Calvino et Leopardi

Leopardi est un auteur très important dans la formation de notre écrivain, non seulement pour le concept d’infini mais également pour les interrogations cosmiques universelles que l’homme s’est toujours posées, c’est à dire la naissance et la fin du globe terrestre, la fin de l’existence humaine dans l’univers et aussi pour le côté scientifique que Calvino apprécie beaucoup au point d’écrire dans la leçon Leggerezza :

‘Ecrivant à 15 ans une histoire de l’astronomie d’une extraordinaire érudition, Giacomo Leopardi résume, entre autre, les théories newtoniennes. La contemplation du ciel nocturne, qui devait lui inspirer ses plus beaux vers, n’était pas un motif purement lyrique ; quand il parlait de la lune, Leopardi savait exactement de quoi il était question. 141

Dans ce passage Calvino veut rappeler les grandes connaissances astronomiques de Leopardi révélées dans l’histoire de l’astronomie mais il souligne aussi les connaissances scientifiques très approfondies qu’il y avait derrière ses poèmes.

Et, à notre avis, c’est ce côté scientifique qui fascine notre auteur au point de voir en Leopardi une figure idéale de l’écrivain, car il était capable « d’enfermer » dans un milieu, dans un lieu, dans un pays, la signification du monde. 142

Peut être que Calvino aurait voulu ressembler à ce grand écrivain ou en tout cas, il essaie de rapprocher leurs noms en affirmant que ‘«’ ‘ nous pouvons dessiner une ligne Ariosto-Gallilée-Leopardi comme une des plus importantes de notre littérature ’ ‘»’ et il ressentait la mission de reprendre cette ligne car il avait la sensation que la voie suivie le ramenait ‘«’ ‘ au véritable noyau oublié de la tradition italienne ’ ‘»’ et donc à ces écrivains 143 .

Or, nous essaierons de voir s’il ne s’agit que d’une ambition calvinienne ou si vraiment Calvino a réussi « à travers la parole littéraire » à construire une image de l’univers.

Il semble évident que ses personnages rappellent ceux des dialogues leopardiens car ils s’interrogent continuellement en considérant le monde non pas comme un dessein providentiel mais plutôt comme un lieu d’interrogation. A ce propos, il est intéressant de citer un passage de l’essai Natura e storia del romanzo où Calvino n’hésite pas à louer le monde leopardien :

‘Nous venons de dire que ce rapport de l’homme avec la nature et l’histoire est marqué par le fait d’être libre, pas idéologique, non pas comme celui de qui voit dans le monde un dessein prévu, transcendantal ou immanent soit-il ; en somme il doit être un rapport d’interrogation. Non pas le ciel de Renzo Tramaglino, donc, mais celui du Pastore errante nell’Asia. 144

Et le ciel de Palomar - comme aussi celui de ses prédécesseurs - c’est un ciel qui invite à la réflexion et à une quête constante :

‘De la connaissance mythique des astres , il ne capta que quelques lueurs fatiguées ; [..] dépassé, incertain il s’énerve sur les cartes du ciel comme sur un indicateur de chemin de fer feuilleté à la recherche d’un correspondance. [..] Monsieur Palomar reste vigilant, disponible, délié de toute certitude. 145

L’état d’incertitude de monsieur Palomar est bien souligné par l’adjectif incertain, et aussi par le regard qui est dénué de toute certitude.

On retrouve cet esprit d’incertitude dans le récit La spada del sole, où le protagoniste nage dans l’eau et s’interroge sur l’épée du soleil qui se reflète sur la mer et où se perd dans des questions destinées à rester sans réponse :

‘Monsieur Palomar songe à ce que serait le monde sans lui : le monde illimité d’avant sa naissance, et l’autre bien plus sombre d’après sa mort ; il essaie d’imaginer le monde d’avant les yeux [..] Qu’advient-il (advint-il, adviendra-t-il) en ce monde ? 146

Il y a une certaine analogie entre les interrogations de Palomar et celles des dialogues de Leopardi (Il pastore errante nell’Asia, par exemple).

