l’Espace dans les romans

Marcovaldo

Structure et évolution du livre

Marcovaldo a été édité a plusieurs reprises. Calvino publie les premiers récits dans le quotidien « l’Unità » en 1952/53 et trois autres dans les périodiques « Il Corriere dell’informazione », « Il Caffè »  et « Il Contemporaneo » en 1954/57. Tous ces récits plus La Panchina sortiront dans la première publication de I Racconti en 1958.

Cette édition, toutefois, sera suivie de Marcovaldo ovvero le stagioni in Città, publié toujours par Einaudi en 1963, avec l’adjonction de dix nouveaux récits.

Il s’agit d’un texte différent, tout d’abord par le nombre des récits qui passent de dix à vingt, en outre, par la présence des illustrations de Sergio Tofano, (car il voulait s’adresser surtout aux enfants), et enfin par la structure. Chaque histoire est consacrée à une saison, et le cycle des saisons se répète cinq fois dans le livre. La structure de cette deuxième édition sera définitive, publiée aussi dans la collection «Nuovi Coralli » en 1966, avec une introduction de l’auteur.

Il est une constante, chez Calvino la volonté de publier les œuvres avec des changements ou des notes éclairantes - comme par exemple dans le Sentiero dei nidi di ragno 209 , - maisici c’est toute la structure du texte qui change, ainsi que le message. Maria Corti dans une très passionnante étude sur Marcovaldo précise les différences de structure et de contenu entre les deux éditions. Elle définit la première comme un macrotesto 210 car il existe une combinaison des éléments thématiques et formels qui donnent unité au recueil et, en plus, il y a une progression du discours qui fait que chaque texte a une position et n’admet pas d’être interchangé. Elle repère, donc, une structure qui est constante dans chacun des dix récits du premier recueil, et la résume dans le schéma suivant :

A ville industrielle, sans nom car emblématique = prison

B nature = présence amie consolatrice

C impossibilité de coexistence de A et B

Et cette impossibilité de coexistence de nature et ville déterminera la fin négative de chaque histoire.

Mais, selon Maria Corti, le discours change complètement dans le deuxième recueil qui se présente comme moins homogène, moins unitaire et surtout change l’antithèse ville - campagne. La critique reconnaît même dans chaque récit une certaine ligne de développement ascendant qu’elle synthétise ainsi :

1) Rencontre avec un objet :

a) naturel - La neige, une plante, les forêts de l’Inde vues au cinéma, la ville vide au mois d’août, la ville des chats.

b) produit de la nouvelle civililisation technologique – le chariot au supermarché, les cadeaux de Noël…

2) Transfiguration de l’objet dans une situation ludique - fantastique

3) Résultat surréel, heureux, car il n’appartient pas à l’univers de la réalité, une sorte de rêve les yeux ouverts.

Donc, une fin non plus pessimiste et décevante mais d’évasion qui empêche la clôture du récit en le laissant ouvert à plusieurs interprétations, comme par exemple dans Un sabato di sole, sabbia e sonno :

‘Marcovaldo, volant, ne savait pas s’il allait tomber sur un matelas de caoutchouc, ou dans les bras d’une matrone junonienne, mais il était au moins sûr d’une chose : c’était que pas une seule goutte d’eau ne l’effleurerait . 211

Le gérondif volando (en volant) laisse la fin ouverte à plusieurs hypothèses : est ce que c’est Marcovaldo qui vole ? est ce que c’est son imagination ? Et à la fois l’imagination même du lecteur « vaga/spazia » dans cette conclusion polysémique comme également dans La fermata sbagliata :

‘Par les fenêtres, la nuit apparaissait pleine d’étoiles, maintenant que l’avion, ayant traversé une épaisse couche de brouillard, volait dans le ciel limpide des grandes altitudes. 212

Nous retrouvons, le même verbe voler, (ici à l’imparfait) qui indique toujours une sorte de vol réel et fictif, et nous montre aussi Marcovaldo déjà haut dans un ciel limpide libéré du brouillard qui invite le lecteur à s’évader dans les grandes altitudes de son imagination.

