La transformation du paysage humain et urbain

Dans La speculazione edilizia l’auteur décrit la crise de la société qui se manifeste dans les années du boom économique, et aussi comme celle-ci se transforme en crise de la ville elle même. La ville devient monstrueuse, méconnaissable, pas seulement par le nouvel aspect urbain, mais aussi par le changement de population qui l’habite.

La ville décrite par l’auteur, cachée derrière le symbole de trois astérisques (***), représente San Remo, sa ville natale, qui lui est devenue étrangère après la transformation qu’elle a subie. L’auteur, à plusieurs reprises, montre cette grande inquiétude et ce même thème est présent dans toutes ses œuvres de ces années-là. Déjà dans la conclusion du Barone rampante – publié en 1957 dans « Botteghe Oscure » - il annonçait la dégradation écologique de la côte ligure et il reprend ce sujet dans l’ouverture de La speculazione edilizia. Il y a donc une sorte de continuité entre la fin d’un roman et le début du suivant où l’auteur déclare ses inquiétudes face à une ville en pleine transformation, comme nous pouvons l’observer :

‘ Et puis, la végétation a changé : ce ne sont plus des yeuses, des ormes, ni des rouvres ; maintenant, c’est l’Afrique, l’Australie, les Amériques, les Indes qui allongent jusqu’ici leurs branches et leurs racines. Les essences anciennes ont reculé vers les hauteurs [..] le long de la côte s’étale une Australie rouge d’eucalyptus, alourdie de ficus éléphantesques, énormes et solitaires ; le reste n’est que palmiers aux houppes échevelées - arbres inhospitaliers du désert. Ombrosa n’existe plus. Quand je regarde le ciel vide, je me demande si elle a réellement existé. 248

Ainsi, Cosimo déclare à contre cœur, dans les derniers lignes du roman, la transformation et l’altération du paysage à cause de « la furie de l’homme d’ abattre  les arbres ». Mais ce qui le gêne le plus est le changement de la végétation, les anciens arbres, châtaigniers, oliviers, pins, qui ont laissé la place à de nouvelles plantes  de jardin ou solitaires comme les ficus ou les palmiers que Calvino définit comme des arbres inhospitaliers ou du désert. L’ancienne ville a comme disparu pour le protagoniste et il ne trouve plus d’espaces où se placer, alors il s’éloigne en disparaissant dans le ciel. Et cet éloignement sera définitif car trop de choses ont changé autour de lui, pas seulement le paysage, mais aussi la politique, l’histoire, la société, les gens. Tout le déçoit et lorsqu’il retournera dans cette ville (appelée d’abord Ombrosa et ensuite indiquée par le symbole ***) comme visiteur, ce sera avec une certaine distance et passivité envers les chose et les « autres » qu’il trouve désormais trop éloignés.

Nous retrouvons en fait à l’ouverture de La speculazione edilizia Quinto, le protagoniste, qui retourne à la Riviera, - en qualité de visiteur et non plus d’habitant - et en s’approchant il étudie les changements:

‘Il levait les yeux de son livre (il lisait toujours, dans le train) et retrouvait le paysage morceau par morceau – le mur, le figuier, la noria, les roseaux, les récifs -, les choses qu’il avait toujours vues et qu’il n’apercevait que maintenant, parce qu’il s’en était trouvé éloigné : c’était, chaque fois qu’il y revenait, la manière dont Quinto reprenait contact avec la Riviera, sa région natale. [..] Mais il y avait, chaque fois, quelque chose qui interrompait le plaisir de cet exercice et le replongeait dans les pages de son livre, une gêne qu’il n’arrivait pas lui-même à bien cerner. C’étaient les maisons : toutes ces nouvelles constructions qui poussaient, des immeubles de six à huit étages, massivements blancs, s’élevant comme des barrières pour protéger de l’effondrement la côte qui s’affaissait peu à peu et présentant le plus grand nombre possible de fenêtres et de balcons sur la mer. La fièvre du ciment s’était emparée de la Riviera… 249

Le visage de la ville ici décrite est déjà changé par rapport à celui de la fin du Barone rampante car si alors, l’auteur annonçait la perte de la végétation, il dénonce désormais l’invasion du béton qui a annulé et caché l’ancienne ville. Mais la vue de son ancien paysage, disparaissant sous le béton, l’irrite, le gêne sans qu’il comprenne pourquoi. Ensuite, il identifie la cause de son malaise à la vue des monstrueuses constructions qui agressent son regard. 

