La Nuvola di Smog

Les thématiques et problématiques de la ville sont manifestes dans ses romans et montrent l’intérêt de l’auteur pour les sujets d’actualité et pour l’espace urbain en particulier. Calvino ne s’éloigne jamais des problèmes de la société dans laquelle il vit même s’il essaie de les atténuer, avec le filtre de l’ironie dans Marcovaldo et de l’imagination dans le Barone rampante. Dans La Speculazione Edilizia, par contre, toutes sortes de déformations de la réalité disparaissent et la dénonciation se fait claire et d’autant plus forte que le texte prend un ton triste et gris.. 276

Nous retrouvons régulièrement le thème des villes qui est constant aussi dans les autres incipit des romans de cette époque. La nuvola di smog, en fait, édité en 1957 commence également par la description d’une ville où le protagoniste vient de s’installer ; il se trouve alors dans une situation qui oscille entre la nervosité et le dépaysement :

‘Pour qui vient juste de débarquer du train, c’est connu, la ville entière est une gare ; on tourne, on vire, on est toujours dans les mêmes rues mornes, parmi les dépôts, les docks [..], les nerfs à vif, et tout ce qu’ on voit est sur les nerfs, disloqué. 277

Et dans La giornata d’uno scrutatore, c’est encore sur un panorama de ville que s’ouvre le roman ; le protagoniste égaré, essaye de déchiffrer les signes d’un quartier qui lui est inconnu :

‘Amerigo Ormea sortit à cinq heures et demi du matin.[..]Pour gagner le bureau de vote où il ferait fonction de scrutateur, il devait passer par des ruelles étroites et tortueuses, encore recouvertes de vieux pavés, entre les murs de pauvres maisons sans doute surpeuplées, où cependant, par ce petit matin de dimanche, n’apparaissait aucun signe de vie. Amerigo connaissait mal le quartier et déchiffrait le nom des rues sur les plaques noircies 278

Ces incipit montrent l’inquiétude constante par rapport à la ville où se trouve le protagoniste et soulignent aussi son dépaysement face à des lieux méconnus. Dans les deux ouvertures, il y a toujours un protagoniste à la recherche de signes d’orientation, car il explore des espaces inconnus pour la première fois. Mais tandis que dans La speculazione edilizia (que nous avons vu plus haut) le protagoniste cherche des repères géographiques par rapport à ses souvenirs, dans La nuvola et dans La giornata d’uno scrutatore, il est placé dans un espace étrange qui ne lui appartient pas et il cherche à le découvrir. Si jusqu’à maintenant, son paysage natal servait de toile de fond à ses romans, maintenant ce lieu connu est remplacé par une ville anonyme et industrialisée. Toutefois, parallèlement au changement des espaces, on peut observer aussi une impossibilité de maîtriser les lieux, c’est à dire une continuelle recherche de connaissance de l’espace. Le protagoniste se déplace comme dans un labyrinthe ‘«’ ‘ on tourne, on vire, on est toujours dans les mêmes rues mornes’ ‘»’ et il n’y a pas d’amélioration dans son parcours d’exploration de l’espace. Et de même que les rues, les pièces de l’appartement sont également tristes et lui restent méconnues. Il se peut que l’auteur, avec la perte de connaissance de l’espace occupé, veuille aussi indiquer un malaise général et cette sensation est très manifeste à partir des premières lignes quand il exprime son état incertain,  le manque de stabilité 279   :

‘C’est dans un de ces moments où rien, ce qui s’appelle rien, n’avait d’importance pour moi, que je vins m’établir dans cette ville. M’établir n’est pas le mot. La stabilité était bien le dernier de mes soucis ; je souhaitais qu’autour de moi toute chose demeure mouvante, provisoire : c’était l’unique façon de sauvegarder une autre stabilité, intérieure, qu’au vrai j’aurais été bien en peine de définir. 280