Cette évasion suggestive et irréelle nous donne l’impression d’un dénouement heureux, optimiste de défi au labyrinthe de la réalité, et en particulier bien loin de la fin décevante des premiers récits, où, le protagoniste se retrouvait toujours à l’hôpital ou bien, dans une voie sans issue. Comme nous pouvons l’observer dans le récit Il coniglio velenoso :

‘Frustré même de cet ultime geste de dignité animale, le lapin fut embarqué dans l’ambulance qui fila à toute allure en direction de l’hôpital. A son bord se trouvaient aussi Marcovaldo, sa femme et ses enfants, qu’on allait hospitaliser afin de les mettre en observation et de leur faire expérimenter une série de vaccins. 213

La même situation tragi-comique se vérifie dans La cura delle vespe :

‘On appela les pompiers, puis la Croix - Rouge. Couché dans son lit d’hôpital, gonflé, méconnaissable du fait des piqûres. Marcovaldo n’osait pas répondre aux imprécations que ses clients lui lançaient des autres lits de la salle. 214

A part la structure et la transformation radicale du texte, le changement dans le rapport ville - campagne mérite une attention particulière. La campagne ne sera plus considérée comme consolatrice ou comme un Eden perdu, puisqu’elle n’a pas été épargnée dans la transformation du paysage des années 60. Très éclairantes à ce propos sont les notes de l’auteur qui accompagnent l’édition de 1963 ‘«’ ‘ il ne faut pas tomber dans l’illusion que cette hostilité contre la civilisation industrielle corresponde à la nostalgie et à un regret d’un monde idyllique perdu ’ ‘»’  Ceci est une lecture qui se veut simplificatrice mais qui ignore les transformations idéologiques de ces années-lá. 215

L’auteur veut critiquer à la fois la réalité industrielle et l’idylle champêtre et il résume le sens du livre dans un rapport perplexe et interrogatif avec le monde : ‘«’ ‘ Dans ce regard du monde si critique des situations et des choses mais en même temps si riche de sympathie pour les personnes et pour les choses ’ ‘»’ 216 .

Entre les deux éditions, donc, la vision du monde du narrateur change et son idéologie devient plus complexe et à la fois plus universelle.

Certaines précisions chronologiques, qui aident à comprendre les transformations du contexte politico-historique dans lequel opérait Calvino, sont indispensables à ce propos. La première série de récits a été écrite entre les années 52 et 56, alors que la deuxième l’a été en 1963, dans les années de forte transformation idéologique et culturelle et, à ce moment là, il avait déjà écrit les essais Il mare dell’oggettivitá et La sfida al labirinto.

Ces années coïncident avec plusieurs changements dans la vie de l’auteur et avec la publication de nombreuses œuvres ; il publie, en effet, Il visconte dimezzato, La formica argentina en 1952, dans « Botteghe oscure », et en 1954 il dirige le projet de Le fiabe Italiane (Recueil de deux cents contes populaires). L’année suivante il intervient dans le débat sur la culture marxiste au moment de l’invasion de la Hongrie par l’URSS, il écrit le récit –apologue La gran bonaccia delle Antille pour dénoncer l’immobilisme du PC italien face aux événements en Hongrie. En 1957 il démissionne du PCI. Il publie Il barone rampante  et aussi La speculazione edilizia (dans la revue « Botteghe oscure »). Entre 1959 et 1960 il visite les Etat Unis pendant six mois, invité par la Ford Foundation. En 1963 il publie Marcovaldo et La giornata di uno scrutatore. Dans ces années il voyage souvent en France et en 1964 choisit Paris comme demeure.

A Paris il entre dans le groupe Oulipo et approfondit ses connaissances scientifiques comme il l’explique dans la lettre, déjà citée, à Domenico Rea. Il fréquente des séminaires sur la linguistique de Greimes, il s’intéresse à la sémiologie et à l’anthropologie structurelle.

Il se renouvelle donc, tout en expérimentant de nouvelles possibilités narratives car il est désormais conscient que le roman ne peut plus nous informer sur la manière dont est fait le monde mais il peut plutôt nous renseigner sur les nombreuses et nouvelles façons d’insérer notre existence dans le monde :

‘Le roman ne peut plus prétendre nous informer sur la façon dont le monde est fait ; mais il doit et peut découvrir la façon, les mille, les cent mille nouvelles façons où notre intégration dans le monde se présente, exprimer au fur et à mesure nos situations existentielles. Dans ce cas seulement on peut reconnaître que la poésie n’aura jamais de fin ainsi que ce cas particulier de la poésie qu’on nomme roman : la poésie comme premier acte naturel de celui qui prend conscience de soi- même, de celui qui regarde autour de lui, stupéfait d’être dans le monde. 217

Dans Marcovaldo il exprime une façon d’exister mais surtout son étonnement et son émerveillement naïf pour tout ce qui l’entoure. Il observe tout comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant.

