L’Espace dans les essais

La route di San Giovanni

Il est intéressant de voir comment Calvino trace une barrière nette entre le monde urbain et le monde rural. Il essaie de donner une explication générale du monde 160 et de l’histoire en expliquant la position de sa maison située exactement entre la campagne et la ville :

‘«’ ‘ A mi - côte sur la colline de San Pietro, comme une frontière entre deux continents ’ ‘»’, qui seront la ville ‘(’ ‘«’ ‘ avec ses trottoirs, ses vitrine, ses affiches de cinéma, ses kiosques’ ‘»’ ‘)’ et la campagne ‘«’ ‘ entre les murs de pierre, les pieds des vignes et la verdure ’ ‘»’. La frontière imaginaire que l’écrivain trace, outre l’univers spatial privilégié par son père, indique également la différence psychologique qui amènerait père et fils à choisir deux routes distinctes. 161

Le monde de son père était un monde concret , scientifique auquel correspondait une certaine précision du langage, - ‘«’ ‘ Pour mon père les mots devaient servir à confirmer les choses, et à marquer la possession ’ ‘»’ - et son monde, au contraire, moins précis, où les mots étaient ‘«’ ‘  les prévision de choses à peine aperçues, non possédées, présumées ’ ‘»’ ‘.’ 162

C’est pour cela qu’il recherche la transformation de ces mots imaginaires en quelque chose de concret dans l’univers opposé à celui de son père :

‘Mais quelle était la route que je cherchais, moi aussi, sinon la même que celle de mon père, creusée au cœur d’une autre extranéité, dans le supramonde (ou enfer ) humain, qu’est-ce que je cherchais du regard sous les porches mal éclairés dans la nuit [..] sinon la porte entrouverte, l’écran de cinéma à traverser, la page à tourner qui introduit dans un monde où toutes les figures et les mots pouvaient devenir vrais, présents, mon expérience personnelle, et non plus l’écho d’un écho d’un écho.  163

Mais on se demande pourquoi il choisit cet univers urbain, ou comme il le désigne, sopramondo même sachant qu’il s’agissait d’un enfer humain.

Il n’aimait certainement pas la nature (campagne), tout d’abord, car il s’agissait de son milieu, et il a toujours été en opposition, en lutte, avec le milieu environnant.

En outre, il est aussi fasciné par les lieux différents et difficiles à avoir ‘«’ ‘ Qu’était-ce la nature ? Herbes, plantes, lieux verts, animaux. Je vivais au milieu de tout cela et je voulais me trouver ailleurs. Face à la nature je restais indifférent, réservé, parfois hostile’ ‘»’. 164

Pourquoi cherche -t- il toujours un ailleurs ?

Il voudrait toujours être autre part, une façon en somme de s’éloigner, comme aussi celle de Cosimo, et ici la seule possibilité est représentée par la ville.

Il changera alors de ville plusieurs fois toujours en en rêvant d’une meilleure, jusqu’à s’établir à Paris.

Dans une biographie écrite sous forme de lettre pour le volume Taros de Franco Maria Ricci, Calvino raconte sa vie par rapport aux villes habitées et il nous semble intéressant de la citer car son existence se résume à la recherche de la ville idéale:

‘J’ai passé les 25 premières années de ma vie dans l’encore verdoyante San Remo où deux mondes se côtoyaient, l’un cosmopolite et excentrique, l’autre rustique et renfermé ; par l’un et par l’autre je restais marqué pour la vie. Puis me retint Turin, ville active et rationnelle, où le risque de devenir fou n’est pas moindre qu’ailleurs.[..]Au fil du hasard, j’ai traversé d’autre métropoles illustres, sur mer et sur-rivière , sur-océan et sur chenaux, sur-lac et sur-fiord, de toutes tombant amoureux au premier regard, croyant en avoir vraiment connues et possédées certaines, d’autres me demeurant insaisissables et étrangères.. 165

Donc la ville le déçoit continuellement, au point d’affirmer : ‘«’ ‘ De longues années j’ai souffert d’une névrose géographique : je ne réussissais pas à rester plus de trois jours de suite dans aucune ville ’ ‘»’ 166 , et de cette façon il justifie le choix de Paris : ‘«’ ‘ cela dit , je ne pouvait épouser qu’une étrangère : étrangère en tout lieu, aboutie naturellement à la seule ville qui ne fut jamais étrangère à personne ’ ‘»’.

