Le Cosmicomiche

Un espace en expansion

Nous avons observé les protagonistes calviniens dans l’exploration de leur espace : Marcovaldo, Quinto et le « je» de la Nuvola di smog. Toutefois, plutôt que des personnages eux-mêmes, il s’agit de leurs regards. Nous avons commencé notre analyse avec Marcovaldo, qui essaie de scruter son univers urbain par rapport aux phénomènes naturels qui attirent son attention ( pigeons, champignons etc.) et qui se déplace en fonction de ceux-ci. Ainsi Quinto, après avoir découvert la transformation de son paysage natal accepte mal volontiers ces transformations humaines et urbaines. Les mêmes événements se manifestent sous forme métropolitaine dans La nuvola, mais ici s’introduit un autre phénomène, qui est la pollution urbaine et humaine. Une sorte de couche grise recouvre le ciel - le nuage de smog -, la ville, la chambre et le bureau du protagoniste - la poussière -. Le gris représente le rapport difficile entre le protagoniste et la réalité historique et sociale dans laquelle il vit. Ce sens d’opacité et du vide est développé et approfondi dans Le cosmicomiche plus exactement dans les récits Senza colori et La forma dello spazio que nous analyserons plus loin. Toutefois, il est nécessaire de donner tout d’abord quelques précisions sur Le cosmicomiche 301 . Le thème principal de cette œuvre est celui de l’espace, et comme Marco Belpoliti 302 le précise, de l’espace phénoménologique car l’espace se forme grâce à la présence des choses dans le monde. Le cosmicomiche indiquent une réponse de l’auteur à des interrogations plus complexes concernant le monde dans un moment de crise de valeurs, de dépaysement et d’isolement de l’intellectuel et de transformations historiques et sociales. L’auteur ligurien s’interroge donc, tout en observant des paysages plus vastes, plus cosmiques, sur le temps et sur la présence de l’homme dans l’univers. Cette œuvre est significative de cette époque parce qu’elle montre un défi ultérieur de la réalité. Calvino ne se limite pas à trouver des images insolites et souriantes comme celles de la fin de La nuvola. Il sort plutôt d’une dimension humaine et provinciale pour observer l’univers tout en découvrant des espaces de plus en plus immenses où la présence humaine est uniquement passagère. C’est comme s’il prenait conscience d’une infinité et discontinuité des espaces et par conséquent de la possibilité de connaître seulement les fragments. Dans cette œuvre le monde lui apparaît plutôt discontinu, - comme le constate Giuseppe Nava -  fait de morceaux de temps, compris entre les origines du monde et la ville de l’avenir et entre lieux extrêmes de l’évolution du genre humain suspendu entre l’expansion et la destruction. 303 . Et le même Calvino affirme dans l’essai Cibernetica e fantasmi  ‘«’ ‘ De la façon dont la culture d’aujourd’hui voit le monde, une tendance se fait jour en même temps de divers côtés : le monde sous ses aspects variés, est de plus en plus considéré comme discret et non comme continu. J’emploie le terme discret dans le sens qu’il a en mathématique, c’est à dire : se composant de parties séparées ’ ‘»’ ‘’ ‘ 304 ’ ‘.’

La recherche d’une harmonie introuvable sur terre pousse Calvino à déplacer son attention des événements terrestres vers le cosmos pour retrouver ainsi une quelconque harmonie entre le microcosme et le macrocosme. Il cherchait des inspirations autres que la littérature, et l’astronomie semble l’intéresser particulièrement à ce moment là. Dans une lettre à Domenico Rea du 13 mai 1964, il avoue, ‘«’ ‘ depuis quelque temps je ne lis que des livres d’astronomie ’ ‘»’ ‘ 305 ’ et révèle une certaine fatigue pour la littérature et pour les romans en particulier. Ce sont les années de conquête et des exploits de l’espace 306 , et toutes ces découvertes poussent l’auteur à diriger son attention ailleurs et surtout à regarder le monde de façon différente. Cela se manifeste tout d’abord dans la distance qu’il prend par rapport à la propagande pour les premiers succès spatiaux. Il montre sa perplexité sous forme de dialogue dans le texte : Dialogo sul satellite 307 :

