L’infini chez Calvino

Dans ses dernières années, Calvino s’intéressait beaucoup à l’astronomie, comme il l’avoue dans une lettre à Domenico Rea 107 et la composition des Les Cosmicomique 108 en représente un témoignage. Mais surtout il est fasciné et intrigué par l’idée de l’infini. Passion confirmée par la lecture et relecture du livre : La breve storia dell’infinito de Paolo Zellino.

‘Parmi les livres italiens de ces dernières années, celui que j’ai le plus lu, relu et médité est La breve storia dell’infinito de Paolo Zellini (Milan, Adelphi, 1980) : après un rappel de la célèbre invective de Borges contre l’infini, ce « concept qui corrompt et altère tous les autres », l’ouvrage passe en revue tous les débats sur le sujet, pour aboutir en fin de compte à une inversion de l’infini, dont l’extension se dissout dans la densité de l’infinitésimal. 109

Le charme pour l’infini, au delà d’être avoué dans ces lectures est bien représenté dans les œuvres en particulier dans certains récits de Palomar et dans le monde infini de les Città invisibili tout en sachant que les autres œuvres - Le Cosmicomiche, Il Castello dei destini incrociati, Collezioni di sabbia - y font aussi référence, mais c’est aux premières que nous nous intéressons.

Le roman qui semble le mieux exprimer cette infinité de l’univers et cette incapacité de l’individu de le capturer dans sa totalité est Le città invisibili.

Les villes invisibles semblent résumer l’idée de l’univers infini du grand cosmologue visionnaire, Giordano Bruno, 110 qui voyait l’univers infini mais composé d’innombrables mondes qui ne sont pas totalement infinis. Parce que la structure du texte à grille semble vouloir résumer, presque enfermer, encercler, toutes les villes du monde - qui sont infinies - dans un univers fini. La ville, à part l’effet d’exprimer au mieux ‘«’ ‘ la tension entre la rationalité géométrique et l’enchevêtrement d’existences humaines ’ ‘»’, 111 reproduit un hypothétique microcosme d’un macrocosme comme est l’empire de Kublai.

Un empire d’une immense ampleur difficile à gérer au point que le empereur même est « celui qui est étranger à chacun de ses sujets » tellement il est infini.

Les villes invisibles représentent au mieux ce monde infini de notre auteur mais plutôt qu’un monde infini nous pouvons aussi l’appeler un univers avec des limites labiles et interchangeables comme cela se présentait à l’imagination de Kublai :

‘Dans l’esprit du Kan, l’empire se reflétait sur un désert de dates éphémères et interchangeables comme des grains de sable desquels émergeaient pour chaque ville et province les figures évoquées par les logogriphes du Vénitien. 112

L’empire de Kublai semble vouloir reproduire l’univers que nous habitons chaque jour et dans lequel nous sommes égarés car il est impossible de le connaître, dans sa totalité, et surtout d’arriver à déchiffrer tous les emblèmes, ce qui était aussi compliqué pour l’empereur :

‘Peut-être que l’empire, pensa Kublai, n’est rien d’autre qu’un zodiaque des fantasmagories de l’esprit. _ Le jour où je connaîtrai tous les emblèmes, demande-t-il à Marco, saurai-je enfin posséder mon empire ? Et le Vénitien : _ Sire, ne crois pas cela : ce jour-là tu seras toi-même emblème parmi les emblèmes. 113

Un univers, donc, difficile à posséder, à maîtriser et même l’esprit est incapable de le concevoir et, par conséquent, il est destiné à rester un emblème parmi les emblèmes.

