Perec et Calvino

George Perec est une des découvertes les plus importantes de Calvino, pendant son séjour à Paris, et reste avec Ponge et Queneau un des écrivains français les plus appréciés par l’auteur - comme l’affirme Luca Baranelli dans l’Album Calvino 185 -.

Les deux écrivains ont participé ensemble aux travaux de l’Ou.Li.Po (Ouvroir de littérature Potentielle, fondé en 1960, par Queneau et Le Lionnais) dont Calvino faisait partie à partir de 1967, après avoir été introduit par Raymond Queneau. 186

Mario Fusco en rapprochant l’œuvre de Calvino à celle de Perec à l’intérieur de l’Oulipo met en évidence la différente adhésion des deux, et il souligne l’évidente autonomie que Calvino a su garder ‘«’ ‘ à l’égard de ce qu’il n’a jamais considéré que comme une modalité parmi d’autres de son écriture, alors que Perec, pour sa part, s’était totalement, plié à ces jeux des contraintes ’ ‘»’. 187

D’ailleurs la connaissance et les échanges entre les deux écrivains allaient au-delà des rencontres oulipiennes confirmés dans les fréquentes citations présentes dans les Essais :

ayant fréquenté Perec pendant les neuf ans qu’il a consacrés à la rédaction de son roman 188

De même dans l’article Perec e il salto del cavallo (« La Repubblica », 16 mai 1984),écrit lors de la présentation du roman La vie mode d’emploi en Italie, Calvino essaie d’expliquer la structure du livre, d’illustrer le contenu et les différents processus de composition, et il déclare les connaître :

je les connais pour l’avoir fréquenté pendant les neuf mois d’écriture du roman. 189

En outre, comme signe d’amitié à l’heure de la morte de George Perec Calvino lui dédie une poésie oulipienne qu’il écrit en suivant les contraintes oulipiennes, et utilisant seulement les lettres du nom George Perec et de la parole OULIPIEN. 190

Parmi les membres de l’Ou.Li.Po Perec occupe une place privilégiée ‘«’ ‘ Ce n’est pas pour rien qu’il s’est montré le plus inventif des membres de l’Ou.Li.Po ’ ‘»’ 191

Cette forte admiration se confirme dans un singulier article Perec gnomo e cabalista que Calvino écrit dans « la Repubblica » à l’occasion de la mort de l’auteur français en le définissant «l’un des écrivains français les plus  significatifs des derniers dix ans ; l’une des personnalités littéraires les plus spéciales au monde, tel qu’il ne ressemble absolument à personne». 192

Calvino admire la précision de cet auteur ennemi de la généralité et sa passion pour les catalogues :

‘Le démon des collections flotte toujours sur les pages de Perec ; la plus caractéristique à mes yeux, entre toutes celles qu’évoque le livre, est une collection d’unica (d’objets dont n’existe qu’un exemplaire). Dans la vie, Perec n’était pas collectionneur, sinon de mots, de savoirs, de souvenirs ; posséder, pour lui, c’était trouver le terme exact ; il recueillait et nommait ce qui rend unique tout événement, toute personne et toute chose. Nul n’était plus à l’abri du pire fléau qui frappe l’écriture d’aujour d’hui : le vague. 193

La passion du collectionneur a sûrement frappé et influencé Calvino dans la composition de son recueil Collezioni di sabbia (1965 Les choses, 1984 Collezioni di sabbia) et aussi dans sa façon de s’interroger continuellement sur les espaces environnants. Calvino semble bien connaître l’œuvre de Perec, et inversement Perec dans Espèces d’espaces cite un passage de Le Cosmicomiche de Calvino.

Dans ce livre, l’écrivain français analyse et réfléchit sur toutes sortes d’espaces quotidiens qu’on habite mais qu’ on n’observe jamais parce qu’on a l’illusion de savoir les maîtriser :

‘Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espaces. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer [..] mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie 194

Perec invite à la réflexion face aux espaces connus et vécus qu’il faut essayer de lire et sur lesquels on doit s’interroger.

