L’infini de Leopardi

Grosser dans le texte Narrativa 97 observe comment aux XVe et XVIe siècles, parallèlement à la construction d’une mentalité scientifique et aussi à la diffusion de la presse et donc des illustrations, émergeait une perspective dominée principalement par la vue. Et, en quelque sorte se développait une culture de la vision qui avait comme conséquence la production d’images plus fidèles à la réalité. Grosser ajoute aussi que les conséquences de cette nouvelle culture, dans le monde littéraire, ne se montrent pas en 1600 ou en 1700 mais directement dans le romantisme qui rassemble l’héritage de cette modalité analytique d’observation du réel.

En Italie Alessandro Manzoni ouvre cette nouvelle saison littéraire dans la prose, et Giacomo Leopardi, avec ses espaces infinis, dans la poésie. Bien que les innovations de Manzoni soient déterminantes pour sa façon de scruter et d’interpréter les signes d’une nouvelle réalité en mouvement nous nous intéresserons surtout à Leopardi parce que plusieurs thématiques le lient à notre auteur.

Selon Grosser, différentes conceptions de l’espace et de l’univers qui donnent des représentations sous forme de fini/infini, apparaissent à partir des XVIe et XVIIe siècles, quand le modèle cosmologique de Ptolémée est abandonné pour celui de Copernic : c’est à dire pour une vision de l’espace infini qui voit la terre comme un élément marginal.

A cette vision correspond un doute, une incertitude, car on ne se trouve plus dans une position privilégiée, au centre de l’univers, dans un monde, en somme, où tout correspond à un dessein providentiel. Et pour cela l’univers infini devient métaphore d’une angoisse existentielle, d’un doute, d’une incertitude qui dérivent de l’effondrement de la confiance en l’idée de se trouver au centre de l’univers.

A ce propos, Paolo Zellini dans son livre , Breve storia dell’infinito, par ailleurs très apprécié par Calvino, souligne la négativité de l’infini dans l’époque moderne :

‘Dans l’époque moderne Spinoza, Hegel et Leopardi saisirent la négativité de l’infini potentiel en le rapportant au désir et à l’imagination. Spinoza appela le faux infini infini de l’imagination et Leopardi écrivait que l’infini est un « produit de notre imagination, de notre petitesse, et à la fois de notre orgueil … un rêve et non pas une réalité » parce que « nous n’avons aucune preuve de son existence, même pas par analogie ». 98

Paolo Zellini définit l’infini de Leopardi comme un produit de l’imagination et cite certain passages de Lo Zibaldone qui justifient cette affirmation :

‘Non seulement la faculté cognitive ou celle d’aimer, mais aussi l’imaginatif n’est pas capable de concevoir l’infini ou de concevoir infiniment, mais seulement de l’indéfini, et de concevoir indéfiniment. Cette chose nous charme parce que l'âme, ne voyant pas les limites, reçoit l’impression d’une sorte d’infinité. 99

Donc l’imagination est capable de concevoir l’indéfini plutôt que l’infini.

Calvino, au contraire de Zellini, dans la leçon Esattezza, en ce qui concerne l’infini de Leopardi ne parle pas d’une négativité mais plutôt d’une sorte de répulsion et d’attraction. Et il indique Il cantico del gallo silvestre comme le cantique où c’est l’univers entier qui se perd et qui disparaît et où l’épouvantable et l’inconcevable sont l’existence et non pas le vide infini :

‘le Cantico del gallo silvestre (le Cantique du coq de bruyère), où l’univers entier s’éteint et disparaît : (..) « un silence nu et la paix la plus profonde empliront l’espace immense. Ainsi, l’admirable et terrifiant mystère de l’existence universelle, loin d’être nommé et compris, se volatilisera et se perdra ». Où l’on voit que le terrifiant et l’inconcevable ne sont pas du côté du vide infini, mais de l’existence. 100

Mais nous pouvons chercher une meilleure explication du concept d’infini dans le poème homonyme l’infinito 101  . Le poète, protégé par une haie au delà de laquelle on ne voit que le ciel, éprouve peur et plaisir en s’imaginant des espaces infinis :

‘Ma sedendo e mirando, interminati
spazi di là da quella, e sovrumani
silenzi, e profondissima quiete
io nel pensier mi fingo ; ove per poco
il cor non si spaura. E come il vento
odo stormir tra queste piante, io quello
infinito silenzio e questa voce
vo comparando : e mi sovvien l’eterno,
e le morte stagioni, e la presente
e viva, e il suon di lei.
Così tra questa immensità
s’annega il pensier mio :
e il naufragar m’è dolce in questo mare. 102

Dans cet infini évoqué par l’imagination le cœur se trouble et s’égare comme indique le vers ove per poco il cor non si spaura et l’être humain face à cette infinité d’espace et de temps devient petit et éprouve un sentiment d’angoisse et d’égarement.

Mais, dans le dernier vers l’angoisse semble disparaître, dominée par une sensation de plaisir à naufragar (s’abîmer)dans cette mer infinie.

