DJ qui passe de la jungle au 2-step, qu'il « évolue ». Résultat : si la culture underground s'accommodait de tocards, tant qu'il déclinait le catéchisme antidisciplinaire et le son en vogue, la culture offshore change la donne puisqu'il est aujourd'hui légitime de dealer avec une multinationale pour vendre des centaines de milliers de disques ou de sampler des musiques vieilles de vingt ans.

Conclusion : le péché premier de la culture offshore, ce n'est plus la « trahison » (il n'y a rien ni personne à trahir) mais la passivité. Puisqu'il n'y a plus de règle, de tribu, de genre à respecter. Ce qui importe avant tout, c'est la juste vibration, la belle nuance, la densité du propos. Il est possible d'entendre une voix forte et singulière dans le rock (Radiohead), le rap (Eminem), ou l'electro (Goldfrapp). Dans le film le plus fiche (Titanic) comme le plus fauché (Baise- moi). Et de constater que si Mos Def et Phœnix jouent sur le même terrain - la musique des années 70 et l'humour -, l'un sauve le rap américain tandis que l'autre plombe la pop française. Car Phœnix a du talent mais aucun enjeu. S'écoute avec plaisir, mais sans joie.

Verset 7 – le début

La conclusion ? Il n'y en a pas. Car nous n'en sommes qu'au début. Et nul n'est aujourd'hui en mesure de prédire à quoi ressemblera la pop culture offshore naissante. Là est l'excitation : nous vivons une époque extraordinairement ouverte. Un moment bouillonnant et imprécis, d'où surgiront le pire comme le meilleur. L'exemple le plus frappant est l'urgence avec laquelle la science et les sagesses ésotériques viennent aujourd'hui inséminer les livres d'un Dantec ou d'un Houellebecq. Plus important : il est aujourd'hui offert à notre génération la riche possibilité d'influer sur le murs des choses.

Cela n'a pas été vrai de tous temps. Ceux qui, âgés de 20 ans aux alentours des années 80, ont dû subir la tyrannie molle et satisfaite de la génération soixante-huitarde (ils n'avaient pas fait la « Révolution ») étaient condamnés à bricoler dans la clandestinité et la dispersion - le rap ou la techno quand il n'était que genres musicaux épars - ou à cultiver un spleen désengagé - The Cure, Leos Carax, Philippe Djian.

Au contraire, notre génération - les plus ou moins de 30 ans - donne le tempo de la pop culture. Car si nous subissons encore aujourd'hui les oukases de la génération 68, nous passons outre. On respecte les grands frères mais on tue les parents. Le meilleur exemple - le plus extrême - est sans doute offert par Virginie Despentes. En signant un film radical, Baise-moi, la néoféministe punk a ni plus ni moins été rendue coupable d'un acte de terrorisme. Car de la même façon que le but d'une action terroriste est d'amener à montrer, sous son masque humaniste, la nature policière de l'Etat - remember Vigipirate -, Despentes est parvenue à faire sortir de ses gonds la génération 68, amenant un gentil journal comme le Nouvel Observateur à lui consacrer une couverture pathétique : « Sexe, violence, le droit de dire non. » Il y a encore cinq ans, les élucubrations de Despentes auraient été purement ignorées par la génération 68 - « Tu es jeune, tu es révoltée, c'est normal. » Ce n'est plus le cas. Visiblement, certains commencent à avoir chaud aux fesses. Preuve, s'il en fallait encore une, que la pop culture se prépare à un retour de flamme.