Ces personnages se posent des interrogations cosmiques et il se perdent dans l’indifférence et l’immensité de l’univers. Face à cette immensité le personnage calvinien n’arrête pas de s’interroger, il ne reste pas passif, mais il cherche un « non enfer » sur la terre, une ville « discontinue dans l’espace et dans le temps ».

Par cette façon d’être au monde, donc, les personnages calviniens rappellent beaucoup ceux de Leopardi.

Mais si nous observons l’importante production critique et théorique de notre écrivain nous pouvons affirmer sans hésitation que Leopardi représente presque la figure la plus significative et aussi une des plus mentionnées dans tous les essais 147 .

Aussi Asor Rosa (dans le livre déjà cité à p. 72) soutient que Leopardi est la figure centrale des Lezioni Americane mais il définit cette passion comme récente. 148

Au contraire, nous pensons que l’influence et l’héritage de ce grand poète sont présents bien plus for dans les personnages des romans des années 50-60 La nuvola di smog, La giornata d’ uno scrutatore et surtout dans ce dernier quand le protagoniste est touché par les différentes images et figures humaines vues dans le Cottolengo de Turin.

Mais, à part l’influence dans ces romans, c’est le même écrivain, dans une présentation de les Cosmicomiche dans le journal « Il Caffè » qui révèle les sources et affirme que, derrière cette œuvre, il y avait Leopardi et également d’ autres écrivains 149 .

Leopardi représente donc une source inépuisable pour notre auteur, une figure d’écrivain et de poète idéale, dont il se sent extrêmement proche comme il l’avoue fréquemment.

Le critique Asor Rosa voit ces deux figures encore plus rapprochées au point d’affirmer que si on lie les Lezioni americane et Palomar ( donc la forme poétique et l’essai) on se retrouve face aux Operette morali 150 du XIXe siècle 151 .

Loin de les définir comme Les œuvres morales du XIXe siècle c’est vrai que les deux auteurs scrutent l’horizon, traitent le concept d’infini et montrent leur petitesse face à l’univers.

Mais ce qui nous intéresse c’ est de voir si vraiment on pourra faire suivre son nom à celui de Dante Arioste et Leopardi et s’il est possible que Calvino puisse compléter cette constellation.

Nous avons déjà souligné combien Calvino nous semble très proche de ces écrivains et également combien la lecture du monde représente pour lui un souci, comme il écrit dans la lettre à F. Wahl.

Chez Calvino on retrouve aussi toujours une sorte de besoin de maîtriser tout espace qui semble lui échapper.

Pour lui tout ailleurs est insuffisant comme il déclare dans une interview à Daniele Del Giudice :

‘La lune serait un bon point d’observation pour regarder la terre à une certaine distance. Trouver la juste distance pour être en même temps présent et détaché : c’était là le problème du Baron perché. Mais après vingt ans, il est toujours plus difficile de me situer dans la carte des attitudes mentales dominantes. Et chaque ailleurs est insatisfaisant , on n’en trouve pas un. 152

Et cet ailleurs est déjà présent dans le Barone rampante puisque l’arbre semble représenter l’ailleurs qui lui permet d’être présent mais détaché en même temps.

La lune représente également un ailleurs qui le lie aux autres auteurs (Dante, Arioste et Leopardi) mais qui sera thème d’analyse dans un autre chapitre.

Toutefois il faut reconnaître que c’est à Calvino qui revient le grand mérite d’avoir créé cette ligne d’écrivains lunaires à la quelle lui même s’intègre ; ou, comme le dit Silvio Perella, d’avoir découvert cette constellation qui unit la « lievitante avventurosità » de l’Arioste, le précis télescope linguistique de Galilée et l’intensité lyrique de Leopardi. 153

Notre tâche était de rechercher une sorte d’itinéraire pour retrouver les origines du personnage Palomar et ses façons d’observer et de créer les cartes de son univers spatial.

Mais, tout d’abord, il nous a semblé indispensable de souligner combien le problème de l’espace représente un grand souci pour notre auteur au point d’identifier une ligne « classique » des auteurs italiens ( Dante, Ariosto, Leopardi) à laquelle il se sent très lié.

