Introduction

À l’époque actuelle où «l’ailleurs » n’existe plus et où le monde entier tend à s’uniformiser, Italo Calvino construit continuellement des mondes différents, à plusieurs facettes, tout en invitant le lecteur à une interrogation et une relecture des espaces qu’il occupe.

La réflexion sur l’espace chez Calvino part d’une négation des espaces donnés et d’une mise en évidence de la légèreté avec laquelle l’homme moderne occupe et interprète les espaces quotidiens.

L’auteur semble se poser constamment les suivantes questions : Que représente l’espace pour nous aujourd’hui ? Est-on capable de connaître des mondes différents ?

Nous vivons dans une époque où l’espace semble incapable de nous contenir et où en même temps nos espaces (terrestres, urbains, métropolitains) ne nous suffisent plus. La maîtrise des espaces ne nous satisfait plus, et nous avons besoin d’espaces nouveaux, différents. Dans l’homme moderne il y a un fort désir de s’approprier des espaces nouveaux, inconnus, mais ce désir limite sa possibilité d’approfondir la connaissance de son milieu naturel. Est-ce que cette ambition fait partie de la nature humaine même ? Ou est-elle symptôme du système capitaliste de mondialisation dont nous faisons inconsciemment partie ? Ou la cause est elle surtout un manque de curiosité, de connaissances et d’harmonie avec les lieux habités ? Peut-être c’est une dysharmonie, une méconnaissance des espaces habités qui pousse l’homme moderne à la recherche d’autres espaces.

L’œuvre de Calvino présente une modernité et une actualité extraordinaire, surtout pour la curiosité cognitive avec laquelle les personnages interrogent et lisent leur réalité environnante. Ses héros semblent en continuelle recherche des mondes différents, «autres », des mondes qui ne sont pas utopiques mais imperceptibles pour les yeux de la plupart. Donc l’œuvre calvinienne invite avec l’exemple de ses personnages à une lecture cognitive de la réalité.

Nous savons que la littérature, comme des autres formes d’art, évoque souvent des figures de l’espace, ‘«’ ‘décrit des lieux, des demeures, des paysages, nous transporte.. ’ ‘»’ (G. Genette, Figures I, Paris, Seuil1970) et les romans de Calvino nous donnent l’illusion d’habiter plusieurs demeures, villes, lieux magiques. Dans la poétique calvinienne il y a une sorte de fascination pour le lieu, une certaine sensibilité pour l’espace qui certainement n’est pas passée inaperçue de la critique. Plusieurs critiques ont traité ce thème : Giuseppe Nava dans un singulier essai la Geografia di Calvino, Giannina Poletto, dans l’astronomia di Calvino, Pierre Laroche dans Calvino et la ville, et Martin Mc Laughlin dans le remarquable texte Le città visibili di Calvino (que, d’ailleurs, nous proposons en Annexe). Toutefois il manque un cadre complet des espaces calviniens lié aux réflexions théoriques de l’auteur et nous pensons qu’on ne peut pas isoler les textes théoriques des critiques de ses romans.

C’est pourquoi nous proposons comme méthodologie et clé de lecture les textes théoriques de l’auteur lui-même, qui reflètent ses inquiétudes et ses projets concernant le sujet de l’espace. Toutefois, nous nous penchons tout d’abord sur des auteurs classiques italiens qui ont dessiné au cours des siècles une vue panoramique de leur époque et qui auraient influencé en quelque sorte notre écrivain. Rappeler les auteurs Dante, Arioste, Galilée, Leopardi nous permet de mettre en évidence leur importance pour Calvino et leur influence sur sa réflexion de l’espace. Notre tâche est de tracer une éventuelle évolution des représentations spatiales au cours des siècles et également l’évolution à l’intérieur du parcours romanesque de l’auteur. Dans chaque époque, on assiste à des représentions différentes, conditionnées par les connaissances ou les systèmes culturels différents. Selon Lotman ‘«’ ‘ l’humanité, immergée dans son espace culturel, crée toujours autour d’elle-même une sphère spatiale organisée. Cette sphère comporte d’une part des représentations idéologiques et des modèles sémiotiques, et d’autre part l’activité créative humaine, puisque le monde créé artificiellement par l’homme (..) est conforme à ses modèles sémiotiques ’ ‘»’ (Lotman, La semiosphera, p.147).

Parmi les auteurs classiques nous feuilletterons ceux qui ont en quelque sorte apporté des changements importants dans la conception de l’espace et ceux qui sont le plus chers à l’écrivain ligure. Nous adopterons une sorte de lecture de Calvino à travers Calvino lui-même ; une évidente conséquence de cette méthode sera la présence des nombreuses citations qui servent de lien entre les œuvres théoriques de l’auteur, ses romans et les textes des auteurs classiques.

