Personnage étrange

Marcovaldo se présente comme un « individu » différent, absurde pour le monde dont il fait partie. Il assume une attitude à la limite de la normalité - comme d’ailleurs les autres créations calviniennes - presque pour se distinguer de celle que Calvino appelle magma de l’objectivité. Déjà, à l’ouverture du premier récit, l’auteur souligne l’excentricité de ce protagoniste prompt à remarquer des phénomènes insolites :

‘Venant de loin, le vent apporte à la ville des cadeaux insolites que remarquent seuls des êtres sensibles, [..] Un jour , sur le bord de la plate – bande d’une avenue de la ville, tomba, on ne sait d’où, une volée de spores ; et des champignons y germèrent. Personne ne s’en aperçut, sauf le manœuvre Marcovaldo qui, chaque matin, prenait justement le tram à cet endroit-là . 219

La diversité de ce personnage est bien mise en évidence car il observe des choses inaperçues par les autres et il est le seul être sensible à remarquer des éléments étranges au monde urbain.

Cette diversité est donc positive, puisqu’elle est en opposition avec les autres qui semblent incapables de découvrir et de savoir lire des espaces singuliers, insolites.

L’auteur, en affirmant ‘«’ ‘ Personne ne s’en aperçut, sauf le manœuvre Marcovaldo ’ ‘»’, le place dans une position privilégiée face à un monde anonyme et informe qu’il réunit sous la commune acception personne.

Bien que Marcovaldo soit un homme de la ville par définition, 220 il ne lit pas l’ensemble des codes représentés par : ‘«’ ‘ les panneaux publicitaires, les feux de signalisation, les enseignes lumineuses, les affiches ’ ‘»’ car ‘«’ ‘ pour aussi étudiés qu’ils fussent afin de retenir l’attention, ils n’arrêtaient jamais son regard ’ ‘»’. 221

Son attention est, par contre, attirée vers un autre univers, - comme la vision d’une feuille qui jaunit sur une branche, d’une plume qui s’accroche à une tuile - soumis également à une analyse rationnelle :

‘[..] il n’était pas de taon sur le dos d’un cheval, de trou de ver dans une table, de peau de figue écrasée sur le trottoir que Marcovaldo ne notât et ne fît l’objet de ses réflexions, découvrant ainsi les changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence. 222

Calvino veut nous montrer à travers ce protagoniste apparemment naïf sa susceptibilité et sa réflexion vers un monde plus proche de son esprit, de ses désirs et qui le rend conscient de sa petitesse. Il s’agit donc d’un personnage capable de penser de façon autonome et non pas victime des attitudes imposées par la nouvelle société, par un monde artificiel. Le narrateur souligne bien comme Marcovaldo ne tombe pas dans les pièges du code urbain bien que ceux-ci soient étudiés « pour retenir l’attention ». Il va donc contre « la mer de l’objectivité » en se montrant aveugle au code urbain et en essayant de lire les signes citadins selon ses propres moyens. Chaque fois son attention est attirée par des phénomènes naturels, comme par exemple dans l’amusant récit Il piccione comunale :

‘Pourtant, une fois, un vol de bécasses d’automne apparut dans le ruban du ciel d’une rue. Et Marcovaldo, qui ne circulait toujours que le nez en l’air, fut bien le seul à s’en apercevoir 223 .’

Or, son air rêveur est ici mis en évidence avec l’expression « le nez en l’air », ce qui connote Marcovaldo comme un distrait. Mais il se peut aussi que cette attitude soit volontaire pour aller à rebours des autres, car il ne se retrouve pas dans cet univers artificiel, fait de carrefours et des feus. Il les ignore donc et en subit ainsi les conséquences, risquant d’être percuté :

‘Et pédalant ainsi, sans perdre des yeux le vol des bécasses, il se trouva parmi les voitures au beau milieu d’un carrefour, le feu étant en rouge, et manqua de peu d’être embouti. Tandis qu’un agent, au visage cramoisi, inscrivait ses nom et adresse sur son calepin. Marcovaldo chercha encore du regard toutes ces ailes dans le ciel, mais elles avaient disparu. 224

Il est curieux de voir comment, malgré tout, il s’obstine et continue à regarder le ciel,  cherchant encore « toutes ces ailes dans le ciel ». Cette distraction et naïveté est donc seulement apparente car il ne s’agit pas d’un regard dans le vide avec « le nez en l’air ». Au contraire, face à l’agent, Marcovaldo cherche encore les bécasses dans le but de les capturer. Naturellement, après avoir grillé le feu rouge l’aventurier Marcovaldo est pénalisé par une contravention ce qui ne semble pas le perturber puisqu’il refuse « l’alphabet » de la ville, mais, en revanche, cela suscite la réaction de son chef qui le définit « tête  vide ».

