La poussière et la névrose

Les actions du protagoniste se déroulent dans plusieurs lieux, tous liés entre eux. Nous pouvons rappeler les plus importants : la ville, l’appartement de la signora Margariti, la chambre du protagoniste, la birreria Urbano Rattazzi, le restaurant et enfin l’univers de sa femme Claudia. La ville dans laquelle le narrateur vient de s’installer apparaît dès les premières descriptions polluée, industrialisée, mystérieuse. Les informations relatives à celle-ci se limitent à la présence du brouillard et au manque de perspective. Il y a ensuite l’appartement obscur et sombre de la propriétaire, la signora Margariti. Mais elle occupe seulement les pièces sales et poussiéreuses en laissant libres les autres dans lesquelles elle accède seulement pour les nettoyer, comme une femme de ménage. La chambre laide et sombre du narrateur fait partie de cet appartement et elle est encore plus envahie par la poussière. Même s’il la nettoie, elle se colore à nouveau de gris, obligeant le protagoniste à se laver continuellement les mains. Il essaye de lire pour oublier tout mais, soudain, lorsqu’il prend les livre un nuage de poussière se lève, comme une persécution. Par contre, le cadre change totalement dans les pièces de son bureau. Ce sont des salons d’une résidence aristocratique ‘«’ ‘ avec des glaces, des consoles, des cheminées de marbre, des tentures et des tapis ’ ‘»’.

Un vaste espace qui reflète l’optimisme, l’aisance et l’aspect extérieur de son chef, l’ingénieur Cordà. Toutefois, même ce bel endroit n’est pas épargné par la poussière. Elle se dépose sur ses papiers, enveloppes, tiroirs et étrangement ne se pose jamais sur le bureau de son collègue. Il y a encore la brasseried’en bas, bruyante et vivante, qui constitue le seul espace où tout acquiert forme et couleur. Le restaurant où il mange souvent lui permet de rester isolé et anonyme. Ici il n’y a pas de poussière mais des miettes sur la table qui le gênent terriblement. Et enfin on trouve l’univers de Claudia, une autre planète, sans poussière, indemne. Or ces espaces peuvent être classés en fonction de la présence ou non de poussière. Car celle-ci devient une hantise pour le protagoniste. Elle l’empêche de vivre et il est esclave d’un continuel lavage de mains. Ses journées se réduisent à l’éloignement de la poussière, mais plus il tente de s’en libérer plus il en est envahi. Pourquoi ? Quelle signification acquiert ici la poussière ? Elle va au-delà d’une dénonciation de la pollution .

A ce propos, Pierre Laroche, dans un essai, Métaphore et ideologie 288 , soutient qu’il ne s’agit pas d’un récit écologiste car le narrateur parle de poussière plutôt que de pollution. Pour le critique la poussière devient la métaphore absolument cohérente de l’exploitation du travail. Il arrive à cette conclusion en étudiant les lieux d’où la poussière est absente : le bureau de son collègue, - car il n’y travaille pas -, l’appartement de la propriétaire- parce qu’elle l’entretient- et enfin le monde de Claudia car elle ne travaille pas et vit du travail d’autrui. Cette analyse est très intéressante mais la poussière représente plutôt la phobie, la névrose des victimes de la société industrielle. En effet, la seule personne indemne de poussière et qui ne fait rien pour s’en libérer, c’est Claudia, sa femme. Les autres sont tous envahis par elle, même le collègue Avandero qui essaie de s’en libérer en éloignant les papiers poussiéreux. Pour ce qui concerne la propriétaire, elle est ( et même représente) le symbole de la poussière et s’obstine à ne pas vivre dans les chambres époussetées. Exactement parce que la poussière fait tellement partie de sa personnalité qu’elle n’arrive pas à vivre où il n’y en a pas. Il faut souligner que ces personnages refusent d’en reconnaître l’existence, Avandero en faisant disparaître les papiers pour garder ses mains propres et la signora Margariti en contemplant les pièces nettoyées.

