Les œuvres antérieures à Palomar

Dans ce chapitre nous nous proposons de feuilleter et lire les espaces créés, observés du point de vue des personnages calviniens précédant Palomar.

Toutefois en considérant la richesse et la variété des œuvres, dans la production littéraire de notre auteur, il nous semble indispensable d’orienter notre analyse sur les romans des années 50-60 - Marcovaldo, La speculazione edilizia, La nuvola di Smog, car il signalent un changement profond, radical par rapport aux espaces narratifs précédents.

Comme le signale Giuseppe Nava dans une très intéressante analyse La geografia di Calvino, où il constate qu’avec les récits de Marcovaldo, nous nous trouvons face à une ville complètement différente, anonyme, impersonnelle, dans laquelle, parfois, nous pouvons entrevoir Turin. 196

Au contraire, dans les premières œuvres domine la vision d’une ville comme premier terme d’opposition à la campagne mais dans un rapport de contraste et de complémentarité. Le critique, la définit aussi comme  « lieu d’humaine connivence », difficile mais nécessaire, qui d’un côté limite l’horizon de l’homme, de l’autre l’enrichit d’un nouvelle dimension en lui ouvrant des nouvelles rencontres et expériences. 197

A ce propos, il nous semble intéressant de se référer à l’étude des villes calviniennes faites par Martin McLaughin 198 dans laquelle il soutient que dans ses premières œuvres Calvino représente la ville négativement comme un espace de destruction pendant la guerre et de crime et de prostitution après la guerre.

Mais, selon lui, la scène urbaine est presque inexistante. En fait, dans les 30 récits du recueil Ultimo viene il corvo, les deux tiers se situent à la campagne, et dans son premier roman Il sentierio dei nidi di ragno la ville est dessinée juste dans les premières lignes du chapitre initial et dans le chapitre final.

Pin, le protagoniste du premier roman, commence son aventure dans les ruelles où transparaît la pauvreté et la laideur des lieux :

‘Pour atteindre le fin fond de la ruelle, les rayons du soleil doivent tomber à la verticale au ras des murs froids, repoussés à force d’arcades qui coupent une bande de ciel d’un bleu intense. Ils tombent à la verticale, les rayons du soleil. Le long des fenêtres, disposées çà et là au hasard des façades ; sur des touffes de basilic et de marjolaine en pots placés aux rebords desdites fenêtres ; sur des combinaisons et des jupons étendus sur des cordes. Ils tombent jusqu’au sol, fait de marches et de cailloux, avec une rigole au milieu pour l’urine des mulets. 199

Dans les premières œuvres, en opposition à ce paysage urbain, triste et obscur, est plutôt présent un autre paysage souriant et lumineux, celui de la nature, habité souvent par des enfants comme dans le récit Un pomeriggio Adamo :

‘Libereso se mit à se tourner parmi les caladiums. Elles étaient toutes ouvertes vers le ciel, ces trompettes blanches. Libereso regardait à l’intérieur de chaque caladium [..] il les avait maintenant tous passés en revue. Il avançait, les mains jointes [..] Il avait les mains pleines de cétoines : des cétoines de toutes les couleurs. Les plus beaux étaient verts, puis venaient les rougeâtres et des noirs et même une turquoise. 200

Nous retrouvons les mêmes dessins et harmonie des lieux dans un autre délicieux récit, Il giardino incantato :

‘Au-dessous il y avait une mer d’écailles bleu sombre, bleu clair, plus haut, un ciel à peine strié de nuages blancs.[..] Tout était si beau : de gigantesques couronnes de feuilles d’eucalyptus recourbées se dressaient et entre elles, des coins de ciel ; [..] On n’entendait aucun bruit. D’une touffe d’arbousier un vol de moineaux s’éleva, en angle droit, au milieu des cris. 201 .’

Certainement, cette limpidité et cette transparence d’images vont disparaître et seront remplacées par un ciel couvert d’ « un nuage de smog » qui caractérisera les récits suivants, comme nous pouvons l’observer dans La nuvola di smog :

‘Parmi tous les nuages et les brouillards qui, suivant la façon dont l’humidité se condense dans les couches froides de l’atmosphère, sont gris, ou bleutés, ou blanchâtres, ou même noirs, rien ne distinguait celui – ci sinon sa couleur indéfinissable : dans le marron ou dans les bitumeux, je ne sais ; mieux : il s’agissait d’une ombre de cette couleur qui semblait s’épaissir tantôt au centre du nuage, une ombre de crasse, en somme…. 202

Mais pourquoi ce paysage change-t-il ?

A ce moment, Calvino change son regard sur le monde, il intervient dans le débat politique culturel italien à travers la revue littéraire « Il Menabo » 203 où il publie ses célèbres essais : Il mare dell’oggettività (1960), La sfida al labirinto 1962), Vittorini : progettazione e letteratura (1967).

