Arioste et Calvino

Parmi les auteurs classiques dont Calvino s’est inspiré, l’Arioste occupe une place privilégiée et semble être sa source créative. Il déclare en fait explicitement : ‘«’ ‘ Chaque fois que je rouvre le Roland Furieux, je découvre un livre nouveau, dont je ne m’étais pas aperçu auparavant. C’est pour cela que travailler, tout en gardant ouvert devant moi le texte de l’Arioste, a toujours été pour moi une source de stimulation créative ’ ‘»’ 49 . Calvino cite fréquemment l’auteur du Roland Furieux comme les nombreux articles et références contenues dans le recueil Saggi Mondadori le confirmentet comme l’on peut vérifier dans le schéma de Martin Mc Laughlin proposé en annexe.

L’influence de l’Arioste chez Calvino n’est pas passé inaperçue de la critique ; Giorgio Raimondo Cordona dans le texte Fiaba, Racconto e Romanzo 50 rappelle que déjà Pavese avait défini Il sentiero dei nidi di ragno« de savoir ariostesque », et il met en évidence les tendances ariostesques dans l’œuvre de l’auteur ligurien à partir de Il cavaliere inesistente jusqu’à Il castello dei destini incrociati. De même Paolo Grossi, dans un remarquable article Arioste et Calvino, trace les étapes fondamentales de l’itinéraire créatif de Calvino marquées par les lectures et relectures du Roland Furieux. D’après Grossi, dans les années cinquante, l’Arioste représente pour Calvino un monde de fiction aventurière et de fantaisie. L’ariostisme calvinien trouve sa forme la plus haute dans Il cavaliere inesistente, mais selon le critique on trouve cette influence aussi dans d’autres œuvres de cette époque comme par exemple dans les noms des personnages de Marcovaldo. 51 . Dans les années soixante, l’ariostisme de Calvino se transforme en processus combinatoire du structuralisme et de la sémiologie dans Il castello dei destini incrociati pour s’atténuer petit à petit dans le dernier Calvino. Mais selon Grossi, même s’il manque des références explicites dans les derniers essais théoriques, l’Arioste serait quand même à la base des thématiques les plus chères à Calvino dans les Lezioni Americane.

L’influence de l’Arioste chez Calvino est très présente comme le montre l’analyse de Grossi, mais il est important aussi de rappeler le rôle de l’Arioste dans la ligne Arioste-Galilée-Leopardi à laquelle Calvino se sent fortement lié.

Mais pourquoi Calvino serait-il si fasciné par l’Arioste ? On trouve la réponse dans l’essai Tre correnti del romanzo italiano d’oggi dans lequel notre auteurévoque l’Arioste en louant ses qualités:

‘Arioste si plein d’amour pour la vie, si réaliste, si humain…[..], il nous apprend comment l’intelligence vit, aussi et surtout, d’imagination, d’ironie, de soin formel et aussi qu’aucune de ces qualités ne doit être une fin en soi, mais qu’elles peuvent venir à faire partie d’une conception du monde, elles peuvent servir à mieux apprécier les vertus et les vices de l’humanité. Ce sont toutes des leçons actuelles, aujourd’hui nécessaires, à l’époque de cerveaux électroniques et des vols spatiaux. 52

Calvino apprécie chez l’Arioste notamment l’imagination et l’ironie, deux aspects fondamentaux de sa poétique, qu’il a peut-être même hérités de l’auteur du Roland furieux. Mais il souligne surtout l’importance de ces qualités presque indispensables à l’époque actuelle qui apparaît de moins en moins humaine et réelle. Calvino voyait dans l’énergie ariostesque une sorte de force active capable de transformer et de colorier n’importe quel l’aspect négatif la société actuelle. Il semble vouloir transmettre la même volonté à l’action que les chevaliers du Roland Furieux pour nous animer à agir avec intelligence face aux transformations d’une époque en évolution.