La sensation que l’infini suscite est donc de peur et de plaisir en même temps et une sorte d’attraction et de répulsion. Puisque comme Calvino l’affirmait : ‘«’ ‘ Pour un hédoniste malheureux, comme l’était Leopardi, l’inconnu a toujours plus de séduction que le connu ; seuls l’imagination et l’espoir peuvent apaiser une expérience aussi décevante que douloureuse. L’homme projette alors son désir dans l’infini, n’éprouvant plus de plaisir que s’il peut l’imaginer sans fin. ’ ‘»’ 103

Toujours dans la leçon Esattezza, Calvino, essaie de donner une explication au sens de l’infini de Leopardi :

‘En réalité, le problème auquel Leopardi fait face est spéculatif et métaphysique, c’est un problème qui de Parménide à Kant, en passant par Descartes, domine l’histoire de la philosophie : le rapport entre l’idée d’infini comme espace absolu et temps absolu, d’une part, et d’autre part notre connaissance empirique de l’espace et du temps. Leopardi part donc de la rigueur abstraite d’une idée mathématique de l’espace et du temps, pour la confronter à la vague fluctuation de sensations indéfinies. 104

Mais si Leopardi part de la rigueur abstraite d’une idée mathématique de l’espace et du temps, nous pouvons observer que même Calvino dans la construction du grand atlas que sont les Città invisibili 105 part d’un idée presque mathématique de l’espace – dans la structure du texte - pour la confronter avec la sensation indéfinie de Kublai Kan.

L’empire de Kublai est infini et indéfini en même temps et il est mesuré grâce au récit et aux sensations de Marco Polo. Et l’esprit de géométrie de Calvino dans la structure à cornice (cadre ) du texte semble vouloir circonscrire, enfermer l’espace comme la haie dans le poème de Leopardi et permettre aussi d’infinies possibilités de lectures :

Si Les villes invisibles reste celui de mes livres où je crois avoir dit le plus de choses, c’est parce que j’ai pu concentrer en un unique symbole toutes mes réflexions, toutes mes expériences, toutes mes conjectures ; et parce que j’ai construit une structures à facettes où chaque court texte, côtoyant le voisin sans que leur succession implique un rapport causal ou hiérarchique, se trouve pris dans un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles 106

Dans cette structure à facettes se résume la structure de l’univers de notre auteur avec plusieurs possibilités de lecture.

Notes
97.

H. Grosser, Narrativa, (Milano, Principato, 1988).

98.

Paolo Zellini, Breve storia dell’infinito, (Milano, Adelphi Edizioni, 1980), p. 26. [« In epoca moderna Spinoza, Hegel e Leopardi colsero la negatività dell’infinito potenziale rapportandolo al desiderio e all’immaginazione. Spinoza chiamò il falso infinito infinito dell’immaginazione e Leopardi scrisse che l’infinito è un "parto della nostra immaginazione, della nostra piccolezza a un tempo e della nostra superbia…..un sogno non una realtà" perché "niuna prova abbiamo noi dell’esistenza di esso, neppure per analogia" ». Traduit par nous]

99.

Ibidem. [« Non solo la facoltà conoscitiva o quella di amare, ma neanche l’immaginativa è capace dell’infinito, o di concepire infinitamente, ma solo dell’indefinito, e di concepire indefinitamente. La qual cosa ci diletta perché l’anima non vedendo i confini, riceve l’impressionedi una specie di infinità »,] Traduit par nous.

100.

Leçons Américaines, p. 113. [« Il cantico del gallo silvestre, dov’è l’intero universo a spegnersi e a sparire : « un silenzio nudo e una quiete altissima, empieranno lo spazio immenso. Così questo arcano mirabile e spaventoso dell’esistenza universale, innanzi di essere dichiarato nè inteso si dileguerà e perderassi ». Dove si vede che lo spaventoso e l’inconcepibile sono, non il vuoto infinito ma l’esistenza. »Saggi I, p. 686.]

101.

Poème composé en 1819 le plus célèbre et le plus beau du poète.

102.

L’infinito : [ Giacomo Leopardi œuvres, (Paris, Del Duca, 1964), traduit par F. A. Alard, PH. Jaccottet et G. Nicole :

Mais demeurant et contemplant j’invente

Des espaces interminables au-delà, de surhumains

Silences et une si profonde

Tranquillité que pour un peu se troublerait

le cœur. Et percevant

le vent qui passe dans ces feuilles – ce silence

infini, je le vais comparant

à cette voix, et me souviens de l’éternel,

de saisons qui sont mortes et de celle

qui vit encore, de sa rumeur. Ainsi

dans tant d’immensité ma pensée sombre, et m’abîmer m’est doux en cette mer.]

103.

Leçon Américaines, p. 108.

104.

Leçons Ameriçaines, pp. 108-109. [« In realtà il problema che Leopardi affronta è speculativo e metafisico, un problema che domina la storia della filosofia da Parmenide a Descartes a Kant : il rapporto tra l’idea d’infinito come spazio assoluto e tempo assoluto, e la nostra cognizione empirica dello spazio e del tempo. Leopardi parte dunque dal rigore astratto d’un’ idea matematica di spazio e di tempo e la confronta con l’indefinito, vago fluttuante delle sensazioni ». Saggi I, p. 682].

105.

Le Città invisibili, roman publié en 1970, représente un texte complexe fait de souvenirs, désirs, rêves et reprend comme modèle le Million de Marco Polo. Calvino dans l’index désigne la progression logique avec laquelle le thème du début avance jusqu’à disparaître. Dans le texte apparaissent 9 subdivisions narratives, chacune comprend une introduction et une conclusion où l’auteur se dédouble dans la figure de Kublai-Kan et Marco Polo. Le texte présente 55 récits de villes regroupés en 11séries thématiques (mémoire, désir, signes, échanges, regard, nom, morts, ciel, ou encore villes effilées, continues et cachées).

106.

Leçons Américaines, p. 118. [ « Il mio libro in cui credo di aver detto più cose resta Le città invisibili, perché ho potuto concentrare su un unico simbolo tutte le mie riflessioni, le mie esperienze, le mie congetture ; e perché ho costruito una struttura sfaccettata in cui ogni breve testo sta vicino.»Saggi I, p. 690].