Il nous a semblé indispensable pour cela de faire référence à la vaste production d’essais car il est très difficile, chez Calvino, de distinguer les textes critiques et théoriques de ses romans. Dans ces essais, il révèle les soucis qui touchent le problème de l’espace et l’admiration pour Dante, Arioste, Galilée et Leopardi. Il crée même une ligne et semble vouloir lier ces auteurs à travers le thème de la lune.

Il se peut que lui aussi ait voulu être appelé « écrivain lunaire ».

Nous avons parlé également de Boccaccio puisqu’il nous semble avoir influencé Calvino pour la cornice, bien qu’il ne rentre pas dans le projet littéraire des autres écrivains italiens de créer l’œuvre littéraire comme carte du monde.

Toutefois l’écrivain idéal pour Calvino est, à notre avis, Leopardi et ses espaces infinis, nous avons plutôt parlé de lui en considérant les nombreuses références dans les essais.

Mais tous les écrivains classiques cités possèdent des connaissances scientifiques que Calvino admire beaucoup. D’ailleurs lui-même semble en avoir et en fait il a été jugé l’écrivain qui fait le pont entre la science et la littérature, mais en vérité il est nourri de connaissances scientifiques et il a une grande admiration pour l’astronomie.

Dans une interview, il avoue souffrir d’une sorte de névrose géographique : ‘«’ ‘ De longues années je souffris d’une névrose géographique : je ne réussissais pas à rester plus de trois mois de suite dans aucune ville ’ ‘»’ .

Peut-être cette névrose détermine-t-elle son rapport conflictuel à l’espace et peut-être aussi qu’il ne vit pas dans une ville car il préfère cueillir « des fragments des villes » pour pouvoir enfin avoir la sensation de les vivre toutes en même temps et pour être ainsi partout et nulle part.

La production des essais et surtout Collezioni di sabbia semblent révéler cette tentative qui se réduit à une passion pour la collection.

Nous essaierons maintenant d’analyser les romans et en même temps les villes visitées par Calvino pour voir où nous amène l’imagination sans limite de ce grand écrivain spatial.

‘- Le Gran Kan demanda à Polo. Tu reviens de pays autrement lointains, et tout ce que tu sais me dire ce sont les pensées qui viennent à celui qui prend le frais le soir assis sur le seuil de sa maison. A quoi te sert, alors, de tellement voyager ?
(Les villes invisibles, II.)’
Notes
141.

Leçons Américaines, p. 50. [« Giacomo Leopardi a quindici anni scrive una storia dell’astronomia di straordinaria erudizione, in cui tra l’altro compendia le teorie newtoniane. La contemplazione del cielo notturno che ispirerà a Leopardi i suoi versi più belli non era solo un motivo lirico; quando parlava della luna Leopardi sapeva esattamente di cosa parlava ». Saggi I, p. 651.]

142.

Dans l’essais Mancata fortuna del romanzo italiano Calvino, en parlant de Alessandro Manzoni loue Leopardi et affirme : « Per me il padre ideale del nostro romanzo sarebbe stato uno che parrebbe lontano più d’ogni altro dalle risorse di quel genere : Giacomo Leopardi. [..] Ma è soprattutto di Leopardi il racchiudere nel giro di un luogo noto, di un paese, di un ambiente, il senso del mondo ». Saggi I, p. 1508.

143.

Essais déjà cité : Due interviste su scienza e letteratura.

144.

Natura e storia del Romanzo dans Saggi, p. 33. [« Avevamo detto or ora che questo rapporto dell’uomo con la natura e la storia è contraddistinto dal fatto di essere libero, non ideologico, non come di colui che vede nel mondo un disegno precostituito, trascendente o immanente che sia ; insomma deve essere un rapporto d’interrogazione. Non il cielo di Renzo Tramaglino dunque, ma quello del pastore errante nell’Asia. ». Traduit par nous.]

145.