Dans une présentation du texte Calvino explique que le seul parcours que l’on peut suivre dans le texte est celui entre le lieu et leurs habitants et il affirme également que les villes invisibles sont un rêve qui naît du cœur des villes invisibles :

‘Je pense avoir écrit une sorte de dernier poème d’amour aux villes, au moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Nous nous approchons peut-être d’un moment de crise de la vie urbaine, et Les villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invisibles,. On parle actuellement avec la même insistance de la destruction du milieu naturel et de la fragilité des grands systèmes technologiques qui peut entraîner des dégâts en série, paralysant des métropoles entières. La crise de la ville trop grande est le revers de la crise de la nature. L’image de la « mégalopolis », la ville continue, uniforme, qui recouvre le monde, domine aussi mon livre. 114

Non seulement le problème de l’espace en général représente une inquiétude très importante et constante chez notre auteur mais surtout le problème de l’espace urbain qui pourrait amener à une crise de la nature. Et, en fait, ce thème, nous le retrouvons dans plusieurs œuvres des années 60 : Marcovaldo, La Speculazione Edilizia et encore La Nuvola di Smog qui signalent en quelque sorte une dénonciation de la ville comme mégalopole artificielle qui est en train de couvrir et donc de détruire le peu de monde naturel qui restait.

D’abord, cette dénonciation se manifeste comme une incapacité de l’habitant (Marcovaldo) à vivre et à se sentir à l’aise dans ce nouveau monde et ensuite avec la constatation de la métamorphose subie dans les paysages naturels et humains (La speculazione edilizia) et enfin avec le péril de la pollution (La nuvola di smog). 115

Mais dans Les villes invisibles cette dénonciation devient plus cachée, Calvino ne parlera plus des villes invivables mais seulement des villes invisibles parce qu’elles pourraient exister mais elles sont, en fait, des espaces mentaux et non pas géographiques :

‘A présent, à partir de chaque ville que Marco lui décrivait, l’esprit du Grand Khan partait pour son propre compte et, la ville une fois démontée pièce à pièce, il la reconstruisait d’une autre façon, par substitutions, déplacements, interversions de ses ingrédients. 116

Les villes n’ont donc pas de noms, de lieux, elles sont un ensemble de mémoire et de désir :

‘Les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoires, de désirs, de signes, d’un langage ; les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs. 117

Calvino reprend ici le concept leopardien de l’infini temporel dans le passé et le futur sous forme de souvenir (ricordo) et d’attente ( desiderio).

L’infini temporel sous l’aspect d’attente et de souvenir représente un des sujets les plus importants chez Leopardi.

Dans le Zibaldone le poète avait souvent réfléchi sur la valeur du plaisir car l’âme humaine aspire à être heureuse mais le plaisir semble n’être que passé ou futur et jamais présent.

Les poèmes Il sabato del villaggio (qui narre la préparation souriante d’une soirée de samedi) et La quiete dopo la tempesta (qui montre un bref moment de la vie d’un village après une tempête) montrent la raison pour laquelle il ne peut pas exister de véritable plaisir pour un être vivant s’il n’est pas infini. Donc, le plaisir possible n’existe que dans le futur sous forme d’espoir et d’attente comme le samedi par rapport au dimanche :

‘Questo di sette è il più gradito giorno,
pien di speme e di gioia :
diman tristezza e noia
recheran l’ore 118 ………’

Ou comme libération d’un angoisse mortelle, dans La quiete dopo la tempesta, où revient le plaisir de la vie, mais il s’agit d’une joie vaine qui naît d’une crainte passée :

Piacere figlio d’affanno ;
gioia vana, ch’è frutto
del passato timore…… 119 .’

Aussi dans les Villes invisibles le sujet passé futur est très présent :

‘_Tu voyages pour revivre ta vie passée ? c’était à ce point la question du Khan, qui pouvait encore se formuler de cette façon : _Tu voyages pour retrouver ton avenir ?et la réponse de Marco :_L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas. 120

Marco aussi parle souvent de passé vrai ou hypothétique et de toute façon infini comme l’ailleurs qu’il n’a pas eu qu’il n’aura pas, mais qu’il cherche :

‘Si je te dis que la ville à laquelle tend mon voyage est discontinue dans l’espace et le temps, plus ou moins marquée ici ou là, tu ne dois pas en conclure qu’on doive cesser de la chercher. 121

Et en fait il parle de villes qu’on ne voit pas et qui sont discontinues dans le temps et dans l’espace mais qui pourraient exister, et qui restent de toute façon invisibles-indéfinies et pour cela fascinantes.