Les sensations du protagoniste sont suivies par un narrateur extradiégétique qui nous décrit son retour à la ville natale et également l’évolution d’une difficile affaire de famille dans un monde des spéculateurs et d’immoralité. La rencontre de Quinto avec la Riviera, ou - comme le narrateur le dit -, son paysage natal, est très intéressant car il aperçoit « les choses vues depuis toujours » en conséquence de son éloignement. 250

Il redécouvre son pays par fragments car il s’approche en train en lisant.

Il y a donc un double éloignement - rapprochement :

physique : il est déjà loin et il revient à la Riviera ;

cette histoire d’éloignement et de retours sporadiques durait depuis des années. 251

mental : il est déjà arrivé, mais il continue de s’éloigner en lisant, regardant à la fois le livre et les fragments du paysage ;

[..] en passant, un œil posé sur son livre, l’autre tourné vers la fenêtre  252

Ces deux éloignements lui permettent de mieux analyser les changements de la ville grâce à la distance et également de se réfugier dans la lecture face à la déception d’une vue désagréable. Cet exercice du passage du monde écrit au monde non écrit rappelle l’essai homonyme où l’écrivain avoue préférer le monde écrit car sortir de celui-là représentait pour lui presque une répétition du traumatisme de la naissance. 253 Et ici la nouvelle face de béton de la Riviera traumatise Quinto et lui donne un sorte de gêne manifestée à plusieurs reprises :

‘ une gêne qu’il n’arrivait pas à bien cerner…  254
Et pourtant, la vue d’une ville qui était la sienne et qui s’en allait ainsi, sous le ciment, [..] tourmentait Quinto 255 .
[..]les mots de sa mère lui revenaient à la mémoire et lui communiquaient un sourd malaise, comme un remords. 256  
 Quinto était au comble de la nervosité  257

Dans la suite non seulement le paysage, mais aussi les choses et les personnes acquièrent un ton nerveux et en fait après un colloque avec l’avocat le narrateur explique :

‘Quinto sortit agacé par les dernières répliques de la conversation avec son vieil ami  258
La même sensation se révèle à la fin de sa conversation avec le notaire son cousin :
Quinto, soudain nerveux, essayait de couper court. 259
Mais la vraie cause de son malaise devient San Remo :
Décidément rester à *** l’agaçait profondément. 260

Parfois la gêne se transforme en rage et cette sensation le poursuit dans tout le récit :

‘ Et l’idée de la construction continuait à le tourmenter toujours plus, comme une épine dans ses pensées 261  ’

La disparition de la vieille ville représente pour lui presque une amputation et pour cela il cherche des signes du passé qui ont désormais disparu. En fait les belles villes verdoyantes de la Riviera et les fabuleux jardins comme les bois d’autrefois ont été couverts par la superposition des constructions que Quinto découvrait grâce aux plantes portées par sa mère.

Quinto souffre toujours face à la laideur du nouveau paysage au point que dans ses déplacements à *** il préfère des itinéraires à la campagne ou sur le bord de la mer pour éviter la désagréable vision de la ville.

On retrouve ainsi reproduits deux paysages géographiques : l’ancien, qui est déjà une évocation nostalgique, donc, une reconstruction de la mémoire, et le nouveau, de reconstruction sauvage.

Le narrateur nous dessine toujours des espaces extérieurs, les seuls intérieurs sont les bureaux de la haute bourgeoisie, en opposition au bureau du grand spéculateur malhonnête Caisotti.