Il va contre la mer de l’objectivité, il agit tout seul et contre tous en affrontant continuellement le défi de la réalité et il est victime d’un processus industriel trop rapide où il semble difficile de trouver une place.

Il ne connaît pas le nouveau code de la ville industrialisée et il la lit à sa façon.

Le comportement étrange, gauche, parfois ridicule, de Marcovaldo semble résumer les intentions que Calvino montre dans l’essai Dialogo di due scrittori in crisi et plus précisément celle de construire des personnages absurdes, plus absurdes que la réalité elle-même. 218

Notes
209.

Lors de la publication de ses œuvres Calvino insérait souvent des introductions explicatives dans lesquelles il donnait aussi des avis différents par rapport aux positions politiques prises auparavant. Par exemple dans Il sentiero dei nidi di ragno où il avoue s’être éloigné du néoréalisme. Egalement très intéressants sont La postfazione ai Nostri antenati de 1960, La prefazione all’edizione scolastica del Barone Rampante et les différentes Introductions à I Racconti qui représentent une sorte d’ autocommentaire de ses œuvres.

210.

Testi o macrotesti dans Maria Corti, Il viaggio Testuale, (Torino, Einaudi, 1975), p. 186 : « On peut parler de fonctionnalité et possibilité d’information d’un recueil comme tel lorsqu'il se vérifie au moins une de ces conditions : 1) S’il existe une combinatoire d’éléments thématiques et/ou formels qu’elle se réalise dans l’organisation de tous les textes et produit l’unité du recueil ; 2) S’il y a même une progression du discours qui fait en sorte que chaque texte peut rester seulement à sa propre place ».

211.

Marcovaldo, p. 51, traduction de Roland Stragliati. [« E Marcovaldo, volando, era incerto se sarebbe caduto su un materassino di gomma o tra le braccia di una giunonica matrona, ma d’una cosa era certo : che neppure una gocciad’acqua l’avrebbe sfiorato. »Marcovaldo, (Torino, Einaudi, 1963) p. 40].

212.

Ibidem, p. 104. [La notte ai finestrini appariva piena di stelle, ora che l’aereoplano, attraversata la fitta coltre di nebbia volava nel cielo limpido delle grandi altezze», p.78]

213.

Ibidem, p. 93. [«Impedito fin da quell’estremo gesto di dignità animale, il coniglio venne caricato sull’ambulanza che partì a gran carriera verso l’ospedale. A bordo c’erano anche Marcovaldo, sua moglie e i suoi figlioli, ricoverati inosservazione o per una serie di prove e di vaccini », p. 70].

214.

Ibidem, p. 44. [« Vennero i pompieri e poi la Croce Rossa. Sdraiato sulla sua panca all’ospedale, gonfio irriconoscibile dalle punture, Marcovaldo non osava reagire alle imprecazioni che dalle altre brande della corsia gli lanciavano i suoi clienti. », p. 35]

215.

Même dans le texte Ligura magra e ossuta l’auteur dénonce la modification du paysage rural ligure, donc la nature ne représente plus un paradis dans lequel trouver abri.

216.

Presentazione all’edizione scolastica di Marcovaldo, dans RRI, p. 1233 : « non bisogna cadere nell’inganno che questa ostilità contro la civiltà industriale sia la nostalgia e il rimpianto per un idillico mondo perduto (..) in questo sguardo sul mondo così critico per le situazioni e le cose  ma così pieno di simpatia per le persone e le cose». Traduit par nous.

217.

Dialogo di due scrittori in crisi, dans Saggi I, p. 89. [« Il romanzo non può più pretendere d’informarci su come è fatto il mondo ; deve e può scoprire però il modo, i mille i centomila nuovi modi in cui si configura il nostro inserimento nel mondo, esprimere via via le nostre situazioni esistenziali. Qui soltanto possiamo riconoscere che la poesia non avrà mai fine e così quel caso particolare della poesia che chiamiamo romanzo : la poesia come primo atto naturale di chi prenda coscienza di se stesso, di chi guarda attorno con lo stupore d’ essere al mondo. ». Traduit par nous.]

218.

Ibidem, p. 84. [« Tutti : anch’io costringiamo i nostri personaggi a comportamenti assurdi, [..] Rappresentare la vita del nostro tempo vuol dire portare alle estreme conseguenze quello che in essa è implicito, sviluppare tutti i nodi drammatici magari fino alla tragedia. »]