Palomar, p. 48. [« Della conoscenza mitica degli astri egli capta solo qualche stanco barlume ; [..] Soverchiato, insicuro, s’innervosisce sulle mappe celesti come su orari ferroviari scartabellati in cerca di una coincidenza. [..] Lo sguardo del signor Palomar si tiene vigile, disponibile, sciolto da ogni certezza ». Palomar, p. 51. ]

146.

Ibidem, p. 23. [«Il signor Palomar pensa al mondo senza di lui : quello sterminato di prima della sua nascita, e quello ben più oscuro di dopo la sua morte ; cerca d’immaginare il mondo prima degli occhi, [..] Che cosa avviene (avvenne, averrà) mai in quel mondo ? »Palomar, p. 20 ]

147.

Dans les deux volumes de 3000 pages du titre Calvino Saggi, publiés en 1995 par la maison d’édition Mondadori sont recueillis tous les essais de l’écrivain publiés entre 1945 et 1985. Font partie de ce recueil les plus connus Una pietra Sopra, Collezioni di Sabbia, Lezioni Americane, mais aussi des préfaces à des écrivains contemporains et autres classiques, critique littéraire, articles politiques et culturels et différentes interviews. En somme, tous les écrits de l’écrivain qui s’éloignent de la prose d’invention. De ce recueil n’existe pas la traduction complète en français. Ici le nom de Leopardi est mentionné très souvent ; A partir de Una pietra sopra dans : Natura e storia del romanzo (p.33), Filosofia e Letteratura (p.194), Il rapporto con la luna ( p.228), Due interviste su scienza e Letteratura (p.p. 231-2), I promessi Sposi : il romanzo dei rapporti di forza (p. 341). Ensuite dans Collezioni di sabbia : Il raggio nello sguardo (p.p. 515-16) ; dans Lezioni Americane : Leggerezza (p.p. 651-2), Rapidità (p.p. 665, 671), Esattezza (p.p. 679-84, 86). Dans Narratori poeti saggisti classici, (p.p. 933,948, 1102-07, 1181,1193,1255). Dans Altri discorsi di letteratura e società  : Sul romanzo (1508), Il fantasico nella letteratura italiana (p.p.1673-75, 79, 82), Un’antologia di racconti (1690), Perché leggere i classici (p. 1823-4). Et enfin dans les Pagine autobiografiche (p. 2719, 2725).

148.

Alberto Asor Rosa, Stile Calvino, (Torino, Einaudi, 2001), p. 122 : « Ma la figura italiana centrale del ragionamento delle Lezioni Americane, è senza dubbio un’altra, e cioè quella di Giacomo Leopardi. Passione a mio giudizio recente di Italo Calvino.. ».

149.

« Le cosmicomiche hanno dietro di sé, soprattutto Leopardi, i comics di Popeye (Braccio di ferro)..Samuel Beckett… » dans Note e notizie sui testi, Calvino Romanzi e Racconti II, p. 1322.

150.

Œuvre entre les plus importantes de G. Leopardi qui comprend les dialogues et les proses philosophiques.

151.

Asor Rosa, œuvre cité, p. 123. « Faccio una proposta se si accostano l’uno alle altre Palomar e le Lezioni americane, - la forma poetica e quella saggistico-critica ultime della scrittura calviniana, -[..] ci troveremo di fronte alle nostre Operette morali del xx secolo.. »

152.

Saggi II, p. 2828. [« La luna sarebbe un buon punto d’osservazione per guardare la terra da una certa distanza. Trovare la distanza giusta per essere presente e insieme distaccato : era questo il problema del Barone Rampante. Ma son passati venti anni, mi è sempre più difficile situarmi nella mappa degli atteggiamenti mentali dominanti. Ed ogni altrove è insoddisfacente, non se ne trova uno » Traduit par nous.]

153.

Silvio Perella, Calvino, (Bari, ed. Laterza, 1999)p. 107 : « E’ così che nel cielo della nostra letteratura è stata avvistata una nuova costellazione, mai vista prima ; una costellazione che unisce la lievitante avventurosità di Ariosto, il preciso telescopio linguistico di Galilei,l’intensità lirica di Leopardi […] Una costellazione spesso illuminata dai bagliori lunari, il cui primo scopritore è stato Italo Calvino ».