Encore plus intéressantes que cette opposition sont les pages consacrées aux premiers signes de construction dans le jardin, car ils montrent la première disparition d’un vieux monde représenté par les plantes :

‘Le terrain de la poterie et celui des myosotis étaient sens dessus dessous ; leur mère avait commencé à faire déplacer les plantes. C’était une belle journée, les feuilles et les fleurs, sous le soleil, prenaient un aspect de joyeuse luxuriance, aussi bien les plantes que les mauvaises herbes ; Quinto avait l’impression de ne s’être jamais aperçu qu’une vie si dense et variée foisonnait sur ces quatre arpents de terre et maintenant, à l’idée que, là, tout devrait mourir et qu’ un château de piliers et de briques y pousserait, il fut pris d’une tristesse, d’un amour, même pour les bourraches et les orties, qui était comme un repentir. 262

Quinto regrette, dès le début, l’absurde décision d’être impliqué dans cette construction, et il manifeste dans ce passage sa tristesse face au dernier symbole de vitalité destiné à disparaître. Mais le changement de couleur  de la terre semble encore plus intéressant « le vert végétal de la surface disparaissait dans les entassements au bord des fossés, sous les pelletées de terre moelleuse et les mottes résistant à l’effritement  » et pour laisser la place à la terre plus profonde ‘«’ ‘ d’un brun intense, avec une âcre odeur d’humidité ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 263 ’En réalité, dans cet enfoncement de la terre, l’auteur semble vouloir montrer le déclin de toute une époque « verte» qui laisse la place à une autre époque « sombre », celle de la spéculation. Les espaces vitaux comme aussi l’éthique et la morale disparaissent comme le vert.

Comme le dit Claudio Milanini, dans La speculazione edilizia, Calvino veut surtout « démasquer les pièges, et attaquer une société matérialiste dans ses formes de conscience différente. » Et il ajoute ‘«’ ‘ Dans La Speculazione il n’est fait aucune allusion à la reconstruction sauvage de la métropole. En premier plan on retrouve les petites affaires d’un spéculateur improvisé et d’un entrepeneur ( en bâtiment) minable ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 264 ’ Cependant, le point de vue du protagoniste donne clairement l’idée d’opacité générale des temps, le sens de la médiocrité, qui se propage chez les gens, et qui n’épargne pas le paysage urbain et les choses. En effet, quand le critique Milanini affirme que ‘«’ ‘qui chercherait dans les pages calviniennes un cadre global des changements structurels serait déçu ’ ‘»’ 265 , partiellement, il a raison, car en vérité le narrateur dessine juste un fragment de ce tableau du nouveau monde des années 50, mais derrière ce dessin il symbolise un comportement général des gens anonymes, qui ont enlaidi la Riviera en la colorant de gris et en effaçant ainsi toute trace du passé. Derrière la Riviera se cache n’importe quel espace destiné à devenir une surface de béton à cause de l’avidité de construire de l’époque.

Calvino ne photographie pas en détail le paysage, sinon par raccourci de mémoire sur le ton nostalgique. Toutefois, en revanche, il le décrit à travers le caractère sombre et sans scrupules des habitants qui le peuplent. Dans le chapitre XIV le narrateur trace un portrait spectaculaire de la nouvelle société qui envahit la côte ligure. Ce portrait mérite une attention particulière, et pour cela nous le traiterons dans le paragraphe suivant.

Notes
248.

Le baron perché, Édition du Seuil, traduit par Juliette Bertrand. p. 283. [« Poi, la vegetazione è cambiata : non più i lecci, gli olmi, le roveri : ora l’Africa, l’Australia, le Americhe, le Indie allungano fin qui rami e radici. Le piante antiche sono arretrate in alto [..] ; in giù la costa è un’Australia rossa d’eucalipti, elefantesca di ficus, piante da giardino enormi e solitarie, e tutto il resto è palme, coi loro ciuffi scarmigliati, alberi inospitali del deserto. Ombrosa non c’è più. Guardando il cielo sgombro, mi domando se davvero è esistita. » Il barone rampante, p. 262. »]

249.