En réalité, la seule figure à ne pas être touchée par ce phénomène reste Claudia. Elle ne voit pas la poussière parce qu’elle appartient à un monde « autre », haut, élevé et même lorsque le protagoniste lui montre le nuage de smog elle ne le voit pas. Elle regarde plutôt un vol d’oiseaux  :

‘«’ ‘ - Le smog ! criai-je à Claudia. Tu vois ce nuage ? C’est un nuage de smog ! Mais elle ne m’entendait pas, tout absorbée par quelque chose qu’elle venait de voir voler, une nichée d’oiseaux ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 289 ’ Or, il s’agit de savoir si elle se refuse à voir le nuage – comme aussi la poussière - ou si vraiment elle est incapable de le repérer dans le ciel parce qu’ elle distingue mieux les phénomènes positifs.

Le protagoniste, au contraire, ne remarque que la poussière. En regardant le ciel, il repère soudain le nuage « la nuée que j’habitais et qui m’habitait .. ». La phobie de retrouver la poussière n’importe où et de voir tout gris fait partie de lui au point que, même dans des moments heureux avec sa femme, il arrive à trouver des côtés négatifs qui l’empêchent d’être heureux au sens absolu. Il affirme en fait ‘«’ ‘ je l’amais et j’étais malheureux ’ ‘»’ ‘ 290 ’. Il est curieux d’observer que même dans un taxi choisi pour l’éloigner de la routine urbaine, le protagoniste retrouve encore la poussière et l’aspect vieux de la voiture le rend mal à l’aise et l’empêche ainsi d’être heureux avec sa femme.

Le narrateur lit la réalité à l’envers par rapport à Marcovaldo. Nous avons déjà observé que ce dernier percevait uniquement les phénomènes naturels et étranges de la ville. Le narrateur protagoniste de La nuvola di smog est, au contraire, sensible à la poussière au point de la découvrir même où elle bien cachée. Dans les mains de son chef par exemple :

‘L’ingénieur, en soulevant les cahiers, tâchait de leur imprimer une très, très légère secousse, comme s’il refusait d’admettre qu’ils fussent poussiéreux, et soufflait dessus du bout de lèvres.[..] Alors, d’un geste machinal, il abaissait les bras vers les poches de son pantalon de flanelle grise, se reprenait juste à temps pour les lever de nouveau… 291

Mais pourquoi ne voit – il que la poussière ? Peut être parce que son état d’esprit est gris comme il le souligne à partir des premières lignes et parce qu’il est dans un moment où rien ne l’intéresse, il découvre que le gris représente la couleur de son époque qui teinte choses et personnes. La poussière donc peut indiquer la dégradation de la société de même que l’hypocrisie des individus. Le narrateur veut montrer à travers les personnages grotesques ( le chef 292 , la propriétaire, le collègue Avandero) que tous sont responsables, conscients de la grisaille dans laquelle ils vivent mais qu’ils préfèrent mettre tout en œuvre pour la cacher. 293

Notes
288.

A. Frasson-Marin, Italo Calvino Imaginaire et rationalité, (Genève, Editions Slatkine,1991), p. 63.

289.

Le nuage de smog, p. 236.

290.

Ibidem, p. 228.[  « l’amavo insomma. Ed ero infelice »].

291.

Le nuage, pp. 208-209. [ « ora l’ingegnere, sollevando i fogli cercava di dar loro una sbattutina, ma appena appena come non volesse ammettere, che erano impolverati, e ci soffiava a fior di labbra. [..] Allora istintivamente abbassava le mani ai fianchi dei pantaloni di flanella grigia, e si tratteneva appena in tempo, le risollevava … ». RRI, p. 897].

292.

Son chef Cordà représente au mieux cette contradiction. Il est le chef d’une grande entreprise qui produit du smog et en même temps il est aussi le directeur d’un journal contre le smog.

293.

Toutes ces contradictions et hypocrisies de son temps sont mises en évidence dans un article du journal « la Purificazione » où le protagoniste travaille : cit p. 928.