Le paysage humain

Nous avons analysé les différents visages que le paysage ligure acquiert dans la Speculazione Edilizia par rapport à la fin du Barone Rampante et l’irritation du protagoniste face à un espace urbain en transformation.

Notre intérêt était de suivre les méditations et les réflexions de Quinto pendant ses retours à sa ville natale et son sens aigu d’observation face à son ancien milieu devenu méconnaissable. Grâce à son éloignement il découvre chaque transformation et souffre de la disparition des espaces verts et surtout pour l’aspect laid qui colore le paysage et les habitants. Il nous reste à observer plus attentivement les personnages mineurs et la position éloignée du protagoniste qui parfois rappelle la figure de Marcovaldo. Le narrateur extradiégétique suit les sensations de Quinto par rapport aux autres figures qui représentent la bourgeoisie spéculatrice montée sur le trône, comme pour souligner sa diversité.

Comme nous l’avons déjà expliqué, le protagoniste qui rentre à San Remo pour régler une affaire de famille et pour pouvoir payer les impôts de succession, décide de vendre un morceau de son jardin. En dehors de Quinto, l’affaire de famille concerne aussi son frère Ampelio, qui reste plutôt indifférent, et sa mère qui ne donne pas volontiers son consentement. Comme antagonistes il y a la bourgeoisie émergente représentée par l’entrepreneur Caisotti, et l’ancienne bourgeoisie qui voulait défendre Quinto contre le constructeur mais, qui en vérité, défend aussi l’ancien pouvoir.

Il est intéressant d’observer la volonté obstinée du protagoniste de se lancer parmi les spéculateurs. Quinto parvient à un tel choix principalement pour sortir de la passivité et pour passer à l’offensive, mais il se mêle ainsi, au  magma  des spéculateurs, à un monde immoral et sans scrupules face auquel il reste impuissant, désarmé, presque naïf comme Marcovaldo.

Alors que tous - l’avocat, l’ingénieur, le notaire - essaient de le mettre en garde contre le malhonnête Caisotti, il est encore plus motivé à le défier et il devient ainsi spéculateur contre son vrai caractère.

Quinto agit alors contre tous - la seule figure qui reste au dessus de tout semble être sa mère - , car il se sent très loin de tous.

Le spéculateur Caisotti représente le plus grand antagoniste de Quinto, mais paradoxalement il devient son associé. D’abord presque pour le plaisir de le défier, étant donné sa grande malhonnêteté, et ensuite en raison des nombreuses mises en garde. Mais il se sent aussi très loin de ses anciens amis du parti, (avec lesquels il n’a plus rien en commun) 266 , de l’ancienne bourgeoisie et enfin même de son frère trop différent de lui qui l’abandonne dans une affaire qui les concerne tous les deux.

Il est curieux d’observer comment - à travers les différents portraits - se forme un éventail de figures qui s’opposent au protagoniste et à travers lesquels l’auteur dessine le tableau de la nouvelle société. Ses opposants peuvent être ainsi résumés :

1ère opposition Mère vs Quinto et son frère
2nde opposition Quinto vs son frère
3ème opposition Famille de Quinto vs la bourgeoisie émergente

Alors que les deux premières oppositions sont faibles et concernent uniquement la famille, la troisième indique un désaccord, une sorte de résistance, contre la méchanceté et l’immoralité de la nouvelle industrialisation. Le paradoxe dans le choix de Quinto est la volonté tenace de s’approcher de ses antagonistes alors qu’il est conscient de sa diversité. Toutefois il est de plus en plus frustré, déçu surtout quand il découvre que même Caisotti avait été partisan comme lui. Il devient conscient de « la belle courbe (trajectoire) »faite par la société italienne. Deux partisans qui s’étaient révoltés ensemble pour refaire l’Italie étaient maintenant ‘«’ ‘ deux hommes qui acceptent le monde tel qu’il est, qui ne cherchent que l’argent ’ ‘»’ et, encore pire, qui cherchent à s’écraser mutuellement.

