La ville comme synonyme de multiplicité

La ville apparaît complexe, parfois infinie et pour cela difficile à maîtriser, mais Calvino connote cette complexité positivement comme symbole de richesse et de variété. Cependant, cette complexité est difficile à représenter, alors il essaye de la simplifier avec la technique du regard 170 c’est à dire en isolant les éléments objets, pour mieux les observer et les analyser comme monsieur Palomar le fait par exemple face à la vague :

‘Monsieur Palomar cherche à présent à limiter son champ d’observation ; s’il considère un carré d’à peu près dix mètres de rivages sur dix mètres de mer, il peut dresser un inventaire de tous les mouvements de vagues qui s’y répètent avec une fréquence variée dans un intervalle de temps donné  171

Mais cette opération se révèle plutôt difficile :

‘La difficulté est de fixer les limites de ce carré, car, s’il considère par exemple comme le côté le plus distant de lui la ligne relevée d’une vague qui avance, cette ligne, s’approchant de lui et s’élevant, cache à ses yeux tout ce qui se trouve derrière ; et voilà que l’espace examiné, alors, serenverse en même temps qu’il s’aplatit.  172

Toutefois Palomar ne se décourage pas et il continue à se poser des tâches de plus en plus difficiles en croyant à chaque instant ‘«’ ‘ qu’il a réussi à voir tout ce qu’il pouvait voir de son point d’observation ’ ‘»’ 173 .

Notre écrivain semble continuellement vouloir montrer que le monde est compliqué, et il essaie de le rendre simple en isolant chaque phénomène, comme le fait Palomar, pour pouvoir ainsi avoir la clé de lecture du monde ‘«’ ‘ Et ce pourrait être probablement la clé pour maîtriser la complexité du monde en la réduisant à son mécanisme le plus simple ’ ‘»’ 174 .

Il est évident que le monde lui paraît complexe et compliqué au point de le définir comme un artichaut dans un essai dédié à Carlo Emilio Gadda Il mondo è un carciofo. Dans ce texte il attribue à l’œuvre littéraire le rôle de simplifier la réalité ardue et épineuse qui se présente à nos yeux :

‘La réalité du monde se présente à nos yeux comme multiple, épineuse, avec une épaisseur de strates superposées. Comme un artichaut. Ce qui compte pour nous, dans l’œuvre littéraire, c’est la possibilité de continuer à l’effeuiller comme un artichaut infini, en découvrant des dimensions de lecture toujours nouvelles. 175

Et Calvino, dans la représentation des nombreux espaces, semble exactement feuilleter le monde pour nous offrir ainsi plusieurs lectures des villes comme le fait Kublai Kan dans l’atlas de Les villes invisibles :

‘Le Grand Kan possède un Atlas où toutes les villes de l’empire et des Royaumes limitrophes sont dessinées palais par palais et rue par rue, avec les murs, les fleuves, les ponts, les ports, les écueils . 176

Mais il arrive à la conclusion qu’il s’agit toujours de la même ville car en voyageant ‘«’ ‘ on s’aperçoit que les différences se perdent : chaque ville en arrive à ressembler à toutes les villes, les lieux les plus divers échangent forme, ordre, distance ; une informe poussière envahit les continents ’ ‘»’ ‘.’ 177

Est ce que la ville habitée par ses protagonistes est toujours la même ?

Calvino nous donne également plusieurs descriptions de villes dans les autres romans ou brefs récits comme pour nous montrer la variété et la multiplicité de lectures et interrogations que nous pouvons faire autour de l’espace.

Par exemple, dans le texte Frammento di un romanzo, l’auteur nous décrit, de manière presque satirique et grotesque, la même ville industrielle observée par le regard d’un chômeur et d’un architecte :

‘La ville était devenue pour Fiorenzo un monde dont il ne pouvait pas faire partie , de même que le chasseur ne pense pas devenir une forêt, mais simplement lui arracher une proie sauvage, une baie mure, un abri contre la pluie. De même, pour le chômeur, la richesse de la ville se trouvait dans les trognons de chou qui restent sur le pavé des marchés de quartier quand on démonte les étals, dans les herbes comestibles qui garnissent les voies des trams interurbains, dans les bois des bancs publics que l’on peut scier morceau par morceau pour les brûler dans le poêle ; Il existait pour lui toute une ville que l’on jetait, de deuxième ou de troisième zone. 178

Fiorenzo se réjouit de trouver son espace dans la ville refusée, rejetée par les autres.