La non-stabilité est soulignée par les adjectifs fluide, provisoire, et encore mise en évidence par les négations continuelles ‘«’ ‘ non é la parola giusta, di stabilitá non avevo alcun desiderio, non avrei saputo spiegare.. ’ ‘»’. Après avoir indiqué sa sensation de précarité – qui traduit un sentiment d’égarement - et son désir d’être ailleurs et nulle part, il montre l’opacité des lieux. Cette grisaille extérieure semble refléter son opacité intérieure. Dans les deux ouvertures (La nuvola di smog et La giornata di uno scrutatore), il y a toujours un protagoniste titubant autour au vide, en train de lire des signes d’un paysage urbain encore étrange pour lui. Et si dans La Speculazione edilizia, Quinto voulait découvrir les éléments nouveaux en les distinguant de ceux qu’il connaissait, comme s’il s’agissait d’une opération de soustraction, ici tout apparaît comme méconnu, nouveau et surtout fragmenté car il ne peut être associé à aucune image du passé. De ce paysage fragmenté découle une sensation de gêne, ou mieux, de névrose qui poursuit le protagoniste et son existence. Tout, autour de lui, prend un aspect désagréable, souligné par les adjectifs : squallide mornes (les rues), puzzolenti nauséabondes (fumées des camions ) sudice poisseuses (les mains) qui caractérisent la première image de la ville, celle qui lui apparaît à la sortie de la gare. Mais, ensuite, il préfère parcourir des rues mornes,anonymes pour se mélanger et se confondre avec des visages tristes. C’est comme si le protagoniste, percevant un état de tristesse, recherchait, dans la ville, des signes correspondant à son état d’esprit, car il n’arrive pas à voir la réalité d’un autre couleur. Même quand il se déplace de l’extérieur à l’intérieur ses sensations ne changent pas car son parcours lui est indiffèrent. Le passage des rues extérieures aux pièces intérieures se vérifie à travers un escalier qui indique le changement d’un espace à l’autre mais sans aucune transformation ;  les pièces restent sombres comme les rues à peine parcourues :

‘[..] J’aperçus les plaques et j’entrai. Dans chaque escalier, à chaque étage de la bâtisse, il y avait deux ou trois logeuses ; je sonnai dans l’escalier C, premier palier. C’était une chambre quelconque, un peu sombre, car la porte-fenêtre donnait sur la cour ; on entrait de ce côté-là, par un balcon à la rampe toute rouillée, de sorte que la pièce était indépendante du reste de l’appartement ; il fallait toutefois franchir d’abord une série de grilles fermées à double tour ; 281

Il choisit sa chambre comme par hasard. C’est comme s’il était victime des lieux qu’il parcourt et comme dans un labyrinthe il se trouve dans un intérieur sombre. Il ne change donc pas de l’image externe de la ville car, même ici, il parcourt différentes portes bien «fermées à clés » comme s’il était victime de ces pièces. Tout connote le milieu négativement : tout d’abord l’aspect gris évident de l’obscurité qui rendra l’endroit hostile à être habité, ensuite le chemin pour y arriver labyrinthique et enfin la rampe rouillée qui donne l’idée d’un milieu abandonné et vieux, désagréable en somme à voir. La propriétaire de l’appartement, la signora Margariti, contribue aussi à rendre l’appartement moins agréable. 282 Elle est sourde 283 et la communication entre les deux (elle et le protagoniste) devient très difficile « stentai a farmi capire dalla sorda ». L’auteur à travers ce problème auditif semble vouloir montrer à la fois le manque de plusieurs sons et couleurs de son époque et la difficulté à communiquer entre les êtres humains. Mais il souligne aussi l’importance de ce sens car parfois il donne des dimensions aux espaces inconnus grâce à l’ouïe.

