La ville : réelle et surréelle

Tous les récits de Marcovaldo ont comme toile de fond la ville qui pourrait être Milan ou Turin, en considérant les références au fleuve et aux collines, mais nous ne savons pas exactement de quelle ville il s’agit.

L’auteur, à ce propos, dans la préface de 1963, nous donne des indications importantes en précisant que cette indétermination veut signifier non pas une ville particulière, mais n’importe quelle ville industrielle, abstraite et typique comme elles sont dans les histoires racontées. 232 Or, à part cette précision, le rapport du protagoniste à la ville (abstrait et typique) mérite une attention particulière.

Nous avons déjà observé comment Marcovaldo se sent mal à l’aise dans un univers d’asphalte et de béton où il lui faut vivre et par conséquent il lit juste une partie du code de cet univers en cherchant, au contraire, des fragments de nature. Mais, ce qui semble encore plus curieux c’est qu’il essaye de faire disparaître la ville - grâce à différents phénomènes naturels- et d’en construire une nouvelle. Il nous semble, alors, très intéressant d’observer quelle sorte de ville notre aventurier envisage et quels sont les éléments urbains qu’il voudrait faire disparaître.

En fait, dans les trois récits : La città smarrita dalla neve, La fermata sbagliata, La città tutta per lui, appelés par Mario Barenghi « Le triptyque de la disparition de la ville » 233 l’obsession de Calvino d’annuler la ville existante pour en construire une nouvelle est déjà manifeste. Une obsession et une passion qui se développeront dans la construction de Le città invisibili mais qu’on peut déjà entrevoir dans Marcovaldo. . 234

Ces trois textes ont été rédigés en 1963 - La città smarrita dalla neve parue pour la première fois le 8 décembre dans « Il Corriere dei piccoli » et La fermata sbagliata, dans le même journal le 3 novembre. En revanche, La città tutta per lui, paraît pour la première fois dans le volume de Marcovaldo ovvero le stazioni in città. – il est important de rappeler les données chronologiques car, comme dans tous les récits de la deuxième série, on constate une plus forte volonté d’agir du protagoniste et, de plus, dans ceux-ci il y a la construction d’un ville différente bien qu’il s’agisse d’une solution surréelle. Or, à notre avis, ces récits peuvent être considérés comme une ébauche de Le città invisibili. En effet Calvino envisage déjà sa ville idéale dans La città smarrita dalla neve et également dans La città tutta per lui et nous révèle ce qui fait obstacle et dérange sa tranquillité et donc ce qu’il voudrait retirer.

Les trois récits confirment la ligne ascendante de Maria Corti, citée dans le précédent paragraphe et qui peut être résumée ainsi :

1) la rencontre avec l’objet, toujours un phénomène naturel :

2) La transfiguration de l’objet dans une situation ludique fantastique :

La neige transfigure la ville en une grande page blanche :

la ville n’était plus là, elle avait été remplacée par une grande plage blanche 235

Le brouillard en images panoramiques :

..le brouillard en effaçant le monde qui l’entourait lui permettait [..] de colorer ce vide avec les image de l’Inde, du Gange de la jungle, de Calcutta 236

La ville vide en vallées ou montagnes :

..le plaisir [..] de tout voir différemment : les rues, comme des creux de vallée ou de lits de fleuves à sec ; les maisons comme des chaînes des montagnes escarpées 237

3) L’évasion surréelle

Le résultat final toutefois n’est pas toujours heureux, car il se vérifie seulement dans La fermata sbagliata, tandis que dans les deux autres, le protagoniste, en ouvrant les yeux, se retrouve dans la même grisaille quotidienne :

‘Et il revit alors la vieille cour, les murs gris, les caisses du magasin, les choses de tous les jours, anguleuses et hostiles. 238 ’ ‘..Aux jeux de Marcovaldo aveuglé et étourdi, la ville de tous les jours avait repris la place de l’autre qu’il n’avait fait qu’entrevoir durant un moment, ou peut être seulement rêvée. 239

Donc Marcovaldo rencontre l’immanquable déception finale qui confirme aussi le manque d’homogénéité dans le texte et en même temps une analyse différenciée pour chaque récit. Mais ce qui nous intéresse c’est surtout la volonté explicite de cacher, de faire disparaître, d’oublier même pour un instant la ville, pour en reconstruire une nouvelle. Car, en annulant la ville, il efface aussi ce qu’il déteste chez elle et derrière la présence de la neige, le brouillard et la ville vide, nous pouvons découvrir la ville à laquelle il aspire.