Toutefois, même Paris sera destinée à être quittée pour Rome ; il déménagera à Rome en 1980 après avoir vécu dans les deux villes en même temps :

‘Mais je n’ai peut-être pas la capacité d’établir des rapports personnels avec les lieux : je reste toujours un peu en suspens dans les villes, comme si je me tenais sur un seul pied. Mon bureau est comme une île : il pourrait se trouver ici comme dans un autre pays. [..] Ainsi, alors que toute ma vie de relations liées à mon travail se déroule entièrement en Italie, je viens ici quand je peux ou quand je dois rester seul, ce qui à Paris est plus facile pour moi. 167

Paris a représenté en quelque sorte l’ailleurs de Calvino où il pouvait mieux regarder l’Italie à distance.

Mais dans une célèbre interview de Daniele Del Giudice dans laquelle il demandera à Calvino :  « Qu’est ce que tu as fui ? » (Da che cosa sei fuggito Calvino ?) « Est ce que Paris suffit pour une fuite ? » (E Parigi basta per una fuga ?). Il répondra que pour l’ermite, la ville n’est qu’une toile de fond, et que sa vraie ville restait l’Italie. Enfin Paris représentait plus le symbole d’un ailleurs qu’un vrai ailleurs. 168

Peut-être que dans la capitale française il voulait rester invisible, comme son Chevalier, déjà il est dans une position privilégiée pour regarder sa ville – l’Italie – d’en haut comme le Baron perché, mais en même temps il est dimezzato, il vit un peu en France, un peu en Italie.

La recherche d’un ailleurs, d’un autre temps et d’un autrement est une constante chez Calvino ; il voudrait être presque un Persée pour s’envoler dans un autre espace, pour « changer d’approche », pour  ‘«’ ‘ considérer le monde avec une autre optique, une autre logique, d’autres moyens de connaissance et de contrôle ’ ‘»’ 169 .

Il y a toujours chez Calvino cette volonté d’être et de n’y être pas. Il se peut qu’il ait voulu avoir une vision multiple du même milieu - comme Palomar - mais ses personnages y parviennent mieux. Toutefois, son monde, son univers, reste la ville aussi complexe, aussi invivable et pourtant attrayante qu’elle soit. Pourquoi ?

La ville semble représenter au mieux le sens du complexe, du multiple, qui constitue un des éléments fondamentaux dans la poétique calvinienne.

Notes
160.

Ici Calvino, en affirmant « Si l’on veut donner une explication générale du monde et de l’histoire, on doit tout d’abord considérer la manière dont notre maison étais située.. », rappelle un passage du livre de Perec Espèces d’espaces « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés [..] des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais née.. », p.122.

161.

En vérité, Calvino refusait aussi la tradition familiale des études scientifiques, il est typique chez lui d’aller à rebours, il dira même dans une interview « ero la pecora nera della famiglia ….»

162.

La route de San Giovanni, p. 20. [« Per mio padre le parole dovevano servire da conferma alle cose, e da segno di possesso ; per me erano previsioni di cose intraviste appena, non possedute, presunte ».]

163.

La route de San Giovanni, p. 19. Traduit par J. P. Manganaro. [« [..] cos’era la strada che cercavo se non la stessa di mio padre scavata nel folto d’un altra estraneità, nel sopramondo (o inferno) umano, cosa cercavo con lo sguardo negli androni male illuminati dellanotte[..]se non la porta socchiusa, lo schermo del cinematografo da attraversare, la pagina da voltare che immette in un mondo dove tutte le parole e le figure diventassero vere, presenti, non più l’eco di un eco di eco ». La Strada di San Giovanni, p. 20]. 

Le concept d’enfer humain est très fréquent chez Calvino ; nous le retrouvons aussi dans les pages finales de Les villes invisibles « L’enfer des vivants n’est pas quelque chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble ». Les villes invisibles, p. 189.]

164.

La route de San Giovanni, p. 47. [ « Cos’era la natura ? Erbe, piante, luoghi verdi, animali. Ci vivevo in mezzo e volevo essere altrove. Di fronte alla natura restavo indifferente, riservato,a tratti ostile ». La strada di San Giovanni, p. 39]

165.

Saggi II, p. 2772. Lettre écrite directement en français.

166.

Saggi II, p. 2773. La névrose géographique témoigne un rapport à l’espace pas heureux.

167.

Calvino Italo Ermite à Paris, (Seuil, Paris, 2001), traduit par Jean Paul Manganaro, p. 87.

168.

Saggi II, p. 2832. A propos de l’Ermite Valerio Adami définit Calvino un ermite plus qu’ un voyageur.

169.

Leçons Américaines, pp. 25-6.