Il se crée ainsi une situation paradoxale car si d’un côté cette infraction au code de la ville est motif de dérision et de reproche pour Marcovaldo, de l’ autre elle devient assez intéressante pour son chef qui transforme soudain la tête de Marcovaldo en « tête pleine ».

‘- Alors, tu ne sais même pas ce que veut dire un feu rouge ! lui lança M. Viligelmo, le chef magasinier. Mais qu’est-ce que tu regardais donc, tête de linotte ? – Un vol de bécasses, que je regardais …, dit Marcovaldo. – Quoi ? Les yeux de M. Viligelmo, qui était un vieux chasseur, se mirent à briller. Marcovaldo raconta tout. – Samedi, je prends mon fusil et mon chien, dit le chef magasinier, tout guilleret, oubliant ses reproches. 225

Donc Marcovaldo non seulement remarque ce que « les autres » ignorent mais il arrive aussi à attirer leur l’attention sur son univers différent, vide, apparemment inexistant. En vérité, « les autres », ici identifiés par la figure de son chef Viligelmo, représentent les victimes de la nouvelle société technologique par laquelle ils sont aliénés et leur regard devient alors homogène, uniforme, stéréotypé.

L’infraction du protagoniste aventurier est considérée ici par Calvino positivement puisqu’elle permet de voir ce que les autres ignorent et empêche aussi de se confondre avec des automates qui agissent tous de la même façon.

L’auteur avec cette figure « chaplinesque » semble réaliser ce qu’il proposait dans l’essai Gli Dei della Città 226  :

‘Pour voir une ville il ne suffit pas de garder les yeux ouverts. Il faut tout d’abord écarter tout ce qui nous empêche de la voir, toutes les idées reçues, les images déjà constituées qui continuent à encombrer le champ visuel et la capacité de comprendre. Ensuite, il faut savoir simplifier, réduire à l’essentiel le nombre énorme des différents éléments que la ville, à chaque instant, met sous les yeux de celui qui la regarde. . 227

Et Marcovaldo, de façon très simple, simplifie, et réduit à l’essentiel certains signes que la ville lui offre : des champignons, le pigeon, la lune, la pluie et les feuilles. Il fait de la ville une seule lecture filtrée par une ironie qui invite à sourire mais qui, en vérité, cèle les difficultés d’un citoyen incapable de comprendre, de voir, de lire la ville dans sa complexité et sa totalité. Donc il cherche à se déplacer, en écartant tout ce qui ne l’intéresse pas – l’univers d’asphalte et de béton et ses lois – mais ce choix le place contre « les autres » qui sont les victimes aliénées par ce nouvel univers. La tâche de Marcovaldo est donc ardue - mais pas impossible - et reste un vrai défi face à la complexe et « labyrinthique réalité ».

Le message du texte veut être, d’un côté, une mise en garde pour ne pas tomber dans un regard uniforme, vide du « magma » et, d’un autre, une invitation à bien observer et à s’interroger continuellement. Cette invitation est très constante chez Calvino : nous la retrouvons dans l’introduction de 1963 228  et aussi dans une préface de Palomar jamais éditée 229 .

Et elle devient plus explicite dans l’essai Gli dei della città car Calvino nous invite à observer la ville avec un nouveau regard :

‘Aujourd’hui, c’est avec des yeux nouveaux qu’on regarde la ville, et on se trouve face à une ville différente [..] Mais c’est d’ici qu’il faut partir pour comprendre – tout d’abord - comment la ville est faite – et ensuite – comment on peut la refaire.. 230

En fait les personnages calviniens se proposent d’observer ce qui ne va pas dans la ville, donc comment la ville est faite et rarement comment elle devrait être sauf dans Le città invisibili où l’auteur envisage des modèles de villes du passé et du futur. 231 Mais certains récits de Marcovaldo sont un exemple de comment la ville est invivable et de comment on peut la transformer grâce à son imagination ; il nous semble, donc, intéressant de les analyser.

