Le rapport avec la lune

Dans un intéressant et charmant essai du titre Il rapporto con la luna, Calvino, en répondant à un article de Anna Maria Ortese, paru dans Il Corriere della Sera le 24 décembre 1967, - où elle attribue aux progrès scientifiques une profanation de l’objet céleste qui a inspiré plusieurs poètes - explique sa façon de regarder la lune et nous propose, en même temps, de repenser la lune différemment pour arriver à voir autrement plusieurs choses.

‘Ce qui m’intéresse au contraire est tout ce qui est appropriation vraie de l’espace et des objets célestes, c’est à dire connaissance sortie du notre cadre limité et certainement trompeur, définition d’un rapport entre nous et l’univers extra-humain. La lune, dés l’antiquité, a signifié pour les hommes ce désir, et la dévotion lunaire des poètes s’explique ainsi. Mais est ce que la lune des poètes a quelque chose à voir avec les images laiteuseset criblées de trous que les fusées transmettent ?Peut être pas encore ; mais le fait que nous sommes obligés de repenser la luned’une façon nouvelle nous amènera à repenser autrement beaucoup de chose. 62

Ce qui intéresse Calvino c’est surtout une appropriation vraie de l’espace c’est à dire une connaissance, et il ne se tourne pas vers l’astronomie pour trouver une quelconque certitude ; car il ne faut pas regarder le ciel pour se consoler des « laideurs terrestres ».

Et en effet il est bien loin de chercher des consolations à la réalité en regardant le ciel comme le montrent ses personnages, Palomar en particulier, qui essaie d’avoir une appropriation vraie en multipliant ses yeux afin de disparaître et de se confondre dans l’espace, même parfois en essayant de voir le monde comme le perçoivent les oiseaux :

‘Il essaie de penser au monde tel que le voient les volatiles ; à la différence de lui, les oiseaux ont le vide qui s’ouvre au-dessous d’eux, mais peut être ne regardent-ils jamais en bas, ils ne voient que sur les côtés, planant obliquement sur leurs ailes, et leur regard, comme le sien, où qu’il se dirige, ne rencontre rien d’autre que de toits plus hauts ou plus bas, [..] Ce qui ne leur permet pas de descendre plus bas. . 63

et une autre fois en se dédoublant dans un morceau de monde qui regarde un autre morceau de monde :

‘Par un petit effort de concentration, Palomar réussit à déplacer le monde tel qu’il se trouvait là devant et à le mettre bien en vue à la fenêtre même. Mais alors que reste-t-il au dehors de celle-ci ? Le monde encore, qui en cette occasion s’est donc dédoublé en un monde qui regarde et un monde qui est regardé. Et lui, que l’on nomme aussi «moi », c’est à dire Monsieur Palomar ? N’ est-il pas lui aussi un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde ?  64

Alors que Galilée oriente sa lunette vers les constellations célestes, Calvino le fait vers celles de la terre tout en prenant une certaine distance pour mieux focaliser n’importe quel objet. Pour cette raison Cosimo, le protagoniste de Il barone rampante, se perche dans un arbre et oriente sa lunette vers sa famille et décide de rester sur l’arbre pour s’approprier et en quelque sorte maîtriser l’espace au dessous de l’arbre.

‘«’ ‘ Le problème du Baron perché était celui de trouver la juste distance, pour être présent et en même temps détaché ’ ‘»’ expliquera Calvino dans une interview à Daniele Del Giudice en 1971. 65

Palomar, contrairement à Cosimo, déplace son télescope continuellement de la plage au jardin, des étoiles au zoo, de la terrasse au marché.

Tout ce qu’il découvre, c’est un panorama humain de plus en plus décevant ‘«’ ‘ de rues pleines de gens qui se hâtent et se fraient un chemin à coups de coude sans se regarder ’ ‘»’.

Mais, quand Monsieur Palomar dirige son télescope vers le ciel il essaie presque de s’approprier la planète. Il observe, mais en cherchant à lier son analyse à toutes ses connaissances scientifiques. Par exemple en regardant Saturne, il découvre que la planète est vraiment comme il l’avait appris dans ses lectures :

‘Saturne est vraiment ainsi. Apres l’expédition de « Voyages 2 », monsieur Palomar a suivi tout ce qui a été écrit sur les anneaux : qu’ils sont faits de particules microscopiques ; qu’ils sont faits de blocs de glace séparés par des abîmes ; que les divisions entre les anneaux sont des sillons où tournent des satellites balayant la matière et l’amassant sur les bords, [..] A cette occasion, il est naturel qu’un personne aussi appliquée que monsieur Palomar se soit documentée dans des encyclopédies et des manuels.  66

Monsieur Palomar, donc, observe les planètes et également la lune avec une attitude d’analyse, d’étude et non pas comme une contemplation passive ou pour oublier les problèmes terrestres.

