Les villes chez Leopardi et Calvino

Contrairement à ce qu’on peut facilement penser, le thème de la ville semble éloigner Leopardi de Calvino mais en même temps notre auteur a beaucoup réfléchi sur ce thème au point d’écrire un essai, compris dans la recueille Collezioni di Sabbia, du titre : La città pensata : la misura degli spazi .

Dans cet essai, il se réfère aussi au cinquième volume de l’Histoire d’Italie d’Einaudi intitulé Il Paesaggio, où Sergio Romagnoli analyse une lettre écrite par Leopardi à sa sœur Paolina pendant son séjour romain.

Leopardi, dans cette lettre, manifeste son dépaysement face à la grandeur romaine et aussi à la contradiction entre les espaces monumentaux, qui créent du vide parmi les hommes au lieu de le combler : ‘«’ ‘ tant d’espaces jetés entre les hommes, et non des espaces qui les contiennent ’ ‘»’ 130 . Et, selon Leopardi, cette grandeur ne sert qu’à augmenter les distances.

Calvino réfléchit souvent à la distance des relations humaines surtout quand, dans Palomar, il se réfère à la foule qui avance ‘«’ ‘ grise et opaque et hargneuse qui se fraye un chemin parmi les comptoirs ’ ‘»’ 131 .

Pour Leopardi, comparée à une petite ville, la grande ville ne présente que des désavantages car :

‘« Dans une petite ville, on peut s’ennuyer, mais enfin existent les rapports entre hommes et hommes et choses, parce que la sphère des rapports eux-mêmes est restreinte et proportionnelle à la nature humaine. » 132 . ’

Par contre, dans une grande ville :

‘L’homme vit sans absolument aucun rapport avec ce qu’il l’entoure, parce que la sphère est si grande que l’individu ne peut pas la remplir, ne peut pas l’entendre (autour de lui) [..] La faculté sensitive de l’homme, dans ce lieu, se limite à la seule faculté de voir. 133

Ici Leopardi se pose un problème existentiel et il approche le thème des difficultés de l’individu dans des grands espaces (représentés, ici, par Rome). Mais, au delà de la petitesse face à ces immenses espaces, la seule faculté de l’imagination semble se limiter à la vue.

Aussi Calvino, avec la création de Palomar, met ce personnage face aux espaces humains et topographiques, en les lui faisant regarder, car les relations humaines sont impossibles, donc il préfère ne pas parler et se limite à la seule faculté d’observer.

Naturellement sa façon d’observer n’est pas passive parce qu’il sélectionne les images et nous offre une pédagogie du regard, ou, comme il le dit dans une lettre à Francois Wahl 134 ce que lui voudrait enseigner, c’est une façon de regarder et d’être au milieu du monde.

Calvino donc, hérite beaucoup de Leopardi, mais il adopte « un changement de route » en s’éloignant du pessimisme cosmique. Il est bien conscient qu’il faut réagir, travailler sur les détails car, comme soutient Claudio Milanini, les actions soit de la nature soit de l’histoire ne doivent pas décider pour nous mais c’est à nous d’interpréter, distinguer, cerner le problème si nous voulons le résoudre. 135

Naturellement, avec un siècle de distance, la conception de la ville change dans l’esprit des deux écrivains. La Rome de Leopardi est un espace semi-vide où il manque un rapport raisonnable et positif entre l’homme et l’espace qui l’entoure. Au contraire, il loue le petit village comme Recanati qui devient un milieu mythique où on peut reconnaître son propre espace et le personnaliser.

La grande ville est connotée négativement par Leopardi comme un lieu où domine l’ennui et l’indifférence et où l’être humain est relégué au rôle de spectateur :

‘Vous ne pouvez pas jouir des grandes villes autrement que comme simple spectacle ; et c’est un spectacle auquel il vous est impossible de participer. 136

Le spectateur de Leopardi est donc exclu d’un tel spectacle, et on peut le définir comme un spectateur passif. Au contraire, la figure du spectateur chez Calvino semble vouloir s’affirmer comme un sélectionneur d’images, juste pour ne pas être phagocyté par le spectacle dont il fait partie.

Surtout car ‘«’ ‘ aujourd’hui, nous sommes exposés à un tel bombardement d’images que nous n’arrivons plus à distinguer l’expérience directe de ce que nous avons vu pendant quelques secondes à la télévision ’ ‘»’ . 137

Calvino a beaucoup réfléchi à ce thème surtout dans la leçon Visibilità.