Ces essais montrent ses inquiétudes face au nouveau monde technologique et industrialisé, et parallèlement les grandes possibilités offertes par la littérature.

Les thèmes traités se révèlent d’une surprenante modernité, nouveauté, si nous pensons à l’actuelle mondialisation ; déjà à partir des années 60, Calvino avait la sensation d’une sorte de «magma d’objectivité » qui concernait la société. Il prend conscience de ce problème à la fin de la conférence tenue à San Remo en 1958 intitulée Natura e storia del romanzo où il analyse les trois éléments que sont l’individu, la nature, l’histoire qui, à son avis, caractérisaient l’épopée moderne. Il en pressent la dissolution, car dans les dernieres années (années 60) l’auteur observait une reddition de l’homme à la nature. 204 Toutefois, il souligne la nécessité pour l’individu d’intervenir dans l’histoire - car il en fait partie - pour éviter d’accepter le monde tel qu’il est :

‘Une reddition de l’individualité et de la volonté humaine face à la mer de l’objectivité, au magma indifférencié de l’être, ne peut que correspondre à un renoncement de la part de l’homme à mener le cours de l’histoire, à une acceptation passive du monde tel qu’il est. 205

Il approfondira ce thème dans le texte suivant Il mare dell’oggettività, où après avoir constaté la perte du « moi », la « déchéance dans la mer de l’objectivité », il déclare la nouvelle vision du monde : multiple , labyrinthique, stratifié, nécessitant une simplification et surtout une non-acceptation :

‘Et aujourd’hui le sentiment de la complexité de tout, le sentiment du grouillant ou de l’épais ou du jaspé ou du labyrinthique ou du stratifié, est devenu nécessairement complémentaire de la vision du monde qui se sert d’une force simplificatrice, schématisatrice du réel. Mais le moment dont voudrait qu’il naisse [..] est pourtant toujours celui du refus de la situation donnée, du déclenchement actif et conscient, de la volonté de contraste, de l’acharnement sans illusions. 206

Et cette simplification du labyrinthe de la réalité Calvino la propose dans les très belles pages de La sfida al labirinto où il examine la société :

‘Maintenant nous sommes entrés dans la phase de l’industrialisation totale et de l’automation. (Et peu importe si une grosse partie du monde est encore dehors, maintenant on brûle partout les étapes ;).[..] Les machines sont plus avancées que les hommes ; les choses commandent la conscience ; la société boite et trébuche partout en essayant de suivre au pas avec le progrès technologique. 207

Ce passage montre comment l’auteur anticipe les thèmes de grande actualité en mettant en évidence les problèmes de la société industrialisée qui trébuche et boite continuellement (mais seulement dans une partie du monde) et encore aujourd’hui ce tableau peut résumer notre société.

Après avoir « photographié » la société, Calvino essaie de définir le rôle de la littérature dans ce monde labyrinthique, un rôle de défi contre la reddition, une littérature, en somme, qui soit capable de donner une image cosmique.

Or, Marco Belpoliti dans une monographie sur Calvino affirme que dans l’œuvre même de notre écrivain se dissolvent les points d’appui entre individu, nature, histoire et que chez lui l’image du labyrinthe agit comme perdition et dépaysement. 208

Toutefois ce discours ne peut pas concerner tous les romans car Palomar, par exemple, ou Marcovaldo, même s’ils se déplacent à tâtons et rencontrent des échecs, ont des attitudes atypiques et à leur façon, défient le labyrinthe en agissant différemment.

Calvino s’interroge continuellement sur les mouvements de l’histoire et dans les essais, il définit aussi sa vision du monde comme complexe et difficile à voir dans sa totalité.

Et dans ses romans - par exemple Marcovaldo - il semble vouloir nous montrer comment les horizons des habitants, de ce monde labyrinthique, sont limités.

Notes
196.

La geografia di Calvino, dans Atti del convegno Internazionale 1987, p. 157. [« Con il ciclo dei racconti incentrati sul personaggio di Marcovaldo [..] ci troviamo di fronte a una città radicalmente diversa : anonima, impersonale ostile, dove solo a tratti è dato scorgere una vaga allusione a Torino »].

197.

Ibidem, p. 156. [« La città è il luogo dell’umana convivenza difficile ma neccessaria : se da un lato essa limita l’orizzonte dell’uomo, dall’altro lo arricchisce d’una nuova dimensione, lo provvede di nuove esperienze, lo sollecita a nuovi incontri : è anch’essa teatro di prove, che l’uomo è chiamato a superare, di sfide a cui è tenuto a dare una risposta ».]

198.

