PREMIÈRE PARTIE :
LES DIFFÉRENTES CONCEPTIONS DE L’ESPACE

THÈME D’ÉTUDE

Le thème de l’espace est fondamental dans la production littéraire d’Italo Calvino. L’auteur a toujours dédié une grande attention à ce problème. Nous voudrions lire son œuvre soulignant les aspects de l’espace qu’il a tracés, pour pouvoir enfin analyser les plus importants.

On peut aussi appeler les textes narratifs de l’auteur des textes spatiaux pour leur ambition de construire une image de l’univers ; il semble que Calvino veuille poursuivre une sorte de vocation, typique de la tradition italienne, celle de concevoir l’œuvre littéraire comme une carte du monde en suivant l’exemple de Dante :

Dante lui-même dans un horizon culturel différent, faisait œuvre encyclopédique et cosmologique ; Dante, lui aussi, cherchait à travers la parole littéraire à construire une image de l’univers. Telle est une des vocations profondes de la littérature italienne, de Dante à Galilée : l’œuvre littéraire conçue comme carte du monde et du connaissable…. 1

Et il montre son intention de reprendre cette tradition devenue plus rare :

Au cours des derniers siècles, cette veine est devenue plus sporadique ;(…) Aujourd’hui le moment est peut- être venu de la reprendre 2 .

Cette volonté avouée, de construire une représentation de l’univers est évidente dans toute la production de l’écrivain et les indices spatiaux présents à différents niveaux en offrent un témoignage. Tout d’abord, dans les éléments paratextuels ( titres, sous-titres, notes ou avertissements de l’auteur) et ensuite dans les procédures mimétiques des descriptions de lieux, voyages, thèmes architecturaux.

A partir de l’appareil textuel nous pouvons observer la richesse de références spatiales dans les titres et sous-titres, que ce soient des espaces concrets (villes, châteaux : Le città invisibili, Il castello dei destini incrociati, La taverna dei destini incrociati  3 ) ; ou des espaces cosmologiques (Le Cosmicomiche, La distanza della Luna, La molle luna , La luna corre dietro la luna, Storia di Astolfo sulla Luna) ou encore l’espace représenté sous forme d’itinéraire, de voyage, de sentier ( Il sentiero dei nidi di ragno, Se una notte d’inverno un viaggiatore).

Ici, naturellement nous n’en citons qu’une partie mais nous trouvons aussi une attention particulière à l’analyse spatiale dans plusieurs essais : Collezioni di sabbia ( La città pensata : la misura degli spazi), ou encore dans Una Pietra sopra ( La sfida al Labirinto, Il rapporto con la luna et Il mare dell' oggettività) où l’auteur essaie de décrire le monde, un monde très complexe et impossible à vivre : ‘«’ ‘ Et aujourd’hui le sentiment confus du tout, le sentiment du grouillant ou de l’épais ou du jaspé ou du labyrinthique ou du stratifié, est devenu nécessairement complémentaire à la vision du monde ’ ‘»’. 4

Enfin dans Mondo scritto e mondo non scritto où le livre devient la représentation dumonde, l’écriture essaie d’expliquer tout ce qui est ineffable.

Pour ce qui concerne l’autre élément paratextuel le cadre (La cornice) nous pouvons observer les Città invisibili ( roman écrit en 1972) où la structure est complexe, mais la présence de plusieurs microtextes donne au lecteur son espace, un espace ouvert à différents itinéraires de lecture.

Les villes décrites sont au nombre de 55, partagées en neuf chapitres auxquels s’ajoutent les « microcornici » écrites en italique et caractérisées par les dialogues entre Marco Polo et Kublai Kan. Chaque chapitre comprend cinq villes sauf le premier et le dernier qui en ont dix chacun.

Face à cette structure complexe du texte, on s’interroge sur le début et la fin logique du texte.

En effet, l’œuvre de Calvino, ouvert et infini, exige un lecteur attentif, capable de mettre de l’ordre dans l’univers du texte, mais surtout expert à démonter la construction du récit.