L’empire infini de Kublai devient donc indéfini car on le percevait sans le connaître et, en étant inconnu, il est toujours plus intrigant et séduisant que le connu.

L’infini devient indéfini même quand Marco dit à Kublai qu’il faut trouver au milieu de l’enfer ce qui ne l’est pas et le faire durer et le donner de l’espace :

‘L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façon de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. 122

Derrière les dialogues de Marco et Kublai on ressent l’héritage de la pensée de Leopardi et de son concept de l’infini comme variété, comme incertitude de ne pas voir la totalité et, en conséquence, de se perdre dans l’imagination.

En écrivant Le città invisibili Calvino n’a pas seulement présent à l’esprit le poème l’infinito mais également plusieurs passages du Zibaldone qu’il cite lui-même dans les: Lezioni Americane :

‘Cette même lumière est pleine d’agrément et de sentiment lorsqu’on la voit dans les villes où les ombres la découpent, où l’obscur contraste en maint lieu avec le clair, où la lumière en maint endroit se dégrade peu à peu, comme sur les toits, où certains renfoncements nous dissimulent l’astre lumineux. Etc., etc. A ce plaisir contribuent la variété, l’incertitude, l’impossibilité de voir tout, et par conséquent la latitudedonnée à l’imagination, quant aux objet que l’on ne voit pas. 123
Notes
107.

Dans la lettre à Domenico Rea (Torino, 13 mai 1964) il avoue : « da un po’ di tempo in qua leggo solo libri di astronomia. Ho fatto un’eccezione per Pomilio, ma non è valsa a scuotermi di dosso la massiccia stanchezza per la letteratura, [..] Naturalmente non ne parlo con nessuno » Ici on ne ressent pas seulement la fatigue pour la littérature mais aussi la passion pour les lectures d’astronomie confirmée quelques mois après par la publication des premières Cosmicomiche : La distanza della luna, Sul far del giorno, Un segno nello spazio, Tutto in un punto.

108.

Le Cosmicomiche, œuvre publié en 1964 très importante pour le thème de la lune.

109.

Leçons Américaines, p. 115. [«Tra i libri italiani degli ultimi anni quello che ho letto e riletto e meditato è la Breve storia dell’infinito di Paolo Zellini (Milano, Adelphi 1980) che s’apre con la famosa invettiva di Borges contro l’infinito, « concetto che corrompe e altera tutti gli altri », e prosegue passsando in rassegna tutte le argomentazionisul tema, col risultato di dissolvere e rovesciare l’estensione dell’infinito nell’intensità dell’infinitesimo »,  Saggi I, p. 687]

110.

Référence dans la Leçon Exactitude, p. 115. Pour la vision de l’univers infini, Calvino, a sûrement été influencé par Giordano Bruno, lequel a été le premier à affirmer l’aspect infini de l’univers d’une façon positive et dans une époque où cette conception étais une folie. Yves Hersant- dans la conférence A la découverte d’Italo Calvino – a relevé plusieurs points en commun entre Calvino et Bruno L’idée de l’imagination comme âme du monde, la fascination pour la combinatoire et enfin la vocation cosmologique.

111.

Leçons Américaines, p. 118.

112.

Les villes invisibles, p. 30. [« Nella mente del Kan l’impero si rifletteva in un deserto di dati labili e intercambiabili come grani di sabbia da cui emergevano per ogni città e provincia le figure evocate dai logogrifi del veneziano ». RRII, p. 374]

113.

Les villes invisibles, p. 31. [« Forse l’impero, pensò Kublai, non è altro che uno zodiaco di fantasmi della mente. –Il giorno in cui conoscerò tutti gli emblemi, - chiese a Marco, -riuscirò a possedere il mio impero, finalmente ? E il veneziano : -Sire, non lo credere : Quel giorno sarai tu stesso emblema tra gli emblemi. »RRII. p. 374.]

114.

