Dante

Dans la littérature des origines jusqu'au XIVe siècle l'accent est mis sur les actions des hommes, leurs rapports avec la religion et non sur les lieux et les espaces réels.

Souvent dans les exempla médiévaux les espaces sont indéfinis et les lieux entourés d'un halo de mystère et en général l'intérêt pour le milieu est presque inexistant, sauf s'il joue un rôle moral ou religieux.

A cet égard, un exemple éclatant est la Divine Comédie de Dante 33 Alighieri dont le paysage infernal est imaginaire mais représenté de façon réaliste avec un renvoi aux lieux du monde terrestre.

Le poète ouvre son poème en décrivant son dépaysement :

‘Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
che la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinnova la paura !
tant’è amara che poco più è morte ; 34

L’auteur considère la vie comme un voyage 35 , et à mi-chemin il se trouve perdu dans une « forêt obscure » symbole de son égarement.

Plutôt que de retrouver une description de la forêt nous avons ici un halo de mystère souligné par les adjectifs sauvage, âpre et forte et aussi un sentiment de peur qui donne encore plus l’idée d’inquiétude et de terreur d’un lieu d’où il est presque impossible de sortir.

Dante désigne par l’image de la forêt l’idée de l’enfer, de même que la colline représente l’idée du Purgatoire et le soleil celle du Paradis.

Tout le dessin de la Comédie, bien qu’il donne des références au monde terrestre, est constamment soumis à une fonction éthique et religieuse.

A travers son voyage dans l’au-delà, Dante semble vouloir indiquer aux hommes la route qu’ils doivent suivre pour atteindre Dieu.

En effet, dans la représentation de l’espace de la Comédie nous suivons une ligne rectiligne qui semble mener jusqu’à Dieu. C’est-à-dire qu’il a d’abord une descente pour l’Enfer, ensuite une montée au Purgatoire et enfin la montée au Paradis, un voyage, donc, qui ne change pas de direction : au contraire, il suit de façon rectiligne un itinéraire spatial et moral.

Plus exactement, l’univers représenté suit un ordre et une perfection car tout est organisé dans un système, dans une hiérarchie telle que chaque chose trouve sa place :

‘[..] « Le cose tutte quante
hanno ordine tra loro, e questo e forma
che l’universo a Dio fa simigliante.
Qui veggion l’altre creature l’orma
de l’eterno valore, il quale è fine
al quale è fatta la toccante norma.
Ne l’ordine ch’ io dico sono accline
tutte nature, per diverse sorti,
più al principio loro e men vicine ;
onde si movono a diversi porti
per lo gran mare de l’essere, e ciascuna
con istinto a lei dato che la porti.
Questi ne porta il foco inver la luna ;
questi ne’ cor mortali è permotore ;
questi la terra in sé stringe e aduna
né pur le creature che son fore
d’intelligenza quest’arco saetta,
ma quelle c’hanno intelletto ed amore. 36

Dans ce passage Béatrice (guide de Dante dans le Paradis) explique la loi de l’ordre universel dictée par Dieu qui a créé tout en nombre, poids et mesure. Et l’intelligence humaine se sert de ces indices pour connaître la perfection divine.

L’auteur de La Comédie fait correspondre l’ordre et la perfection de l’univers physique à l’ordre structurel du texte fondé sur les nombres trois et dix.

Le trois qui renvoie à la Trinité est un nombre symbolique qui revient soit dans la répartition des chants et des zones de l’Enfer et du Purgatoire soit dans l’emploi de la terza rima(tercets) ; le dix, par contre, est un nombre parfait et dix sont les ciels du Paradis.

Notes
33.

Dante - comme aussi Arioste, Galilée et Leopardi - est un des auteurs italiens souvent cité par Calvino dans les Essais. Dans la leçon Leggerezza il semble être l’emblème de la légèreté car « lorsque Dante veut exprimer la légèreté, il ne le cède à personne ». Mais il est aussi l’emblème de la Visibilité, au point queCalvino ouvre la conférence avec un citation de Dante « poi piovve dentro à l’alta fantasia » et parle de la haute imagination selon la vision de Dante dans toute la Leçon.

34.

Dante Alighieri. La Divine Commedia. Enfer, I, 1-7.

[Sur le milieu du chemin de la vie, je me trouvai dans une forêt sombre, le droit chemin se perdait, égaré. Ah ! qu’il est dur de dire quelle était, cette forêt sauvage, âpre et infranchissable, dont le seul souvenir réveille la terreur ! Si amère, la mort l’est à peine un peu plus !) La Divine Comédie (Paris, Garnier Frères, 1960). Traduction de Henri Longnon., p.11].

35.

Le thème du voyage dans l’au-delà et des figurations fantastiques est déjà présent dans la littérature classique et médiévale : dans la Bible (Le Livre de Daniel, Ancien Testament et L’Apocalypse de S. Jean), dans L’Enéide (VI livre), Dans Le Somnium Scipionis de Cicéron, dans les Récits Infernaux des Métamorphoses d’Ovide, dans Le Purgatoire de S. Pancrace et dans Le Petit Poème de Giacomino Da Verona. Toutefois, Dante semble loin de ces sources et presque sans prédécesseurs pour le nouveau monde qu’il arrive à construire. Le thème du voyage, comme déplacement dans l’espace, restera constant chez plusieurs écrivains et surtout chez Calvino ; nous parlerons plus en détail du voyage dans l’œuvre de Calvino.

36.

Dante. Paradis, I, 103-120, p. 440. [ Toutes choses au monde ont entre elles un ordre ; et cet ordre est la forme qui fait que l’univers est l’image de Dieu.

Les êtres les plus hauts voient en ceci la marque de l’éternel Pouvoir, qui résume la fin où tend, de toutes parts, l’ordre que je te dis.

Tous les êtres créés sont enclins à cet ordre ; mais chacun l’est à la propre manière voisine plus ou moins du principe commun.

Vers des ports différents sur l’océan de l’être, ils s’acheminent donc ; et chacun d’eux s’y porte selon l’instinct qui lui est concédé :

C’est cet instinct qui porte à la lune le feu, c’est lui qui fait battre les cœurs mortels, et c’est lui qui condense et fait une la Terre.

La Divine Comédie, traduit par Henri Longnon, p. 366].