Dans La città smarrita dalla neve on trouve ces oppositions :

Ville idéale vs Ville réelle

Silence 240 bruit

marcher à pied tram

avancer en zigzaguant clous (linee prescritte)

être libre murs qui emprisonnaient sa vie

rues interminables et désertes

pour lui tout seul la présence des autres

ville différente ville grise de tous les jours

La fermata sbagliata présente aussi les deux villes opposées

Ville idéale vs Ville réelle

sans bruit les trams

espace sans dimensions les feux de signalisations

vastes horizons logements au sous-sol

magasins avec des caisses

Dans La città tutta per lui le rêve d’un ville sans normes devient plus explicite :

Ville idéale vs Ville réelle

rue larges et interminables mêmes gratte-ciel

rues désertes et vides de voitures files de voitures en stationnement

utiliser les rues en tant que rues foule se pressant

marcher au milieu de la rue passages souterrains

passer au feu rouge présence de tram

traverser en diagonale fonction des passages cloutés

parcourir les rues en zigzaguant fonction de trottoirs

ville d’écorces et nervures ville d’asphalte, de verre et de plâtre

Dans ce dessin de ville rêvée nous pouvons entrevoir un besoin, une recherche d’espace infini, d’endroits vastes et ouverts face aux espaces fermés, aux souterrains qu’offre souvent la ville en donnant l’illusion de l’immensité mais qui, en vérité, représentent la clôture de l’espace.

Donc Marcovaldo aspire à une ville moins artificielle, plus humaine en dénonçant son opacité et son aspect gris, mis en évidence surtout à la fin et accompagné par un ton poétique lorsqu’il se réfère à la nature et ironique et prosaïque pour la vie urbaine.

En somme, la ville que Calvino décrit derrière les aventures de Marcovaldo semble la nature enfermée artificiellement de l’essai Natura, où il explique que l’homme moderne, en voulant trop aimer la nature, essaie de « l’emboîter », pour mieux s’en servir et, en agissant ainsi, il la détruit :

‘Nature. Elle est sur le point de mourir. Les hommes (les italiens) l’aiment, ne l’ont jamais aimée autant qu’aujourd’hui. Et ainsi en l’aimant ils la tuent. Sur les rochers où j’allais jusqu’à l’année dernière, baigneur solitaire, pour plonger, ils ont maintenant construit une piscine couverte, avec l’eau de mer chauffée, et là on peut se baigner même l’hiver. [..] Et moi, je nage dans une nature tiède et artificielle. Tout le monde deviendra ainsi. La vieille, tu es morte. Peut-être je ne t’ai jamais vraiment aimée, c’était des histoires. L’homme est fait pour vivre enfermé et pour enfermer l’univers. 241

Marcovaldo semble être enfermé, prisonnier de cette ville hostile de laquelle il essaie de s’évader et il y parvient, juste en partie, grâce à l’imagination. Toutefois, son attitude est aussi une façon de réagir et de s’opposer à la ville, non pas une ville quelconque mais la ville produite par la nouvelle civilisation industrielle et technologique.

Donc, le comportement de Marcovaldo, cette non acceptation passive de la situation donnée, est une confirmation de l’essai Il mare dell’oggettività. (Cité p. 133 ).

Contrairement à la critique italienne et à Marco Belpoliti en particulier qui définit le personnage calvinien comme « manquant » 242 et plié à la « mer de l’objectivité » nous considérons Marcovaldo comme un protagoniste qui agit, qui va à rebours parce qu’il est mécontent de la ville dans laquelle il lui faut vivre et pour cela voudrait la changer en annulant d’abord celle existante.

Notes
232.

RRI, p. 1235.

233.

Note e notizie sui testi, dans RRI, p. 1276.

234.

Dans Marcovaldo sont déjà présentes, (à notre avis), certaines réflexions sur l’utopie, même si Calvino n’avait pas encore fait sa rencontre avec Fourier qui sera déterminant dans les projets de villes invisibles. Par contre le critique Peter Kuon dans l’article Critica e progetto dell’utopia : Le città invisibili, en faisant référence aux œuvres dans lesquelles ce thème est présent ignore les idées et méditations de ville contenues dans Marcovaldo. L’analyse du critique est toutefois très intéressante car il examine l’influence de Charles Fourier sur Calvino qui intervient à la fin des années 60. Dans ces années là, notre écrivain se confronte de façon plus intense avec l’utopie et en particulier avec Fourier et en 1976 publie aussi une sélection des ses textes avec une introduction dont le titre est L’ordinatore dei desideri qui se trouve maintenant dans Una pietra sopra et dans le recueil français La machine littérature.

235.

Marcovaldo, traduit par RolandStragliati, p. 31.

236.

Ibidem, p. 95.

237.

Ibidem, p. 150.

238.

Ibidem, p. 37. Souligné par nous.

239.

Ibidem, p.154. Souligné par nous.

240.

Le besoin du silence et le désir d’avancer en zigzaguant sont très constantes dans ces trois récits.

241.

Natura, dans Saggi II, pp. 2682-3. [« Natura. Sta per morire. Gli uomini (gli italiani) la amano, non l`hanno mai amata tanto come oggi. E così amandola la uccidono.[..] Sugli scogli dove fino all`anno scorso ci andavo, bagnante solitario, a fare i tuffi, ora hanno costruito una piscina coperta, con l`acqua marina scaldata, e ci si può fare il bagno anche d`inverno. [..] E io nuoto in una tiepida natura artificiale. Tutto il mondo diventerà così. Vecchia sei morta. Forse non ti ho mai amato davvero, erano storie. L`uomo è fatto per vivere in scatola e per inscatolare l`universo. »] Traduit par nous.

242.

Marco Belpoliti, L’occhio di Calvino, « E il personaggio ? in quanto immagine della realtà egli è mancante…. », p. 13.