Préface à Les villes invisibles. Traduit de l’italien par Martine Van Geertruyden. [« Penso d’aver scritto qualcosa come un ultimo poema d’amore alle città, nel momento in cui diventa sempre più difficile viverle come città. Forse ci stiamo avvicinando a un momento di crisi della vita urbana, e Le città invisibili sono un sogno che nasce dal cuore delle città invivibili. Oggi si parla con eguale insistenza della distruzione dell’ambiente naturale quanto della fragilità dei grandi sistemi tecnologici che può produrre guasti a catena, paralizzando metropoli intere. La crisi della città troppo grande è l’altra facciadella crisi della natura. L’immagine della « megalopoli », la città continua, uniforme, che va coprendo il mondo, domina anche il mio libro »Calvino Romanzi e Racconti, p. 1362.] L’original anglais de ce texte (retraduit ensuite en italien par l’auteur) a été écrit par Calvino pour une conférence tenue le 29 mars 1983 à New York.

115.

Ces trois derniers romans sont aussi appelés La trilogia industriale car il traitent les thèmes - problèmes liés à la nouvelle société industrialisée.

116.

Les villes invisibles, p. 55. [« Adesso, da ogni città che Marco gli descriveva, la mente del GranKan partiva per suo conto, e smontata la città pezzo per pezzo, la ricostruiva in un altro modo, sostituendo ingredienti, spostandoli, invertendoli. « Calvino Romanzi e Racconti II, p. 391].

117.

Ibidem, Note e notizie sui testi p. 1362 (souligné par nous). [« Le città sono un insieme di tante cose : di memoria, di desideri, di segni di un linguaggio ; le città sono luoghi di scambio, come spiegano tutti i libri di storia dell’economia, ma questi scambi non sono soltanto scambi di merci, sono scambi di parole, di desideri, di ricordi »]

118.

Leopardi Il sabato del villaggio. [Le samedì du village : ce jour septième est le plus cher, plein d’espoir et de joie, l’heure, demain, ramènera la tristesse et l’ennui chacun dans sa pensée faisant retour au travail routinier. Giacomo Leopardi Oeuvres, (Paris, Del Duca, 1964), p. 1706]

119.

Leopardi La quiete dopo la tempesta.[Le repos après l’orage : plaisir fils de la peine, joie vaine, car tu es fruit de la crainte en allée…(Giacomo Leopardi œuvres, Paris, Del Duca,1964), p. 1704]

120.

Les villes invisibles, p. 38. [« Viaggi per rivivere il tuo passato ? –era a questo punto la domanda del Kan, che poteva anche essere formulata così : - Viaggi per ritrovare il tuo futuro ? E la risposta di Marco : l’altrove è uno specchio in negativo. Il viaggiatore riconosce il poco che è suo, scoprendo il molto che non ha avuto e non avrà»Calvino Romanzi e Racconti II, p. 378].

121.

Les villes invisibles, pag. 188. [« Se ti dico che la città cui tende il mio viaggio è discontinua nello spazio e nel tempo, ora più rada ora più densa tu non devi credere che si possa smettere di cercarla.»Calvino Romanzi e Racconti, p. 497].

122.

Les villes invisibles, p. 189.  [« L’inferno dei viventi non è qualcosa che sarà ; se ce n’è uno, è quello che è già qui, l’inferno che abitiamo tutti i giorni, che formiamo stando insieme. Due modi ci sono per non soffrirne. Il primo riesce facile a molti :accettare l’inferno e diventarne parte fino al punto di non vederlo più. Il secondo è rischioso ed esige attenzione e apprendimento continui : cercare e saper riconoscere chi e che cosa, in mezzo all’inferno non è inferno, e farlo durare, e dargli spazio »Calvino Romanzi e Racconti II, pp. 497-8.]

123.

Leçons Américaines, p. 106. [« E’ piacevolissima e sentimentalissima la luce veduta nella città dov’ella è frastagliata dalle ombre, dove lo scuro contrasta in molti luoghi col chiaro [..] A questo piacere, contribuisce la varietà, l’incertezza, il non vedere tutto e il potersi perciò spaziare coll’immaginazione riguardo a ciò che non si vede. »Saggi I, p. 681]