Calvino semble bien connaître cette leçon et il part de ces constatations élémentaires pour la construction de ses personnages, qui constituent parfois une pédagogie du regard.

Palomar notamment représente le modèle perceptif par antonomase et cette volonté est bien manifeste dans une introduction au texte :

‘[..] j’ai longtemps espéré réussir à faire en sorte que le mode d’observation de Monsieur Palomar puisse s’étendre au monde humain, à lui-même pour accéder enfin à quelque conclusion de portée générale. 195

Résumons :

Nous avons relu la leçon multiplicité pour montrer l’intérêt d’une littérature multiple encyclopédique ouverte à plusieurs savoirs et, comme l’affirme l’auteur, de réseau.

Or, ce qui nous intéresse c’est la multiplicité et la variété des espaces chez Calvino pour découvrir quelle sorte d’univers il voulait créer, inventer, peindre, dessiner, ou mieux, nous faire observer plus attentivement.

Il nous semble donc indispensable de voir comment les explorateurs de petits espaces se déplacent et lisent le milieu environnant.

Notes
185.

Album Calvino, a cura di Luca Baranelli ed Ernesto Ferrero, (Milano, Mondadori, 1995).

186.

En 1967 Calvino se transfère à Paris et dans la même année finit la traduction de Les fleurs bleues de Raymond Queneau et ce dernier l’introduit au groupe de l’Ou.Li.Po. Mario Fusco à écrit un intéressant article Italo Calvino entre Queneau et l’Ou.Li.Po. où il souligné la place privilégiée de Queneau dans les citations et lectures de Calvino. Selon Fusco Calvino était extrêmement sensible à la dimension encyclopédique de la culture de Queneau. En fait, à part la traduction de Les fleurs bleues Calvino, a présenté un recueil d’articles et de textes théoriques de Queneau, Segni, cifre e lettere. Une connaissance approfondie de l’ensemble de texte de l’auteur français est confirmé, d’après Fusco, par les nombreuses citations présentes dans le recueil Una Pietra Sopra.

187.

Mario Fusco, Italo Calvino entre Queneau et l’Oulipo dans Atti del Convegno Internazionale, (Firenze, Garzanti, 1988). pp. 297-304.

188.

Leçon Americaines, p. 191. [« ho frequentato Perec durante i nove anni che ha dedicato alla stesura del romanzo », Saggi, I. p. 731 » ]

189.

Saggi I, p. 1396. « [..] altri li so per averlo frequentato durante i nove anni in cui lavorò alla stesura del romanzo ; »

190.

La poesie fait partie d’un recueil collectif dedié à l’ecrivain français. Voir Album Calvino, p. 203.

191.

Leçons Americaines, p. 193. [ « Non per niente Perec è stato il più inventivo dei membri dell’Oulipo »]

192.

Saggi I, p. 1383. [« (la morte.) d’uno degli scrittori francesi più significativi degli ultimi decenni, e una delle personalità letterarie più speciali al mondo, tale da non assomigliare assolutamente a nessuno. » Traduit par nous.]

193.

Leçons Américaines, p. 192. [« Il demone del collezionismo aleggia continuamente nelle pagine di Perec, e la collezione più « sua » tra le tante che questo libro evoca direi che è quella di unica, cioè di oggetti di cui esiste un solo esemplare. Ma collezionista lui non era, nella vita, se non di parole, di cognizioni, di ricordi ; l’esatezza terminologica era la sua forma di possesso ; Perec raccoglieva e nominava ciò che fa l’unicità d’ogni fatto e persona e cosa. Nessuno è più immune di Perec dalla piaga peggiore della scritura d’oggi : la genericità. »Saggi I, p. 732.]

194.

George Perec, Espèces d’espaces, (Paris, éditions Galilée, 1974).

195.

Note e notizie sui testi dans RRII, p. 1405. [« Speravo sempre di riuscir a far sì che il modo d’osservazione del Signor Palomar si estendesse al mondo umano, a se stesso, per approdare infine a qualche conclusione generale. », Traduit par nous.]