L’espace le plus proche, en dessous du protagoniste manque de forme, il est sans contour. Alors il essaie de le maîtriser et reconstruire grâce aux sons. L’appartement où il demeure lui reste inconnu car il ne peut pas accéder à toutes les pièces mais il les reconstruit grâce aux soliloques de la propriétaire. Sa chambre était au dessus d’une brasserieet il la reconstruit grâce aux bruits. Il découvre aussi que la pièce, près de lui, est occupée par un autre locataire grâce aux pas. Donc l’ouïe se révèle d’une grande importance pour la découverte, et l’exploration d’espaces qui se révèlent impossibles à concevoir dans leur totalité. Mais il est possible que, comme il le fait souvent pour la vue, l’auteur, dans ce cas veuille souligner l’importance de ce sens pour ne pas subir les bruits mais, au contraire les découvrir et éventuellement les maîtriser. Pour ne pas être victime passive, en somme, dans une époque dont les habitants semblent des accessoires des lieux plutôt que des occupants.

La ville représente un autre espace encore plus difficile à percevoir dans sa totalité. Au début, la saison automnale est bien mise en évidence ainsi que le brouillard qui prive la ville de dimensions. 284 Une image similaire de ville floue était déjà présente dans la fermata sbagliata et confirme le désir de l’auteur d’effacer les formes :

‘A la sortie du cinéma, Marcovaldo ouvrit les yeux sur la rue, les referma, les rouvrit : il ne voyait rien. Absolument rien. Même pas à quelques mètres devant lui. Durant les heures où il était resté dans la salle, le brouillard avait envahi la ville, un brouillard épais, à couper au couteau, qui enveloppait les bruits et les choses, transformait les distances en un espace sans dimensions. 285 ’ ‘[..] par exemple le soir en allant au cinéma, il m’arrivait de laisser passer l’heure : je sortais du film la tête un peu lourde, il se formait déjà, autour des enseignes lumineuses, un cerne épais de brume automnale, de cette brume qui dépouillait la cité de ses dimensions 286

Mais si pour Marcovaldo le brouillard est connoté positivement car il efface le monde environnant et lui permet d’en imaginer un autre, pour le protagoniste de La nuvola di smog le manque de forme et de dimensions est gênant. Il retrouve la consistance du monde uniquement à l’intérieur de la Birreria qui se trouve au dessous de sa chambre. C’est peut-être parce que les voix et les sons, déformés dans l’obscurité, acquièrent un visage, une épaisseur.

‘En transparence, par- delà les lignes et les couleurs de cette moitié du monde, j’allais ainsi peu à peu discernant l’image de son envers du seul lieu où j’eusse le sentiment d’habiter. Mais, qui sait, le véritable envers était peut-être ici, de ce côté plein de lumières et d’yeux écarquillés [..] peut être la brasserie Rattazzi existait-elle seulement pour faire entendre cette voix nasillarde criant dans le noir. 287

Donc la brasserie Urbano Rattazzi est le seul espace qu’il habite vraiment car il peut le reconstruire à travers le bruit dans l’obscurité. Autrement, tout autour de lui reste étrange, lointain comme un monde inconsistant. Et cette continuelle recherche ou découverte des espaces habités ou alentours se traduit par une névrose du protagoniste, toujours mécontent, mal à l’aise et son existence se réduit à la découverte et à la recherche de poussière.

Notes
276.

A ce propos, l’auteur justifie son pessimisme en affirmant que le contact avec la réalité est déprimant, par conséquent les choses écrites sont, elles aussi, tristes et déprimantes. Dans RRI, p, 338.

277.

Italo Calvino Aventures, Edition du Seuil, traduit par Maurice Javion et Jean-Paul Manganaro, p. 204. [ « Per uno appena sbarcato dal treno, si sa, la città è tutta una stazione : gira gira e si ritrova in vie sempre più squallide, tra rimesse , magazzini di spedizionieri, [..] il nervoso, e tutto quello che vede è nervoso, frantumato.» Souligné par nous. La nuvola di smog, dans RRI, p. 891],

278.

La journée d’un scrutateur, traduit par Gerard Genot, (Paris, Seuil, 1967) p. 7. [« Amerigo Ormea uscì di casa alle cinque e mezzo del mattino. [..] Per raggiungere il seggio elettorale dov’era scrutatore, Amerigo seguiva un percorso di vie strette e arcuate, ricoperte ancora di vecchi selciati, lungo muri di case povere, certo fittamente abitate ma prive, in quell’alba domenicale, di qualsiasi segno di vita. Amerigo, non pratico del quartiere, decifrava il nome delle vie sulle piastre annerite ….»La giornata di uno scrutatore, dans RRI, p. 5].