Or, il nous semble indispensable souligner les aspects spatiaux dans le Roland Furieux qui frappent Calvino : notamment la présence d’un univers ouvert, fait d’une pluralité de mondes, illimité et «ou on peut se perdre ». À ce propos il est intéressant de citer un passage où Calvino donne sa lecture de l’univers :

‘C’est un univers en soi, où l’on peut voyager de long en large, entrer sortir et se perdre. Que l’auteur fasse passer la construction de cet univers par une suite, un appendice - [..] mais peut être aussi vu comme un signe d’une conception du temps et de l’espace qui rejette la configuration close du cosmos ptolémaïque et s’ouvre illimité vers le passé et l’avenir comme vers une incalculable pluralité des mondes. 53

C’est cet aspect infini, illimité, multiple, qui à notre avis frappe le plus Calvino et l’influencera dans sa conception de l’univers. Autre élément ariosteque très cher à notre auteur semble être le mouvement (et notamment celui en zigzag) qui caractérise le Roland Furieux, ainsi il souligne à plusieurs reprises :

Dès le début le Roland Furieux s’annonce comme le poème du mouvement

[..]un mouvement en ligne brisée, en zigzag

C’est au moyen de ces zigzags 54

Nous pouvons reconnaître de façon évidente les mouvement ou percours à zig zag aussi dans les romans de Calvino, particulièrement dans Marcovaldo et dans La speculazione edilizia (Voir le schéma de Marcovaldo, pages 151-52) qui confirme les profondes affinités de ces deux poètes.

Cette attention aux espaces infinis, aux mouvements en zigzag ainsi qu’une sensation d’ampleur que Calvino identifie chez Arioste se manifestent dans ses œuvres et confirment la présence ariostesque.

Notes
49.

Italo Calvino, Ariosto Geometrico, dans « Italianistica », 3, 1974, p. 157. La même citation est rappelée dans l’essai de Paolo Grossi, Calvino et Arioste. [« Ogni volta che riapro l’Orlando Furioso scopro un libro nuovo di cui prima non m’ero accorto. Perciò lavorare tenendo aperto davanti a me il testo d’Ariosto è sempre per me uno stimolo creativo ». (traduit par nous)]

50.

G. R. Cordona, Fiaba, racconto e romanzo, dans Italo Calvino, Atti del convegno internazionale, (Firenze, Garzanti, 1988), p. 189.

51.

Grossi rapelle que Marcovaldo était un des géants tués par Roland dans le Morgante de Pulci.

52.

Tre correnti del romanzo italiano d’oggi dans Saggi I, p. 75. [« Ariosto così pieno d’amore per la vita, così realista, così umano…..[..], egli ci insegna come l’intelligenza viva anche, e soprattuto, di fantasia, di ironia, d’accuratezza formale, come nessuna di queste doti sia fine a se stessa ma come esse possano entrare a far parte d’una concezione del mondo, possano servire a meglio valutare virtù e vizi umani. Tutte lezioni attuali, necessarie oggi, nell’epoca dei cervelli elettronici e dei voli spaziali. »[Traduit par nous.]

53.

La structure du Roland Furieux, dans La machine littérature, p. 118. [(..) ; è un universo a sé in cui si può viaggiare in lungo e in largo, entrare, uscire, perdercisi. Che l’autore faccia passare la costruzione di questo universo per una continuazione, un’appendice (..) ; ma può pure essere visto come segno di una concezione del tempo e dello spazio che rinnega la chiusa configurazione del cosmo tolemaico, e s’apre illimitata verso il passato e il futuro così come verso una incalcolabile pluralità di mondi. »Saggi I, pp. 761-2.]

54.

Ibidem, p. 118.[ « Fin dall’inizio il Furioso s’annuncia come il poema del movimento (..) movimento a linee spezzate, a zig zag (..) è con questo zig zag … »Souligné par nous. Saggi I, p. 762 ]