‘- Je te vois pensif plus que d’habitude.
- Et je te vois extrêmement euphorique.
- Et tu ne l’es pas peut être ? Comment pourrions nous ne pas l’être ? Ensemble nous avons tant de fois raisonné de la nouvelle ère qui s’ouvre, des atomes, des fusées de la nouvelle société qui se dessine déplaçant tout le vieux, des changements qui en dérivent dans les vies et dans les pensées des hommes. Et voilà dans ces jours avec le satellite en ciel tu ne sens pas déjà commencée l’ère nouvelle ? [..] - Je voulais dire que tu ne vivais pas comme moi des journées d’enthousiasme !
- J’ai dit : attentif, anxieux, parfois incertain et méfiant 308

Dans ce dialogue la perplexité face aux conséquences des nouvelles explorations est très explicite et bien soulignée par les adjectifs : attentif, anxieux, hésitant, méfiant. Toutefois, plus tard, ces hésitations se transforment en confiance et gratitude pour la science, comme dans la lettre à Anna Maria Ortese (1969) où il déclare vouloir une appropriation vraie de l’espace ‘«’ ‘ Ce qui m’intéresse, c’est tout ce qui est appropriation véritable de l’espace [..] c’est à dire connaissance : sortie d’un cadre limité et certainement trompeur, définition d’un rapport entre nous et l’univers ’ ‘»’ ‘ 309 ’. Dans cette lettre l’auteur montre une certaine confiance dans la science parce qu’elle a la capacité et la curiosité de vouloir savoir plus sur l’espace, et de plus, elle enrichit le langage et l’imagination de tous.

Mais une confirmation encore plus éclairante de l’intérêt de Calvino pour les lectures scientifiques et astronomique nous la retrouvons dans la postface à la deuxième édition italienne de La memoria del mondo e altre cosmicomiche, où l’auteur affirme à la troisième personne :

‘Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’un écrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lectures scientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savons pas si Italo Calvino a regardé sur un télescope pour observer étoiles et planètes : ce qui le passionne, ce sont surtout les hypothèses théoriques avancées par la science contemporaine pour expliquer la forme et la structure des galaxies et de tout l’univers, les origines et le devenir des systèmes stellaires, de l’espace et du temps. 310

Il explique aussi que le titre Cosmicomiche a été forgé par lui même afin de rassembler en un seul mot les deux adjectifs cosmique et comique, deux mots qui lui sont très chers. Mais il souligne bien que dans l’élément cosmique il n’y a pas tant un rappel de l’actualité « spatiale » qu’une tentative de se remettre en rapport avec quelque chose de plus ancien. Et l’élément comique est indispensable car on réussit mieux à se rapprocher des thèmes les plus importants et les plus sublimes ( comme l’origine du monde, la vie et les perspectives de leur possible fin) s’ils sont racontés avec le filtre de l’ironie. En outre, Calvino précise bien la différence entre ces récits et ceux de fantascienza ( en anglais et en français science fiction) parce que la science fiction est un récit d’anticipation tandis que ces récits remontent à un passé pré-humain et parfois pré-terrestre et aussi que l’esprit et la forme littéraire sont différents. Toujours dans la même présentation l’auteur compare la cosmologie moderne aux «modèles d’univers » anciens et explique son but :

‘La cosmologie moderne, si on la compare à l’imagination des Anciens, est beaucoup plus abstraite : des concepts tels que l’ « espace quadri- dimensionnel », l’ «espace-temps », la « courbure de l’espace » échappent à toute visualisation, et ne peuvent être conçus qu’à travers le calcul mathématique et la théorie. Le pari d’Italo Calvino était de faire jaillir de cet univers invisible et presque impensable des histoires capables d’évoquer des impressions élémentaires comme les mythes cosmogoniques des peuples de l’Antiquité. [..]’

Il affirme aussi :

‘l’écrivain contemporain part de la science actuelle pour retrouver le plaisir de raconter et de penser en racontant. 311

Cette citation confirme la source d’inspiration représentée par la science moderne et aussi l’impossibilité de penser l’espace à une échelle cosmique, car les concepts complexes comme l’espace quadri - dimensionnel, l’espace-temps et la courbure de l’espace sont loin d’être concevables. Il semble presque que Calvino avec ces récits veuille s’approcher et essayer de comprendre les phénomènes de la terre et du ciel en se posant les mêmes questions que celle du Dialogo sul satellite déjà cité:

‘L’espace courbe, est-ce que tu as jamais compris comment il est ?
Non, jamais.
Et l’univers en expansion ?
Mais, une affaire compliquée. 312

Or, les inquiétudes de l’écrivain ne s’adressent pas seulement à l’espace circonscrit où il habite - comme dans La speculazione et dans La nuvola- mais plutôt à des interrogations plus profondes : notre présence dans l’espace, la fin de l’univers, l’existence avant et après nous.