La Spéculation Immobilière, (Paris, Seuil, 1990), traduit par Jean-Paul Manganaro, p. 9. [ « Alzare gli occhi dal libro (leggeva sempre in treno) e ritrovare pezzo per pezzo il paesaggio – il muro, il fico, la noria, le canne, la scogliera - le cose viste da sempre di cui soltanto ora, per esserne stato lontano, s’accorgeva : questo era il modo in cui tutte le volte che vi tornava, Quinto riprendeva contatto col suo paese, la Riviera. [..] Però ogni volta c’era qualcosa che gli interrompeva il piacere di quest’ esercizio e lo faceva tornare alle righe del libro, un fastidio che non sapeva bene neanche lui. Erano le case : tutti questi nuovi fabbricati che tiravano su, casamenti cittadini di sei otto piani, a biancheggiare massicci come barriere di rincalzo al franante digradare della costa, affacciando più finestre e balconi che potevano verso mare. La febbre di cemento s’era impadronita della Riviera … » La speculazione edilizia dans RRI, p. 781]

250.

A ce propos très intéressant l’essai de Cesare Segre : Il pathos della distanza, et confirme aussi la constante chez Calvino de l’éloignement pour mieux voir.

251.

La Spéculation immobilière, p. 9.

252.

Ibidem.

253.

Mondo scritto e mondo non scritto, conférence lue à la New University le 30 mars 1983, dans Saggi II, p.1865. L’écrivain avoue également une préférence pour le monde écrit : dans la Leçon Esattezza, parlant du langage il souligne la priorité de l’écrit, plus proche de la perfection et loin de « la peste du langage ».

254.

La Spéculation Immobilière, p. 9. [« un fastidio che non sapeva bene neanche lui », RRI, p. 781]

255.

Ibidem, p. 12. [ « Eppure la vista di un paese che era il suo e che se ne andava così pungeva Quinto », RRI, p. 783.]

256.

Ibidem, p. 13. [« Le parole della madre gli tornavano nella memoria comunicandogli un ombroso disagio, quasi un rimorso », RRI, p. 785.]

257.

Ibidem, p. 141. [ « Quinto era al colmo del nervosismo », RRI, p. 899.]

258.

Ibidem, p. 29. [« Quinto uscì innervosito dalle ultime battute del dialogo col vecchio amico », RRI, p. 798].

259.

Ibidem, p. 36. [« Quinto, subito innervosito, cercava di tagliar corto », RRI, p. 803.]

260.

Ibidem, p. 30. [« Decisamente stare a *** lo riempiva di fastido », RRI, p. 798 ]

261.

Ibidem, p. 126. [« Il pensiero della costruzione gli stava dentro come una spina », RRI, p. 876 ].

262.

La spéculation immobilière, p. 64..[ « Il terreno della vaseria e quello dei miosotis erano mezzo all’aria ; la madre aveva cominciato a far spostare le piante. Era una bella giornata fiori e foglie sotto il sole prendevano un’aspetto di rigoglio gioioso, sia le piante che le erbacce ; a Quinto sembrava di non essersi mai accorto che una vita così fitta e varia lussureggiasse in quelle quattro spanne di terra e adesso, pensare che lì doveva morire tutto, crescere un castello di pilastri e mattoni, prese una tristezza, un amore fin per le borragini e le ortiche, che era quasi un pentimento » La speculazione edilizia dans RRI, p. 827.]

263.

Ibidem, p. 83.

264.

Claudio Milanini, L’utopia discontinua, p. 74. [« (Calvino vuole) smascherare gli inganni, et attaccare una società materialista nelle sue forme di varia coscienza (..)Nella Speculazione non viene fatto alcun cenno alla ricostruzione selvaggia della metropoli (..) In primo piano s’accampano piuttosto i piccoli affari di uno speculatore improvvisato e di un costruttore edile scalcinatissimo »]. Traduit par nous.

265.

Ibidem, « chi cercasse nelle pagine calviniane un quadro complessivo dei cambiamenti strutturali rimarrebbe deluso ». Traduit par nous.