Car Calvino et son alter ego Palomar voudraient que la lune devienne plus réelle en quittant l’image idéale que souvent les hommes en gardent comme il le souligne bien dans la lettre à A. Maria Ortese.

‘Qui aime vraiment la lune ne se contente pas de la contempler comme une image conventionnelle, il veut entrer dans une relation plus proche avec elle, il veut voir plus dans la lune et il veut que la lune dise plus. Le plus grand écrivain de la littérature italienne de tous les siècles, Galilée, dès qu’il commence à parler de la lune, élève sa prose à un certain degré de précision et d’évidence et en même temps de raréfaction lyrique prodigieuse. Et la langue de Galilée fut un des modèles de la langue de Leopardi, grand poète lunaire.. 67

Dans ces quelques lignes ressort de façon évidente la prédilection de Calvino pour Galilée et également le sujet de la lune qui les lie de façon indissociable.

Il est intéressant de voir comme notre auteur loue la prose de Galilée en le définissant le plus grand écrivain de la littérature italienne qui a été le modèle de Leopardi, grand poète lunaire.

Mais, à bien voir, il a été aussi son modèle car si on compare la lettre de Anna Maria Ortese à une lettre que Galilée écrit à Gallanzone Gallanzoni 68 le 16 juillet 1611 nous pouvons remarquer la même façon de montrer la lune différemment grâce aux nouvelles découvertes scientifiques.

‘Hora io di questo istesso corpo lunare, da noi veduto mediante la illuminazione del sole, asserisco il primo, non più per immaginazione, ma per sensata esperienza et per necessaria dimostrazione, che egli è di superficie piena di innumerabili cavità et eminenze, tanto rilevate che di gran lunga superano le terrene montuosità. 69

Après avoir expliqué élégamment les irrégularités lunaires il désapprouve tous les préjugés en déclarant :

‘veramente l’immaginazione è bella ; solo che gli manca il non essere né dimostrata né dimostrabile. 70

Galilée dans cette lettre défend ses nouvelles découvertes scientifiques et les irrégularités de la lune contre l’attitude négative manifestée par les astrologues, et les magiciens de l’époque qui se montraient plutôt méfiants par rapport à ses écrits. Pour cela il suggère de sortir du monde imaginaire, comme le fait Calvino dans la lettre à A.M. Ortese, il lui propose de repenser la lune d’une autre façon et de sortir ‘«’ ‘ de notre cadre limité et certainement trompeur ’ ‘»’.

Nous retrouvons le thème de la lettre à A. M. Ortese dans Il Dialogo sul satellite publié sur Città Aperta enmars 1958. Ici, Calvino, d’un côté souligne l’inquiétude pour les nouvelles découvertes scientifiques et de l’ autre reconnaît l’importance pour l’homme de lettres de se confronter avec la science.

Il précise aussi que Galilée, en changeant le rapport entre la terre et le ciel, a beaucoup influencé notre histoire. Et ainsi les nouvelles découvertes technologiques auraient dû augmenter l’importance de chaque action humaine et ouvrir une nouvelle époque interplanétaire.

‘Je veux qu’elle fasse agir sur la terre. Et penser à l’univers. Je veux qu’elle donne plus de place aux pensées humaines.. 71

Un invitation, donc à réfléchir et à prendre conscience de ce nouvel Univers qu’il définit en expansion dans le dialogue : 72

  • L’espace courbe, est-ce que tu as jamais compris comme il est ?
  • Non, jamais.
  • Et l’univers en expansion ?
  • Mais, une affaire compliquée. 73

Donc, ce que Calvino veut suggérer à Anna Maria Ortese c’est qu’elle devrait sortir de l’image stéréotypée de la lune et s’adapter à la nouvelle culture, aux nouvelles inventions technologiques qui nous aident à découvrir et à concevoir un nouveau concept d’espace.

Les nouvelles conquêtes de l’espace représentent presque une nouvelle époque galiléenne selon l’avis de notre écrivain et permettent ainsi de changer notre conception de l’espace. Nos espaces mentaux changent et en conséquence il faudra connoter la lune autrement et non pas en se réfugiant en elle.