Le città visibili di Calvino, dans La visione dell’invisibile, (Milano, Mondadori, 2002). [« Calvino ritrae la città in termini largamente pessimistici, uno spazio di distruzione durante la guerra e dopo la sua conclusione sede del crimine, dei traffici del mercato nero e della prostituzione ». p. 45] Voir Annexe p. 336.

199.

Le sentier des nids d’araignée, traduit par Roland Stragliati, (Paris, Julliard 1978), p. 11. [«  Per arrivare fino in fondo al vicolo, i raggi del sole devono scendere diritti rasente le pareti fredde, tenute discoste a forza d’arcate che traversano la striscia di cielo azzurro carico. Scendono diritti, i raggi del sole, giù per le finestre messe qua e là in disordine sui muri, e cespi di basilico e di origano piantati dentro pentole ai davanzali, e sottovesti stese appese a corde ; fin giù al selciato, fatto a gradini e a ciottoli, con una cunetta in mezzo per l’orina dei muli. » Il sentiero dei nidi di ragno, (Milano, Mondadori, 1993), p. 3. ]

200.

Un pomeriggio Adamo dans RRI, p. 156. [« Libereso si mise a girare tra le calle. Erano tutte sbocciate, le bianche trombe al cielo. Libereso guardava dentro ogni calla, [..] Ormai aveva passato in rivista tutte le calle. Venne tenendo le mani una nell’altra [..] Aveva le mani piene di cetonie : cetonie di tutti i colori. Le più belle erano le verdi, poi ce n’erano di rossicce e di nere e una anche turchina ».] Traduit par nous.

201.

Ibidem, p. 168. [« Giù c’era un mare tutto squame azzurro cupo azzurro chiaro ; su, un cielo appena venato di nuvole bianche.[..] Tutto era così bello : volte strette e altissime di foglie ricurve d’eucalipto e ritagli di cielo ; [..] nessun rumore si sentiva. Da un cespo di corbezzolo, a una svolta, s’alzo’ un volo di passeri, con gridi ».] Traduit par nous.

202.

Le nuage de smog, traduction de M. Javion et J. P. Manganaro, p. 235. [« Dalle altre nuvole o nebbie che a seconda di come l’umidità s’addensa negli stati freddi dell’aria sono grige o azzurrastre o bianchicce oppure nere, questa non era poi tanto diversa, se non per il colore incerto, non so se più sul marrone o sul bituminoso, o meglio : per un’ombra di questo colore che pareva farsi più carica ora ai margini ora in mezzo, ed era insomma un ombra di sporco. » La nuvola di smog, p. 237].

203.

Revue fondé par Elio Vittorini en 1959 qui durera jusqu’au 1967. Le projet étais celui d’un renouvellement de la littérature et d’élaboration des nouvelles méthodes de connaissance comme réponse à une sorte de décadence de l’individu due au nivellement de la culture de masse et au développement de la culture scientifique et technologique, Calvino acceptera le rôle de codirecteur et dans les mêmes années complétera le recueil des récits de Marcovaldo, et récrira la préface à la trilogie degli antenati. Voir à ce propos Cristina Benussi Introduzione a Calvino, pp. 79-87.

204.

Pour ce qui concerne le terme individu, nature et histoire voir : Giorgio Bertone, Il castello della scrittura, (Torino, Einaudi, 1994) et Asor Rosa Stile Calvino, (Torino, Einaudi, 2001).

205.

Natura e storia del romanzo, dans Saggi I, p. 51. [« Una resa dell’individualità, e volontà umana di fronte al mare dell’oggettività, al magma indifferenziato dell’essere non può non corrispondere a una rinuncia dell’uomo a condurre il corso della storia, a una supina accettazione del mondo com’è ».] Traduit par nous.

206.

Il mare dell’oggettività, dans Saggi I, p. 60. [«  E oggi, il senso della complessità del tutto, il senso del brulicante o del folto o dello screziato o del labirintico o dello stratificato, è diventato necessariamente complementare alla visione del mondo che si vale di una forzatura semplificatrice, schematizzatrice del reale. Ma il momento che vorremmo scaturisse [..], è pur sempre quello di non accettazione della situazione data, dello scatto attivo e cosciente, della volontà di contrasto, della ostinazione senza illusioni. »] Traduit par nous.

207.

Saggi I, pp. 105-6. [« Ora siamo entrati nella fase dell’industrializzazione totale e dell’automazione. (E non importa se una grossa parte del mondo è ancora fuori ; ormai dappertutto si va a salti ; ). [..] le macchine sono più avanti degli uomini ; le cose comandano le coscienze ; la società zoppica e inciampa da tutte le parti cercando di tener dietro al progresso tecnologico. »] Traduit par nous.

208.

Marco Belpoliti, L’occhio di Calvino, (Torino, Einaudi, 1996), p. 12.