Notes
219.

Marcovaldo, traduit par Roland Stragliati, p. 7. [ «Il vento venendo in città da lontano, le porta doni inconsueti, di cui s’accorgono solo poche anime sensibili[..] Un giorno, sulla striscia d’aiuola d’un corso cittadino, capitò chissà donde una ventata di spore, e ci germinarono dei funghi. Nessuno se ne accorse tranne il manovale Marcovaldo che proprio lì prendeva ogni mattina il tram. », Marcovaldo, p. 9, souligné par nous].

220.

Ainsi Calvino le définit dans la Presentazione du 1966 : « l’amore per la natura di Marcovaldo è quello che può nascere solo in un uomo di città : per questo non possiamo sapere nulla di una sua provenienza extra cittadina »; p. 1236, RRI.

221.

Marcovaldo, p. 7.

222.

Marcovaldo, traduction de Roland Stragliati, p. 8. [« non c’era tafano sul dorso di un cavallo, pertugio di tarlo in una tavola, buccia di fico spiaccicata sul marciapiede che Marcovaldo non notasse, e non facesse oggetto di ragionamento, scoprendo i mutamenti della stagione, i desideri del suo animo, e le miserie della sua esistenza.», p. 9 ]

223.

Ibidem, p. 25, [« Pure una volta, un volo di beccacce autunnali apparve nella fetta di cielo di una via. E se ne accorse solo Marcovaldo che camminava sempre a naso in aria. » p. 22].

224.

Ibidem, p. 26. [« E così andando, cogli occhi agli uccelli che volavano, si trovò in mezzo a un crocevia, col semaforo rosso, tra le macchine, e fu a un pelo dall’essere investito. Mentre un vigile con la faccia paonazza gli prendeva faccia e indirizzo sul taccuino, Marcovaldo cercò ancora con lo sguardo quelle ali nel cielo, ma erano scomparse », p. 22].

225.

Ibidem, p. 26. [« Manco i semafori capisci ? – gli gridò il caporeparto signor Viligelmo. - Ma che cosa guardavi, testavuota ? - Uno stormo di beccacce, guardavo..- disse lui. - Cosa ? - e al signor Viligelmo che era un vecchio cacciatore, scintillarono gli occhi. E Marcovaldo raccontò. – Sabato prendo cane e fucile ! – disse il caporeparto, tutto arzillo, dimentico ormai della sfuriata. » pp. 22-23. ]

226.

Texte très intéressant sur les nouvelles problématiques de la ville ; publié pour la première fois dans « Nuovasocietà », le 15 novembre 1975, puis dans le recueil Una pietra sopra.

227.

Gli Dei della città, dans Saggi I, p. 346. [«Per vedere una città non basta tenere gli occhi aperti. Occorre per prima cosa scartare tutto ciò che impedisce di vederla, tutte le idee ricevute, le immagini precostituite che continuano a ingombrare il campo visivo e la capacità di comprendere. Poi occorre saper semplificare, ridurre all’essenziale l’enorme numero degli elementi che a ogni secondo la città mette sotto gli occhi di chi la guarda …»]. Traduit par nous.

228.

Dans la Presentazione 1966 all’edizione scolastica di Marcovaldo l’écrivain précise : « Ma presentando questo libro per le scuole, vogliamo dare ai ragazzi una lettura in cui i temi della vita contemporanea sono trattati con spirito pungente [..] con un invito costante alla riflessione ». RRI, p. 1239.

229.

Déjà citée dans le paragraphe Multiplicité.

230.

Ibidem. p. 349. [«  É con occhi nuovi che oggi ci si pone a guardare la città, e ci si trova davanti agli occhi una città diversa [..] Ma è di qui che bisogna partire per capire – primo- come la città è fatta, - secondo - come la si può rifare. »] Traduit par nous.

231.

Dans cette œuvre on discerne déjà l’influence de Fourier. Calvino avait déjà écrit les essais sur l’Utopie Pulvérisée.