Le plaisir de lire les textes théoriques de l’auteur et parallèlement ses romans a constitué la méthodologie générative de notre étude, dans laquelle nous suivons bien le fil rouge de l’espace. Nous avons décidé de rester le plus proche possible des textes de l’auteur, pour découvrir les raisons de certains choix comme par exemple son désir de construire une carte du monde, ou son inquiétude constante concernant la transformation des espaces urbains et champêtres, et enfin les motivations qui poussent l’auteur à approfondir ces thèmes. Pour cela nous faisons souvent une incursion dans le recueil de la correspondance - publié récemment - où sont indiquées différentes lectures ou méthodologies de l’auteur déterminantes pour la genèse de ses œuvres.

Nous avons limité le thème d’étude à certains romans et en particulier à une certaine époque, sans aucune intention de couper « en tranches » l’auteur, mais dans le but d’analyser les représentations de l’espace dans un moment particulier : les années 60. Pendant ces années de crise, qui correspondent à des changements dans la biographie de l’auteur, ses paysages se transforment et deviennent le miroir des transformations sociales, politiques, historiques, culturales.

Considérant la complexité et la présence constante des ces problématiques dans toute la production de l’auteur, nous faisons parfois appel à certains textes sans les approfondir vue l’impossibilité d’épuiser un thème si complexe dans la vaste production narrative. Les romans Marcovaldo, La nuvola di smog, La Speculazione edilizia, Le Cosmicomiche et enfin Palomar sont les plus pertinents pour notre analyse car ils dessinent le mieux l’habitat problématique du personnage calvinien. Malgré l’importance et la pertinence de Le città invisibili pour notre analyse, nous utilisons ce roman, déjà très abordé par la critique, seulement comme un guide de lecture et de comparaison.

Dans la première partie nous traçons une évolution des auteurs préférés de Calvino, en cherchant à suivre la progression des représentations spatiales, parallèlement aux découvertes dans les différentes époques. Cette approche historique nous permet de confronter certains éléments de Calvino à chacun des auteurs considérés et de découvrir ou de confirmer les incitations culturelles qui ont alimenté sa conception de l’espace.

Dans la deuxième partie nous choisissons uniquement l’étude des romans calviniens analysés grâce à l’aide des textes théoriques de l’auteur même. Nous prêtons attention surtout aux représentations spatiales déterminées par la présence et l’exploration du protagoniste - observateur. Chez Calvino les protagonistes des plusieurs romans sont hantés, obsédés par une « fièvre » de l’observation et parfois se réduisent à la seule dimension du regard.

Le choix d’assumer comme objet d’étude plusieurs œuvres calviniennes limite en partie la possibilité d’approfondir la recherche. Mais, en revanche, il favorisera une comparaison entre les différents textes et donnera la possibilité de créer un éventail d’images du paysage qui, petit à petit, s’agrandit.

La troisième partie est centrée sur les considérations spatiales qui définissent le profil de ses héros narratifs. On tente de lire, de décoder, d’analyser ses paysages narratifs et de reconstruire l’image de l’univers selon les points de vues des différents protagonistes afin de découvrir la vision du monde de l’auteur.

Notre objectif est en fait d’obtenir une vision à plusieurs facettes qui s’ouvre progressivement pour nous permettre ainsi de tracer les aspects caractéristiques d’un espace, d’un univers qu’on peut appeler calvinien.

J’adresse mes plus vifs remerciements à tous ceux qui m’ont accompagnée dans ce long chemin de recherche spécialement :

À Monsieur Jean Guichard qui a eu la générosité d’accepter de diriger cette thèse et qui tout au long de ce travail m’a aidé avec ses conseils et propositions.

À Madame Giovanna Cerina qui m’a transmis sa passion pour Calvino.

À toutes les personnes qui m’ont aidée, encouragée et qui ont participé de près et de loin à ce travail, en particulier Ralph, Marinella, Angela, Clara, Yvette, Rodika…...

‘Peut-être que l’empire, pensa Kublai, n’est rien d’autre qu’un zodiaque des fantasmagories de l’esprit.
- Le jour où je connaîtrai tous les emblèmes, demanda-t-il à Marco, saurai-je enfin posséder mon empire ?
Et le Vénitien : - Sire, ne crois pas cela : ce jour-là tu seras toi-même emblème parmi les emblèmes. (Les villes invisibles, I)’