La fin « des images à conserver »

Le protagoniste, dès l’ouverture de La nuvola di smog, recherche,à travers les images de la ville, des signes correspondant à son état d’âme. Il ne savait voir autre chose que la grisaille et la misère qui l’environnaient. Ainsi, il trouve une correspondance à son malaise intérieur en marchant dans les rues « les plus détournées, les plus étroites, les plus anonymes », en regardant les passants les plus tristes à l’air usé. Ces images extérieures l’empêchent de donner trop d’importance à la sensation indéfinissable qu’il sentait au-dedans de lui. De même dans la fin du roman, le protagoniste semble poursuivre des images. Quelle sorte d’images ? d’infini, des espaces ouverts ou capables de renvoyer à l’infini :

‘Au milieu des prés, des haies, des peupliers, je continuais à guetter au passage les lavoirs et, sur les murs de quelques maisons basses, les inscriptions LAVERIE À VAPEUR COOPERATIVE DES BUANDIERS 294 DE BARCA BERTULLA et les champs que les femmes traversaient avec leurs corbeilles, comme pour la vendange, détachant le linge séché des fils de fer, et la campagne qui sous le grand soleil faufilait sa verdure parmi toute cette blancheur, et puis l’eau qui courait, courait, gonflée de petites bulles bleutées. C’était peu de chose, sans doute ; mais, moi qui ne demandais rien d’autre que des images à conserver au fond des yeux, je n’avais pas besoin de plus. 295

Le final ouvre donc un rayon d’espoir. Alors que l’incipit 296 se déroulait à l’intérieur de la ville dans le quartier de la gare, un espace fermé, labyrinthique et triste, la clôture en pleine campagne montre manifestement un espace ouvert, riant, aimable. On remarque aussi une volonté /nécessité du protagoniste de sortir des espaces sombres et mélancoliques choisis dans un premier temps. C’est comme s’il acquérait la conscience que le monde n’est pas partout le même 297 . Il est surprenant de rencontrer ce sentiment positif, ces images amènes, bucoliques qui s’ouvrent comme dans un éventail dans le dernier chapitre. En effet, le paysage gris et triste du début était recherché par le même protagoniste et reflétait son état moral. Mais, à la fin, il se rend compte de l’existence d’autres paysages et visages plus agréables. Son pessimisme n’est pas existentiel et universel comme celui de Amerigo Ormea, il rappelle plutôt Marco Polo quand à la fin des Villes invisibles il suggère de ‘«’ ‘ chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place ’ ‘»’ ‘ 298 ’. Et le protagoniste à travers ces images naturelles, semble avoir reconnu ce qui n’est pas l’enfer et lui faire de la place. Il y a la volonté explicite du protagoniste de sortir de la grisaille qui l’entourait. Il recherche ainsi des images « à conserver au fond des yeux ». C’est comme si le narrateur, après s’être enfoncé dans un pessimisme léopardien, ressortait de façon surprenante en se rendant compte que la réalité a plusieurs facettes. Ainsi, il observe mieux le monde environnant et recherche d’ autres signes, d’autres images, qui le renvoient à des espaces ouverts, infinis. C’est ainsi qu’il découvre des images candides, des charrettes tirées par le mulet, carrioles à deux roues, et une petite fille :

‘Même à présent, que cherchait mon regard, sinon des signes ? Je n’ai jamais su voir que cela. Mais des signes de quoi ? Chacun renvoyait à un autre et ainsi de suite, à l’infini. Il m’arrive, plus d’une fois, de croiser dans ce quartier une charrette tirée par une mulet, une carriole à deux roues, chargée de sacs, qui suivait une contre-allée. Ou bien je la voyais, en passant arrêtée, devant un portail : le mulet baissait la tête entre les brancards ; au sommet de la pile de sacs blancs, juchait une petite fille. 299

Martin MacLaughlin, dans un essai Le città° visibili di Cavino, 300 observe justement qu’ à la fin de La nuvola un sentiment de coopération et d’harmonie vraie est évident mais il y a aussi l’exigence de montrer un monde simple, naturel de gens travailleurs. Et à travers cette harmonie, l’auteur veut montrer aussi qu’il y a une autre facette de la réalité et que le monde n’est pas fermé, hypocrite comme celui du chef Cordà et de ses collègues de travail.

Ces images finales n’indiquent pas une recherche nostalgique de la nature ou un retour au passé, car il ne s’agit pas d’une évocation d’images mais plutôt d’une découverte de celles qui existent déjà et ont besoin d’être remarquées. Il s’agit, donc, d’une invitation à une observation plus aiguë, capable de capter et de sélectionner plusieurs morceaux de la réalité. Et derrière les images des buandiers se cache aussi une nécessité de purification - comme d’ailleurs l’indique le titre du journal, dans lequel il travaille - pas seulement de l’atmosphère ou de l’eau, mais surtout du regard.
Calvino à la fin nous montre des images naturelles pour nous inviter à les chercher, pour ne pas être aliénés et aveugles et presque résignés « à ce que le monde soit ainsi » et on ne peut pas le changer, donc encore une fois un défi au labyrinthe de la réalité.

Notes
294.

Buandiers = blanchisseurs

295.

Le nuage de smog, dans Aventures, p. 260. [« Tra i prati le siepi e i pioppi continuavo a seguire con lo sguardo i fontanili, le scritte su certi bassi edifici LAVANDERIA A VAPORE, COOPERATIVA LAVANDAI BARCA BERTULLA, i campi dove le donne come vendemmiassero passavano coi cesti a staccare la biancheria asciutta dai fili, e la campagna nel sole dava fuori il suo verde tra quel bianco, e l’acqua correva via gonfia di bolle azzurrine. Non era molto, ma a me che non cercavo altro che immagini da tenere negli occhi, forse bastava. »RRI, p. 952]

296.

Cité à la page 174.

297.

Le narrateur, ici, s’exprime plus positivement par rapport à Amerigo Ormea que dans La giornata d’uno scrutatore. Il affirme, en fait, « il mondo è tutto a una maniera » ou même dans le final « le cose sono come sono », sans aucun espoir du changement.

298.

Les villes invisibles, p. 189.

299.

Le nuage p. 257 [ « Adesso il mio sguardo andava cercando solo dei segni ; altro non era mai stato capace di vedere. Segni di cosa ? segni che si rimandavano l’un l’altro all’infinito. Così mi capitava alle volte in quel quartiere di incontrare un carro tirato da un mulo : un carretto a due ruote,, che andava per un controviale, carico di sacchi. Oppure lo incontravo fermo a un portone, il muletto alle stanghe che chinava il capo, e in cima al mucchio di sacchi bianchi una bambina. »RRI, p. 949 ]

300.

Essai déjà cité voir Annexe 8.