Leopardi

Calvino dessine une ligne Arioste-Galilée-Leopardi 92 comme une des plus importantes de notre littérature et indique aussi la vocation profonde de la littérature italienne à construire une image de l’univers à travers la parole littéraire que lui même aurait voulu suivre.

Or, en suivant cette ligne, nous avons observé l’image de l’univers construite par Dante dans la Divine Comédie, selon la pensée de son époque, le monde ouvert du Roland Furieux conséquence d’une vision anthropocentrique, chez l’ Arioste et enfin les descriptions lunaires de Galilée qui ont changé le rapport entre la terre et le ciel et également influencé la vision du monde dans les siècles suivants.

Il nous reste maintenant à analyser Leopardi, ses espaces infinis pour pouvoir, enfin, les comparer à ceux de Calvino.

Notre but sera de reconstruire l’image de l’univers de notre auteur, tout en sachant qu’il ne faut pas chercher des images globales, complètes, comme celles de Dante, mais des fragments d’images comme le montrent les différents chapitres de Palomar. Et à ce moment-là on pourra se demander quelles images se cachent derrière ces fragments.

Le gecko, le brin d’herbe, la pantoufle dépareillée représentent un côté de la médaille, dont l’autre face semble impossible à retrouver. La seule possibilité de reconstruction semble être la collection comme Calvino le fait dans la recueil Collection de Sable mais il tombe dans une « fièvre classificatoire » à lui très chère, selon l’aveu de l’auteur : ‘«’ ‘ C’est là une obsession dévorante, destructrice, qui suffit à me bloquer. Pour la combattre, j’essaie de limiter le champ de mon propos, puis de le diviser en champs plus restreints, puis de le subdiviser encore, et ainsi de suite. Un autre vertige me saisit alors, celui du détail du détail du détail, me voilà aspiré par l’infinitésimal, par l’infiniment petit, tout comme je me dispersais auparavant dans l’infiniment vaste ’ ‘»’ ‘.’ 93

Notre auteur semble toujours chercher une correspondance quelconque entre le macrocosme et le microcosme pour retrouver l’harmonie perdue.

Donc, plutôt que de rassembler les images éparpillées qui se présentent à leur regard, les personnages calviniens les soumettent à une analyse ultérieure de plus en plus détaillée et aigue.

Peut être, car, au moment où l’être humain croyait avoir découvert un univers dans sa totalité, avoir visité la lune, avoir mieux exploré tout le monde, il a perdu l’essentiel du quotidien, le moindre espace qu’il occupe chaque jour.

Alors, il est possible que, pour cela, Monsieur Palomar perde la maîtrise du milieu environnant, en observant le ciel, quand il devient objet d’observation et de dérision du sujet qu’il était. C’est comme si l’espace occupé lui échappait :

‘Monsieur Palomar entend un murmure. Il regarde autour de lui : à quelque pas s’est formée une petite foule qui observe ses mouvements comme les convulsions d’un dément. 94

Donc, chez Calvino il manque une description, une image de l’univers, car il se limite à tracer, à dessiner, des parcours, des sentiers, des étapes, des chemins fragmentés en somme qui semblent une quête, une recherche de connaissances continues.

Alors c’est à nous d’essayer de reconstruire un de ses voyages et si, comme l’auteur le suggère, le monde doit se lire à l’envers :

‘Voici donc pour finir son visage devenu serein et lumineux, l’œil limpide comme il n’était pas même dans l’exercice de ses raisons d’autres fois. Que dit-il ? Il dit : - laissez - moi comme ça. J’ai fait le tour et j’ai compris. Le monde se lit à l’envers. Voilà. 95

C’est de cette façon que nous lisons son œuvre.

Nous avons déjà souligné comment Calvino s’est nourri chez Galilée pour ce qui concerne la précision du langage, l’imagination poétique scientifique, la construction de conjectures. Et nous pensons aussi que Calvino a été beaucoup influencé par Galilée à savoir se confronter avec de nouvelles découvertes scientifiques et aussi à orienter son télescope en observant, avec une méticulosité scientifique, chaque phénomène humain ou non. Ou même à faire agrandir tout ce qui est petit - le gecko , le brin d’herbe- et inversement à rapetisser le grand – les corps célestes ou la vague dans la mer.

Nous pourrons définir monsieur Palomar comme un Galilée en continuelle observation, comme son nom l’indique, et étendre le parallélisme jusqu’à Marcovaldo qui est un Galilée un peu plus distrait mais, lui aussi, bien que de façon plus naïve, se confronte continuellement avec un nouveau monde étrange à ses yeux.

Un monde, qui est le produit de la nouvelle société industrialisée, mais, dans lequel Marcovaldo ne se résigne pas à chercher et à faire survivre un morceau de nature comme un lapin vénéneux, des faux champignons, ou l’image de la lune offusquée et presque couverte par celle des enseignes lumineuses.

Même ce personnage, donc, comique et pathétique, construit avec une grande habileté par notre auteur, observe, recherche, compare toutes les conséquences du nouveau monde industriel en essayant de concilier et de faire survivre la nature dans la ville.

Si, derrière les personnages calviniens, il y a l’attitude scientifique de Galilée qui consiste à orienter le télescope vers les phénomènes naturels, il n’y manque pas non plus la présence et la connaissance du grand poète, Giacomo Leopardi, surtout quand ces personnages ci orientent le télescope vers les aspects les plus profonds, le plus cachés de leur personnalité.

Amerigo Ormea - protagoniste du roman La giornata di uno scrutatore - représente l’exemple, à notre avis, le plus important, (mais aussi Kublai-Khan, Palomar et les autres) de cette analyse de la propre géographie intérieure qui est en même temps une analyse universelle d’un monde infiniment immense où l’individu a perdu sa place et se sent infiniment petit et surtout impuissant face à une « nature marâtre ». 96

Toutefois avant d’entrer dans une analyse plus détaillée, des univers leopardien et calvinien, dirigeons notre attention vers la conception de l’espace de l’époque de Leopardi et vers les espaces infinis, très chers à Calvino.

Notes
92.

Due interviste su scienza e letteratura, Saggi p. 232, « [..] possiamo segnare una linea Ariosto-Gallileo-Leopardi come una delle linee di forza della nostra letteratura. »

93.

Leçons Américaines, p. 114.

94.

Palomar, p. 51. [« Il signor Palomar sente un sussurro. Si guarda intorno : a pochi passi da lui s’è formata una piccola folla che sta sorvegliando le sue mosse come le convulsioni d’un demente. » Palomar, p. 48] 

95.

Le château des destins croisés, p. 40. [ « E finalmente ecco il suo viso diventato sereno e luminoso, l’occhio limpido come neppure nelle’esercizio delle sue ragioni passate. Cosa dice ? Dice : - Lasciatemi così. Ho fatto tutto il giro e ho capito. Il mondo si legge all’incontrario. » Calvino Romanzi e Racconti, p. 532. Souligné par nous]

96.

Leopardi dans ses œuvres a beaucoup réfléchi sur le concept de la nature, en l’appelant benigna, dans un premier temps, car il la considérait distincte du mécanisme qui détermine la condition des êtres humaines. Mais dans un deuxième moment la nature est la même réalité et pour cela appelée matrigna (marâtre) Voir la poésie A Silvia : « O natura, o natura perché non rendi poi quel che prometti allor ? Perché di tanto inganni i figli tuoi ?… » et aussi Dialogo della natura e di un Islandese.