L’architecte, Enrico, au contraire, cherche des terrains à bâtir surtout dans la périphérie :

‘Mais cette ville vers laquelle il roulait à présent, insouciant et aventureux, avait pourtant été pour lui comme un sorte de lit de fakir qui, de quelque côté qu’il jetât son regard, était un cri, un bond, un clou aigu. Vieilles maisons, nouvelles maisons, immeubles populaires ou nobles palais, ruines ou échafaudages de chantiers, là avait été pour lui autrefois une forêt de problèmes : le Style, la Fonction, la Société, la Mesure Humaine, la Spéculation Immobilière…. En traversant ce jour-là en scooter les quartiers de banlieue, Enrico ne donnait pas une nouvel essor à ses anciennes réflexions sur le dénuement des bâtiments ouvriers , mais humait dans le vent, tel un faon à la recherche d’herbes tendres, l’odeur des terrains à bâtir. 179

L’auteur dans ce texte, qui représente bien le paysage urbain pendant les années du boom économique, photographie les différents milieux sociaux mais il semble bien mettre en évidence les limites humaines à reconnaître la ville dans sa totalité et sa complexité.

Notes
170.

A ce propos voir Marco Belpoliti, L’occhio di Calvino, ( Torino, Einaudi, 1996) où il présente une analyse très minutieuse du visualismo calvinien.

171.

Palomar, p. 13. [« Il signor Palomar ora cerca di limitare il suo campo d’osservazione ; se egli tiene presente un quadrato diciamo di dieci metri di riva per dieci metri di mare, può completare un’inventario di tutti i movimenti d’onde che vi si ripetono con varia frequenza entro un dato intervallo di tempo. », Palomar, p. 8.]

172.

Palomar, pp. 13-14. [«  La difficoltà è fissare i confini di questo quadrato, perché se per esempio lui considera come lato più distante da sé la linea rilevata d’un onda che avanza, questa linea avvicinandosi a lui e innalzandosi nasconde ai sui occhi tutto ciò che sta dietro ; ed ecco che lo spazio preso in esame si ribalta e nello stesso tempo si schiaccia. »Palomar, p. 8]

173.

Palomar, p. 14.

174.

Ibidem.

175.

Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, (Paris, Seuil,1984). Traduit par Jean Paul Manganaro, p. 162. [« La realtà del mondo si presenta ai nostri occhi multipla, spinosa, a strati fittamente sovraposti. Come un carciofo. Ciò che conta per noi nell’opera letteraria è la possibilità di continuare à sfogliarla come un carciofo infinito, scoprendo dimensioni di lettura sempre nuove. », Saggi. I, p. 1067]

176.

Les villes invisibles, p. 157. [« Il gran Kan possiede un atlante dove tutte le città dell’impero e dei reami circonvicini sono disegnate palazzo per palazzo e strada per strada, con le mura, i fiumi, i ponti, i porti le scogliere.. »Le città invisibili, RRI, p. 474].

177.

Les villes invisibles, p. 160. [«Viaggiando ci s’accorge che le differenze si perdono : ogni città va somigliando a tutte le città, i luoghi si scambiano forma ordine distanze, un pulviscolo informe invade i continenti », RRII, p. 475]

178.

Le collier de la reine, dans La grande bonace des Antilles, p.105. Traduit de l’italien par Jean Paul Manganaro. [« La città era diventata per Fiorenzo un mondo del quale egli non poteva far parte, così come il cacciatore non pensa di diventare foresta, ma solo di strapparle una preda selvatica, una bacca matura, un riparo per la pioggia. Così per il disoccupato la ricchezza della città era nei torsoli di cavolo che restano sul selciato dei mercati rionali quando si smontano i banchi ; nelle erbe eduli che guarniscono i binari delle tranvie ; nel legno delle panchine pubbliche che si possono segare pezzo a pezzo per brucciare nella stufa [..].Esisteva per lui tutta una città buttata via di seconda o terza mano » La collana della regina, RR.III, p. 1151].

179.

Le collier de la reine, pp. 98-99. [« Ma questa città in cui ora correva spensierato e avventuroso, era pur stata per lui una specie di letto da fachiro, che da ogni parte buttasse l’occhio, era uno strillo, un salto, un chiodo aguzzo : case vecchie, case nuove, isolati popolari o palazzi gentilizi, ruderi o impalcature di cantieri, la città era un tempo per lui una foresta di problemi : lo Stile la Funzione, la Società, la Misura Umana, la Speculazione Edilizia [..] Passando in motoscooter quel giorno per i quartieri della periferia, Enrico non ripigliava aire per le sue antiche riflessioni sullo squallore dei casamenti operai, ma fiutava nel vento, come un cerbiato in cerca d’ erba tenera, l’odore delle aree fabbricabili. »RRIII, p. 1146].