La multiplicité dans les Leçons Américaines

Or, il nous semble très important d’apporter quelques précisions sur le concept de multiplicité chez notre auteur.

L’écrivain dédie à la multiplicité la dernière des Leçons Américaines en la considérant comme une valeur à transmettre au prochain millénaire.

La conférence s’ouvre avec un passage du roman Quel pasticciaccio brutto de via Merulana (L’affreux pastis de la rue des Merles) de Carlo Emilio Gadda, écrivain italien que Calvino choisit comme emblème de la Multiplicité.

Cette œuvre semble illustrer au mieux la vocation du roman contemporain, c’est à dire du roman comme encyclopédie, comme moyen de connaissance et surtout comme réseau reliant les faits, les personnes et les choses. Mais Calvino justifie ce choix en affirmant que la philosophie de Gadda est très proche de son discours, c’est à dire que cet auteur voit aussi le monde comme  « un système de systèmes », et il a toujours représenté le monde sans jamais en atténuer la complexité inextricable. 180

Calvino fait suivre l’exemple de Gadda par celui d’autres auteurs comme Musil, (lui aussi, comme Gadda, était écrivain, ingénieur et incapable de conclure ), Proust chez lequel la dilatation du monde devient insaisissable, et pour lui la connaissance passe par la douloureuse épreuve de cette saisie impossible.

De même pour Calvino le monde est insaisissable comme il le montre dans Collezioni di Sabbia car ‘«’ ‘ à notre époque, reprenant l’ambition antique, la littérature tend à représenter la multiplicité de relations, qu’elles soient en acte ou potentielles ’ ‘»’ 181 .

Mais, alors que, dans la littérature médiévale, (La Divine Comédie, par exemple) l’ambition était d’exprimer l’intégration du savoir humain dans un ordre et dans une pensée unitaires, les œuvres de nos jours montrent une multiplicité de méthodes d’interprétation, de modes de pensée et de styles expressifs puisque aujourd’hui il est impossible « d’épuiser la connaissance du monde en l’enfermant dans un cercle ».

A ce propos, dans La macchina spasmodica, Calvino justifie sa méthode en disant :

‘Je ne me suis jamais plus surpris pensant à un univers fini et dénombrable (une idée plus que fausse, infernale) et l’analyse du procès combinatoire m’apparaît seulement une méthode d’autant plus nécessaire car jamais exhaustive pour pénétrer l’immense enchevêtrement du possible. 182

Dans la Leçon Multiplicité il continue à compléter le fil qui relie les œuvres majeures sous le signe de la multiplicité avec les noms de Flaubert – car lui même se transforme en encyclopédie universelle 183 -, T. S Eliot et James Joyce.

Calvino voudrait transmettre au prochain millénaire ‘«’ ‘ une littérature que caractérisent le goût de l’ordre intellectuel et de l’exactitude, l’intelligence de la poésie jointe à celle de la philosophie et de la science ’ ‘»’. 184

Et selon Calvino cet idéal d’exactitude est réalisé par Jorge Luis Borges. Dans ses romans on retrouve toujours un modèle d’univers et l’idée des univers infinis où plusieurs combinaisons se réalisent.

Comme dernier grand exemple dans l’histoire du roman, Calvino cite La vie mode d’emploi de George Perec, roman qui englobe ‘«’ ‘ dans une somme encyclopédique, des savoirs qui donnent forme à une image du monde ’ ‘»’.

Cet auteur loué par Calvino semble être, à notre avis, le plus lié à notre auteur dans le thème de l’espace.

Notes
180.

Leçons Américaines, p. 170. Or, si la philosophie qui les lie était la même ils se différentieraient par la représentation. Calvino bien qu’il reconnaisse la complexité essaie toujours de la simplifier en isolant chaque événement comme nous observerons dans les romans.

181.

Leçons Américaines, p. 179. [«  (..) nella nostra epoca la letteratura sia venuta facendosi carico di questa antica ambizione di rappresentare la molteplicità delle relazioni in atto o potenziali », Saggi I, p. 722].

182.

La macchina spasmodica dans Saggi I . [ « Non mi sono mai più sorpreso a pensare a un universo finito e numerabile (idea più che errata, infernale) e l’analisi del processo combinatorio mi è apparsa solo come un metodo tanto più necessario in quanto mai esaustivo per addentrarci nello sterminato intrico del possibile. »., p. 253. Traduit par nous]. 

183.

Ainsi affirme Calvino dans la Leçon Multiplicité.

184.

Leçons Américaines, p. 186. [« (..) una letteratura che abbia fatto proprio il gusto dell’ordine mentale e della esattezza, l’intelligenza della poesia e nello stesso tempo della scienza e della filosofia, .. ». Saggi I, p. 728].