Cet espace du lecteur et sa capacité à « démonter » le langage, mais aussi le texte, l’auteur le souligne dans les essais Cibernetica e fantasmi :

L ’homme est en train de commencer à comprendre comment se démonte et se remonte la plus complexe et la plus imprévisible de toutes ses machines : le langage. Le monde d’aujourd’hui, en comparaison de celui qui entourait l’homme primitif, est beaucoup plus riche de mots, de concepts, de signes ; beaucoup plus complexes aussi sont les usages des divers niveaux du langage  5

Les villes invisibles représentent ce monde très varié aux multiples facettes et complexe, une carte géographique presque, qui ouvre au lecteur plusieurs parcours et possibilités de s’en sortir ;

Comme nous pouvons le lire dans une introduction au texte :

Un livre doit avoir un début et une fin, c’est un espace dans lequel le lecteur doit entrer, errer, voire se perdre, mais vient le moment où il faut trouver une issue, ou même plusieurs issues, la possibilité enfin qu’il s’ouvre un itinéraire pour en sortir.. 6

Toutefois, trouver une sortie dans un livre architectural comme Les villes invisibles est plutôt difficile car les sorties sont nombreuses et aussi parce qu’on a la sensation de s’arrêter, dans les villes les plus agréables et de leur donner un plus grand espace car le but de Marco Polo est celui de :

…chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer et lui faire de la place.… . 7

La cadre acquiert, dans ce texte, une grande importance, grâce à lui on a presque l’impression que le monde continue dans le livre et tout le roman est une vraie carte, un atlas que Marco, avec ses récits, construit dans l’esprit de Kublai.

Le Grand Khan possède un atlas où toutes les villes de l’empire et des royaumes limitrophes sont dessinées palais par palais et rue par rue, avec les murs, les fleuves, les ponts, les ports les écueils. (..) Il en feuillette les planches sous les yeux de Marco Polo pour mettre à l’épreuve ses connaissances. 8

Notes
1.

La Machine littérature, Seuil, 1993. p. 28. [« (..) anche Dante in un diverso orizzonte culturale, faceva opera enciclopedica e cosmologica, anche Dante cercava attraverso la parola letteraria di costruire un’immagine dell’universo. Questa è una vocazione profonda della letteratura italiana che passa da Dante a Galileo : l’opera letteraria come mappa del mondo e dello scibile, … ». Saggi I, pp. 232-233.]

2.

Ibidem. p. 28. [ «  Questa vena negli ultimi secoli è diventata più sporadica (..) oggi forse è venuto il momento di riprenderla ». Saggi I, p. 233.]

3.

IL Castello dei destini incrociati et aussi Le Città invisibili ont les mêmes initiales que le nom de l’auteur comme aussi Il Cavaliere inesistente. 

4.

Il mare dell’oggettività dans Saggi I, p. 60. [ « E oggi il senso della complessità del tutto, il senso del brulicante o del folto o dello screziato o del labirintico o dello stratificato, è diventato necessariamente complementare alla visione del mondo ». Traduit par nous].

5.

I . C. Una pietra sopra. p. 169. Dans cet essai Calvino considère la littérature comment le terrain du multiples interprétation et de l’expérimentation. Dans la deuxième moitié des années soixante il a été influence par les études de la sémantique structurale en France par Greimas et aussi par la narratologie de Barthes et Genette. Ce sont, en effet, les années dans lesquelles en Italie on traduisait les œuvres des formalistes russes et où Chomski faisait ses études sur le langage.

La machine littérature, p. 12. [«L’uomo sta cominciando a capire come si smonta e come si rimonta la più complicata e la più imprevedibile di tutte le sue macchine : il linguaggio. Il mondo d’oggi rispetto a quello che circondava l’uomo primitivo, é molto più ricco di parole e di concetti e di segni ; molto più  complessi sono gli usi dei diversi livelli del linguaggio. »Saggi I, p. 211]

6.

Note e notizie sui testi, dans RR II, p. 1359. [  « Un libro é un qualcosa con un principio e una fine (..) é uno spazio in cui il lettore deve entrare, girare, magari perdersi, ma a un certo punto trovare un’ uscita, o magari parecchie uscite, la possibilità di aprirsi una strada per venirne fuori ». Traduit par nous.]

7.

Le villes invisibles, p. 189. [« ..cercare e saper riconoscere chi e che cosa in mezzo all’inferno non é inferno e farlo durare e dargli spazio. », Le città invisibili, dans RRI, p. 498.]

8.

Ibidem, pp. 157-58 [« Il Gran Kan possiede un atlante dove tutte le città dell’impero e dei reami circonvicini sono disegnate palazzo per palazzo e strada per strada, Con le mura, i fiumi, i ponti, i porti, le scogliere (…) Ne sfoglia le carte sotto gli occhi di Marco per mettere alla prova il suo sapere »RRI, pp. 473-74.]