Ainsi, Galilée, dans la lettre à Gallanzone, souligne qu’il est très agréable de voyager dans le monde de l’imagination mais il ajoute qu’il ne faut pas faire abstraction des nouvelles découvertes ; de la même façon Calvino répond à A. M. Ortese.

Les deux lettres semblent écrites avec la même volonté de convaincre qu’il faut se mesurer avec la science et croire en elle, en évitant de se réfugier dans des inquiétudes infondées ; bien que Calvino veuille juste se confronter à la science, comme le fait Monsieur Palomar en regardant les planètes, et comme Galilée veut le faire croire à travers ses découvertes.

Chez tous deux, c’est un nouvel espace qui est défendu, qui s’ouvre et change en même temps l’univers et l’existence.

La lune arrête d’être un corps céleste parfait mais elle apparaît avec des taches, pour Galilée :

‘C’est de la face de la lune qui est tournée vers notre regard que nous parlerons en premier. Pour faciliter la compréhension, j’y distinguerai deux parties, l’une plus claire et l’autre plus obscure. La plus claire semble entourer et infiltrer tout l’hémisphère, tandis que la plus obscure, comme un nuage, teinte la face même et l’imprègne de taches. Ces taches, un peu obscure et assez vastes, sont visibles à tout le monde, et toute époque les a aperçues ; c’est pourquoi nous les appellerons les grandes ou anciennes taches, à la différence d’autres, de moindre grandeur, mais tellement nombreuses qu’elles parsèment toute la surface lunaire, et surtout la partie la plus brillante. Celles-ci, en vérité, n’ont été observées par personne avant nous. De leur examen maintes fois réitéré, nous avons déduit que nous pouvons discerneravec certitude que la surface de la lune n’est pas parfaitement polie, uniforme et très exactement sphérique, comme un armée de philosophe l’ont cru, d’elle et des autres corps célestes, mais au contraire inégale, accidentée, constituée de cavités et de protubérances, pas autrement que la face de la terre elle-même, qui est marquée, de part et d’autre, parles crêtes des montagnes et les profondeurs des vallées. 74

Dans ce passage Galilée déclare la présence de nombreuses taches lunaires, mais surtout l’imperfection de la surface lunaire qui devient comme la terre.

Le scientifique, avec ces affirmations, va contre les croyances cosmologiques de son époque qui voyaient dans la lune un corps céleste parfait, unitaire et incorruptible.

Selon Calvino, dans le langage de Galilée, la lune devient pour les hommes un objet réel, une chose tangible, pour la première fois et il se produit ‘«’ ‘ comme une suspension enchantée ’ ‘»’. 

Notes
62.

Il rapporto con la luna. Dans Saggi I, p. 227. [« Quel che mi interessa invece è tutto ciò che è appropriazione vera dello spazio e degli oggetti celesti, cioè conoscenza : uscita dal nostro quadro limitato e certamente ingannevole, definizione di un rapporto tra noi e l’universo extraumano. La luna, fin dall’antichità, ha significato per gli uomini questo desiderio, e la devozione lunare dei poeti così si spiega. Ma la luna dei poeti ha qualcosa a che vedere con le immagini lattiginose e bucherellate che i razzi trasmettono ? Forse non ancora ; ma il fatto che siamo obbligati a ripensare la luna in modo nuovo ci porterà a ripensare in modo nuovo tante cose ». Traduit par nous.]

63.

Palomar, p. 57 [ « Cerca di pensare il mondo com’è visto dai volatili ; a differenza di lui gli uccelli hanno il vuoto che s’apre sotto di loro, ma forse non guardano mai in giù vedono solo ai lati, librandosi obliquamente sulle ali e il loro sguardo come il suo dovunque si diriga non incontra altro che tetti più alti o più bassi, [..] da non permettergli d’abbassarsi più di tanto » Palomar, p. 55-56]

64.

Palomar, p. 112 [ « Con un piccolo sforzo di concentrazione Palomar riesce a spostare il mondo da lì davanti e a spostarlo affacciato al davanzale. Allora, fuori della finestra cosa rimane ? il mondo anche lì, per l’occasione si è sdoppiato in mondo che guarda e mondo che è guardato. E lui, detto anche « io », cioè il signorPalomar ? non è anche lui unpezzo dimondo che sta guardando un altro pezzo di mondo ? » Palomar, p. 116.]

65.