Un autre point qui éloigne les deux écrivains, c’est le rapport avec les grandes villes, notre écrivain est plus que fasciné par celles-ci au point d’affirmer que parmi toutes, New York est celle qu’il a le plus ressenti comme la sienne :

‘La ville que j’ai sentie comme ma ville plus que n’importe quelle autre est New-York. J’ai même écrit une fois, en imitant Stendhal, que je voulais que sur ma tombe on écrive « new-yorkais ». Cela avait lieu en 1960. Je n’ai pas changé d’avis, bien que depuis ce temps – là j’aie vécu la plupart du temps à Paris [..] Mais chaque fois que je vais à New York, je la trouve plus belle et plus proche d’une forme de ville idéale. 138

Il manifeste une estime indéniable pour cette ville définie comme « cristalline »« géométrique » en somme sans secrets car il a la sensation de la maîtriser dans son esprit. Peut être qu’il gagne ici le défi contre l’immensité et alors que tout lui semble échapper et qu’il n’arrive pas à penser un autre ville dans sa totalité, New York lui offre cette possibilité :

‘C’est la ville qui en impose le moins, la ville dont je peux avoir l’illusion que je la maîtrise avec l’esprit, que je peux l’imposer tout entière en même instant. 139

Toutefois cette ville n’apparaît pas souvent dans ses romans. Au contraire, c’est le paysage natal et familial de San Remo qui ressort continuellement, dans un certain nombre de villes invisibles, dans la Speculazione edilizia et surtout dans le récit La strada di San Giovanni où l’écrivain semble vouloir résumer sa vision du monde :

‘Si l’on veut donner une explication générale du monde et de l’histoire, on doit tout d’abord parler de la manière dont notre maison était située, dans cette région autrefois appelée la « punta di Francia ». [..] Pour mon père, le monde commençait à partir de là, vers les hauteurs, et l’autre partie du monde, celle d’en bas, n’étais qu’un appendice [..] Pour moi, il n’en était pas de même, au contraire : pour moi le monde, la carte de la planète, allait de chez nous vers le bas, le reste n’était qu’ un espace blanc, sans signification ; les signes de l’avenir, j’espérais les déchiffrer en bas, à travers ces rues, ces lumières nocturnes qui n’étaient pas simplement les rues et les lumières de notre petite ville un peu à l’écart, maisla ville, une ouverture sur toutes les villes possibles. 140
Notes
130.

G. Leopardi, Epistolario, Firenze, Le Monnier, 1955, vol. II. p. 189. [« tanti spazi gittati tra gli uomini, invece di essere spazi che contengono uomini » Lettre du 6 décembre adressé à son frère Carlo ». Traduit par nous].

131.

Palomar, p. 72.

132.

G. Leopardi, Epistolario, p. 93. Lettre du 6 décembre adressé à son frère Carlo. [« In una piccola città, ci possiamo annoiare, ma alla fine i rapporti dell’ uomo a l’uomo e alle cose, esistono, perché la sfera dei medesimi rapporti è ristretta e proporzionata alla natura umana ». Traduit par nous].

133.

Ibidem. [« L’uomo vive senza nessunissimo rapporto a quello che lo circonda, perché la sfera è così grande, che l’individuo non la può riempire, non la può sentire (intorno a sé).[..] La facoltà sensitiva dell’uomo, in questi luoghi si limita al solo vedere ». Traduit par nous]

134.

Lettre à François Wahl, dans Calvino Lettere, p. 669.

135.

Claudio Milanini, Utopia discontinua, (Milano, Garzanti, 1990), p. 164.

136.

Lettre à son frere Carlo, p. 93. [« Voi non potete godere delle grandi città se non come puro spettacolo ; e lo spettacolo del quale vi è impossibile far parte ». Traduit par nous.]

137.

Leçons Américaines, p. 149.

138.

Italo Calvino, Ermite à Paris, (Paris, Seuil, 1995). Traduit de l’italien par Jean –Paul Manganaro. [« La città che ho sentito come la mia città più di qualunque altra è New York. Una volta ho persino scritto, imitando Stendhal, che volevo che sulla mia tomba fosse scritto « newyorkese ». Questo avveniva nel 1960. Non ho cambiato idea, per quanto da allora in poi abbia vissuto la più parte del tempo a Parigi […] Ma NewYork ogni volta che ci vado la trovo più bella e più vicina a una forma di città ideale ». Saggi II, p. 2925.]

139.

Ibidem. [« [..] è la città che dà meno soggezione, la città che posso illudermi di padroneggiare con la mente, di pensarla tutta intera nello stesso istante. »]

140.

La route de San Giovanni, (Paris, Seuil, 1991). Traduit par Jean - Paul Manganaro, pp. 11-12. [« Una spiegazione generale del mondo e della storia deve innanzi tutto considerare come era situata casa nostra, nella regione detta un tempo « punta di Francia » [..] Per mio padre il mondo era di là in su che cominciava, e l’altra parte del mondo, quella di giù, era solo un’appendice [..] Io no, tutto il contrario : per me il mondo, la carta del pianeta, andava da casa nostra in giù, il resto era spazio bianco senza significati ; i segni del futuro mi aspettavo di decifrarli laggiù da quelle vie, da quelle luci notturne che non erano solo le vie e le luci della nostra piccola città appartata, ma la città, uno spiraglio di tutte le città possibili ». Italo Calvino, La strada di San Giovanni, ( Milano, Mondadori, 1990), pp. 15-16]