Cependant l’antinomie que le narrateur met le plus en évidence est celle entre sa mère et l’entrepreneur Caisotti. Ils représentent aussi deux mondes inconciliables. La mère s’oppose mieux que le protagoniste à ce nouveau monde en restant toujours à une certaine distance. Dans un singulier et merveilleux portrait elle n’appartient pas au monde corrompu des spéculateurs, mais à l’autre univers inaltéré, inchangé, de la nature, et c’est à partir de celui-ci qu’elle apparaît chaque fois :

‘On entendit un bruissement sur la terrasse au-dessus et la mère surgit de la haie avec un grand chapeau de paille, des gants de jardinage et de longs ciseaux, pour couper de boutures de roses 267
La mère dans le jardin, au milieu des plantes touffues, des fleurs qu’on laissait se faner sur les tiges sans les cueillir, des hauts arbustes, des branches de mimosa, tendait le regard pour épier chaque jour le creusement du terrain perdu et se retirait ensuite dans sa verdure. 268
Mais la mère, [..] demande à Caisotti, de derrière sa haie [..] Un autre fois que la mère s’était montrée devant sa haie, ayant entendu que Caisotti était là… 269

Le narrateur la place dans une position privilégiée. Elle intervient toujours en train de parler dans son jardin, comme s’il voulait lui laisser une certaine altitude morale et spatiale par rapport aux autres. Aussi le chapeau qu’elle porte représente presque une auréole pour couronner une sorte d’humanité et de spiritualité insolite pour les autres. Elle se montre, en fait, aimable avec la secrétaire de Caisotti en la définissant « belle demoiselle  », elle désinfecte Caisotti et l’appeler même consocio« notre associé ». Elle s’occupe également du manœuvre en lui donnant à manger et des conseils. Elle est toujours maîtresse de la situation, mais ne descend jamais de son jardin qui représente son univers dans lequel elle peut constamment observer l’autre, c’est-à-dire la maison en construction et le malhonnête Caisotti. Elle s’occupe toujours des plantes et elle est entourée jusqu’à la fin de ses fleurs ; et le final reste digne d’elle :

‘Leur mère était dans le jardin. Le chèvrefeuille sentait bon. Les capucines formaient une tache de couleur presque trop vive. Si elle ne levait pas les yeux vers le haut, où de tous côtés donnaient les fenêtres de bâtisses, le jardin restait toujours le jardin. 270

Si la mère symbolise la nature, le spéculateur Caisotti, en revanche, incarne le nouveau visage camus et informe qui colorait la Riviera. Le narrateur trace un portrait détaillé de cet homme laid et monstrueux :

‘Le visage de notre homme, large et charnu, était comme pétri dans une matière trop informe pour garder traits et expressions, qui étaient donc amenés à se défaire, à s’écrouler, comme happés non tant par les rides marquées assez profondément aux coins des yeux et de la bouche que par la porosité sableuse de toute la surface du visage. Le nez était court, presque camus, et l’espace excessif qui restait découvert entre les narines et la lèvres supérieure soulignait sur le visage une expression tantôt idiote, tantôt brutale… 271

A travers ce portrait laid ou mieux cette caricature, le narrateur semble vouloir montrer l’aspect désagréable du nouveau paysage uniforme gris, sans harmonie. Et derrière le visage brutal se cache aussi l’avidité à construire. Sa vie se réduit à acheter le terrain, à édifier, à vendre des appartements  et à chercher enfin d’autres terrains à bâtir. 272

Toutefois Caisotti ne se différencie pas de l’autre bourgeoisie avide de bains hors saison qui remplit les rues de S Remo « d’une laideur bariolée ». Tout acquiert une allure désagréable et Caisotti représente seulement une partie du panorama humain de ce milieu qui est d’ailleurs très bien illustré dans le chapitre XIV 273 comme une  ‘«’ ‘ foule civile, réalisatrice, adultère, satisfaite, cordiale, philistine, familiale, bien portante, ingurgitant des glaces ’ ‘»’. Cette superficialité et cette médiocrité impliquaient tout le monde et semblait plutôt une situation générale historique et non seulement italienne locale, comme le montrent les définitions comme «inesthétiques et maladroites » des groupes d’Allemands, d’Anglais, de Suisses, de Hollandais. 274