279.

Rappelons que ces années correspondent aussi avec sa démission du Pci (le premier août 1957). Alors que dans la Speculazione edilizia était déjà manifeste un certain éloignement des anciens amis du parti, maintenant se transforme, ici, en une malaise et contraste avec l’esprit des temps.

280.

La nuvola di smog dans Italo Calvino Aventures, p. 104. [« Era un periodo che non mi importava niente di niente, quando venni a stabilirmi in questa città. Stabilirmi non è la parola giusta. Di stabilità non avevo alcun desiderio, volevo che intorno a me tutto restasse fluido, provvisorio, e solocosì mi pareva di salvare la mia stabilità interiore, che però non avrei saputo spiegare in checosa consistesse. »RRI, p. 891]

281.

Ibidem. [« [..] vidi i cartelli ed entrai. In ogni scala, a ogni piano di quel casamento c’era un paio d’affitacamere ; suonai al primo piano della scala C. Era una camera qualsiasi, un po’ buia perché dava nel cortile per una porta – finestra, e ci s’entrava di lì, per un ballatoio dalla ringhiera rugginosa, così restava indipendente dal resto dell’alloggio, ma prima si doveva passare per un seguito di cancelletti chiusi a chiave. »RRI, p. 893.]

282.

Il y a toujours une analogie, une sorte de similitude, entre les personnes et les lieux habités. La propriétaire sourde ressemble aux sombres chambres de son appartement, de même, les piétons des rues parcourues par le protagoniste ont le visage maigrichon des ruelles qu’ils habitent. Et encore plus surprenant, le bureau où il travaille a le même aspect grandiose et vain que son chef Cordà. Il se trouve dans un très majestueux immeuble, meublé de façon aussi grandiose et luxueuse pour pouvoir accueillir le grand chef Cordá.

283.

Calvino joue souvent avec les sens (surtout avec la vue et l’ouïe), en faisant disparaître l’un et en mettant un autre en évidence. Dans ces récits, il y a toujours des personnages myopes, L’aventure d’un myope représente juste un exemple, et Palomar aussi est myope. Pour ce qui concerne l’ouïe il y a Un re in ascolto et aussi les personnages de Il castello dei destini incrociati qui communiquent grâce aux cartes car ils sont incapables d’écouter et de parler. C’est comme si l’auteur voulait annuler le mauvais usage du langage. Cette inquiétude est bien montrée aussi dans la leçon Esattezza.

284.

Cette image rappelle celle de Marcovaldo lorsqu’il sort du cinéma et que tout lui apparaît comme flou.

285.

Marcovaldo, p. 95. [«  All’uscita dal cinema, aperse gli occhi sulla via, tornò a chiuderli, a riaprirli : non vedeva niente. Assolutamente niente. Neanche a un palmo dal naso. Nelle ore in cui era restato là dentro, la nebbia aveva invaso la città, una nebbia spessa, opaca, che involgeva le cose ei rumori, spiaccicava le distanze in uno spazio senza dimensioni …», Marcovaldo, p.71]

286.

Aventures, p. 231.[«  certe sere per esempio andando al cinema, facevo tardi, uscivo dal film con la testa un po’ balorda, e intorno alle insegne luminose s’addensava un buio spesso di nebbietta autunnale, che svuotava la città di dimensioni.», La nuvola di smog, dans RRI, p. 922]

287.

Ibidem, p. 233. [« In trasparenza tra le linee e i colori di questa parte mondo andavo distinguendo l’aspetto del suo rovescio, del quale soltanto mi sentivo abitatore. Ma forse il vero rovescio era questo, illuminato e pieno di occhi aperti [..] e la birreria « Urbano Rattazzi » esisteva solo perché se ne potesse sentire quellavoce deformata nel buio.. »RRI. p. 923]