Saggi II, dans Pagine Autobiografiche, p. 2828 « La luna sarebbe un buon punto di osservazione per guardare la terra da una certa distanza. Trovare la distanza giusta per essere presente e insieme distaccato : era questo il problema del Barone Rampante. Ma son passati vent’anni, mi è sempre più difficile situarmi nella mappa degli atteggiamenti mentali dominanti. E ogni altrove è insoddisfacente ..». [ « La lune serait un bon point d’observation pour regarder la terre depuis une certaine distance. Trouver la distance juste pour être présent et en même temps détaché : c’était le problème du Baron perché. Mais vingt années ont passé. Il m’est de plus en plus difficile de me situer sur la carte des attitudes mentales dominantes. Et tout « ailleurs » est insatisfaisant .. » traduit par Jean Paul Manganaro, dans Ermite à Paris, p.105.

66.

Palomar , p. 44.

[« Saturno è veramente così. Dopo la spedizione del « voyager 2 » il signor Palomar ha seguito tutto ciò che s’è scritto degli anelli ; che sono fatti di particelle microscopiche ; che sono fatti di scogli di ghiaccio separati da abissi ; che le divisioni tra anelli sono solchi in cui ruotano i satelliti spazzando la materia e addensandola ai lati, [..] Per l’occasione è naturale che una persona diligente come il signor Palomar si sia documentata su enciclopedie e manuali. ». Palomar, pp. 40-1]

67.

Saggi I, p. 223. [ « Chi ama la luna davvero non si contenta di contemplarla come un’immagine convenzionale, vuole entrare in un rapporto più stretto con lei, vuole vedere di più nella luna, vuole che la luna dica di più. Il più grandescrittore della letteratura italiana d’ogni secolo, Galileo, appena si mette a parlare della luna innalza la sua prosa a un grado di precisione ed evidenza ed insieme di rarefazione lirica prodigiosa. E la lingua di Galileo fu uno dei modelli della lingua di Leopardi, gran poeta lunare…» Traduit par nous.]

68.

Gallanzone Gallanzoni, courtisan, à Rimini, du cardinale Francesco di Joyeuse. Il avait envoyé une lettre à Galilée en demandant des explications.

69.

Franz Brunetti, Opere di Gallileo, (Torino, classsici Utet, 1964), p. 893.

70.

Ibidem, p. 894.

71.

Ibidem. [« Voglio che faccia operare sulla terra. E pensare all’universo. Voglio che dia più spazio ai pensieri umani».Traduit par nous.]

72.

Toutefois l’attitude de Calvino envers le monde scientifique semble parfois être un peu plus prudent ou plutôt contradictoire, comme, par exemple, nous pouvons l’observer dans l’essai Il tramonto della luna où l’auteur déclare insuffisante la tentative trop chère par rapport à l’inquiétude qui tenait dans l’angoisse le monde entier.Il y a presque un évanouissement, des découvertes, une conquête qui, comme il le précise, n’a pas changé le monde comme l’ont fait les caravelles de Colomb. Et voici que nous nous retrouvons presque face à une négation de ce qui semblait un très grand événement. En vérité, Calvino ne nie pas cet événement, mais il veut bien souligner qu’il n'a pas changé le monde, ou plutôt la vision du monde.

73.

Dialogo sul satellite, dans RRIII, p. 233. [«  Dì, tu : lo spazio curvo, hai mai capito com’è ?- no, mai. - E l’universo in espansione ? - Ma, una faccenda complicata ». Traduit par nous. Voir Annexe pag. 332.]

74.

Le messager des étoiles, pp. 119 - 120. [« Cominciamo dunque a parlare della faccia lunare che è rivolta al nostro sguardo, la quale, per più facile comprensione, io distinguo in due parti, più chiara e più oscura. La più chiara per circondare e cospargere di sé tutto l’emisfero ; la più oscura invece, offusca a guisa di nuvola la faccia stessa e la fa apparire macchiata. Ora queste macchie, alquanto oscure e abbastanza ampie, sono visibili ad ognuno, e sempre in ogni epoca furono scorte ; e perciò le chiameremo grandi, o antiche, a differenza di altre macchie, minori per ampiezza, ma così fitte, da ricoprire tutta la superfice lunare, e specialmente la parte più lucente. Queste invero da nessuno furono osservate prima di noi ; e dalle più volte ripetute ispezioni di esse siamo giunti alla convinzione che la superficie della luna non è affatto liscia, uniforme e di sfericità esattissima, come di essa luna e degli altri corpi celesti una numerosa schiera di filosofi ha ritenuto, ma al contrario, diseguale, scabra, ripiena di cavità e di sporgenze, non altrimenti che la faccia stessa della terrra, la quale si differenzia qua per catene di monti, là per profondità di valli. »Siderius Nuncius, dans Opere di Galileo, (Torino, Utet, 1964), p. 281]