Nous nous sommes arrêtés sur cette géographie humaine bariolée car l’auteur dans les différents profils semble vouloir montrer les nouvelles couleurs du paysage urbain. Personnes et paysage deviennent un tout, tout est coloré de gris et aussi les relations humaines se réduisent à une lutte d’argent et à une tentative de s’escroquer réciproquement. Il s’agit d’une destruction de la nature et de l’homme en même temps ou comme le dit Asor Rosa ‘«’ ‘ la destruction de la nature opérée par la bourgeoisie est partie intégrante de cette destruction qu’elle opère sur l’homme même car elle a une incidence sur cette harmonie ou l’équilibre, que l’homme devrait établir entre son milieu et soi-même, entre ses désirs et les moyens pour les satisfaire. ’ ‘»’ ‘ 275 ’ ‘.’

Notes
266.

Calvino donne sa démission du PCI le premier août 1957, quelque mois après la composition du récit. A ce propos voir Claudio Milanini dans sa monographie sur Calvino.

267.

La spéculation immobilière, p. 67. [« S’udì un fruscio sulla terrazza di sopra, e dalla siepe fece capolino la madre con un gran cappello di paglia e guanti da giardino e una grossa forbice, che tagliava talee di rosa ». RRI, p. 829].

268.

Ibidem, p. 83, [« La madre, dal giardino, tra le piante fitte, i fiori che lasciavano afflosciarsi sugli steli senza coglierli, gli arbusti alti, i rami delle mimose, allungava lo sguardo a spiare ogni giorno l’affossare del terreno perduto poi si ritirava nel suo verde ». RRI, p. 841].

269.

Ibidem, p. 98. [« Ma la madre,[..] chiese a Casiotti dalla siepe [..] Adesso un’altra volta che la madre s’era affacciata alla siepe, sentendo che Caisotti era là… »RRI, p. 853].

270.

Ibidem, p. 142. [«  La madre era in giardino. I caprifogli odoravano. I nasturzi erano una macchia di colore fin troppo vivo. Se non alzava gli occhi in su, dove da tutte le parti s’affacciavano le finestre dei casamenti, il giardino era sempre il giardino ». RRI, p. 890].

271.

La spéculation immobilière, p. 21. [ « La faccia dell’uomo, larga e carnosa, era come fatta di una materia troppo informe per conservare i lineamenti e le espressioni, e questi erano subito portati a sfarsi, a franare, quasi risucchiati non tanto dalle grinze che erano marcate con una certa profondità solo agli angoli degli occhi e della bocca, ma dalla porosità sabbiosa di tutta la superficie del viso. Il naso era corto, quasi camuso, e l’eccessivo spazio lasciato scoperto tra le narici e il labbro superiore dava al viso un’accentuazione ora stupida ora brutale… », p.791, RRI].

272.

Il est curieux voir comme les autre figures le définissent : c’est quelqu’un de très rustre (la mère) ; c’est l’entrepreneur le plus escroc de tout *** (l’avocat) ; L’homme est faux (le notaire)]

273.

Le chapitre XVI d’ailleurs était supprimé dans la version I Racconti. Il est très intéressant car il souligne la transformation que la gens de la Riviera avaient fait parallèlement à la transformation du paysage.

274.

Et aussi la locataire, sans scrupule et d’esprit très proche de Casotti est allemande. Donc, l’auteur semble décrire un sens de médiocrité générale.

275.

Asor Rosa, Il sogno e la realtà, dans Stile Calvino, p. 20. Le critiqueélabore une suggestive lecture du récit en question et met en évidence la realité contradictoire dans le milieu « piccolo borghese ». [ « la distruzione che la borghesia opera della natura è parte integrante di quella distruzione che essa opera sull’uomo stesso perché incide su quella armonia o equilibrio, che l’uomo dovrebbe stabilire fra sé e il suo ambiente, fra i suoi desideri e i mezzi per soddisfarli. »] Traduit par nous.