Notes
301.

Calvino publie Le Cosmicomiche, pour la première fois en 1965, dans l’édition Einaudi « Supercoralli ». Mais il revint à plusieurs reprises sur les critères de regroupement de ces textes, composant trois autres volumes : Ti con Zero (1967), La memoria del mondo e le altre storie cosmicomiche (1968), Cosmicomiche vecchie e nuove (1984).

302.

Marco Belpoliti, L’occhio di Calvino, (Torino, Einaudi, 1996), p. 100.

303.

Essaie déjà cité La geografia di Calvino, dans Italo Calvino Atti del convegno internazionale, cit. p.160 : « (nei nuovi racconti si profila una serie di processi discontinui), di spezzoni di tempo, compresi tra le origini del mondo e la città dell’avvenire, tra i luoghi estremi dell’evoluzione della specie, sospesa tra espansione e distruzione ».

304.

Cybernétique et fantasmes dans La Machine Littérature, p. 10.

305.

Dans Lettere Calvino, ( Milano, Mondadori, 2000), p.813. [« da un po’di tempo in qua leggo solo libri di astronomia »]. Traduit par nous.

306.

Calvino publie Le cosmicomiche en 1965 dans les années des explorations et du développement de l’astronautique. Il avait montré un certain intérêt à ce propos déjà en 1957, l’année du lancement du premier missile balistique intercontinental en écrivant le récit, jamais publié La tribù con gli occhi al cielo. En 1969 l’homme arrive sur la lune, quatre années après la composition de Le cosmicomiche.

307.

Le récit sort su « Città aperte » en mars 1958, il est lié, pour le thème, au précédent La tribù con gli occhi al cielo.

308.

Dialogo sul satellite, dans RRIII, p. 229. [« Ti vedo pensieroso più del solito. - Ed io ti vedo oltremodo euforico. - E tu non lo sei forse ? Come potremmo non esserlo ? insieme abbiamo tante volte ragionato della nuova era che s’apre, degli atomi, dei razzi, della nuova società che prenderà forma smuovendo tutto il vecchio, dei cambiamenti che ne deriveranno nelle vite e nei pensieri degli uomini. Ed ecco, in questi giorni, col satellite in cielo non senti già cominciata l’era nuova ? [..]- Volevo ben dire che tu non vivessi come me giornate d’entusiasmo !- Ho detto : attento ansioso. Talora dubbioso e diffidente. »] Traduit par nous. Voir Annexe 7.

309.

Il rapporto con la luna, lettre déjà citée dans le paragraphe sur Galilée.[« Tutto ciò che m’interessa è appropriazione vera dello spazio [..]: uscita da un quadro limitato e certamente ingannevole, definizione di un rapporto tra noi e l’universo »  dans Saggi I, pp. 226-228].

310.

Cosmicomics, p. 9, [ «  Sono racconti nati dalla libera immaginazione d’uno scrittore d’oggi sollecitata da letture scientifiche, specialmente d’astronomia. Non sappiamo se Italo Calvino abbia mai posto l’occhio a un telescopio per scrutare stelle e pianeti : ciò che lo appassiona sono soprattutto le ipotesi teoriche che la scienza contemporanea ha avanzato per spiegare la forma e la struttura delle galassie e dell’universo intero, le origini e il divenire dei sistemi stellari, dello spazio e del tempo. »RRII, p. 1304]

311.

 Ibidem ; [« La cosmologia moderna, in confronto alla immaginazione degli antichi, è molto più astratta : concetti come lo « spazio quadrimensionale », lo « spazio tempo », la « curvatura dello spazio » sfuggono a ogni visualizzazione, possono essere concepiti solo attraverso il calcolo matematico e la teoria. La scomessa di Italo Calvino è stata quella di far scaturire da questo universo invisibile e quasi impensabile delle storie capaci di evocare suggestioni elementari come i miti cosmogonici dei popoli dell’antichità.[..] Lo scrittore contemporaneo prende spunto dalla scienza attuale per ritrovare il piacere di raccontare e di pensare raccontando.»RRII, p. 1306]

312.

Dialogo sul satellite, dans RRIII, p. 233. [«  Dì, tu : lo spazio curvo, hai mai capito com’è ?- no, mai. - E l’universo in espansione ? - Ma, una faccenda complicata »] Traduit par nous. Voir Annexe p. 330.