La forme de l’espace

Ces interrogations - réflexions sur la dimension de l’espace, sur sa courbure représentent un vrai souci pour l’auteur et on les retrouve même dans la nouvelle cosmicomica, La forma dello spazio et précisément dans son avant-texte 313 :

‘Les équations du champ gravitationnel qui mettent en relation la courbure de l’espace avec la distribution de la matière, commencent dès à présent à faire partie du sens commun. 314

Naturellement Calvino ne nous explique pas les équations gravitationnelles qui mettent en relation la courbure de l’espace avec la distribution de la matière mais il essaie d’expliquer ce sentiment d’infini et d’égarement sur un ton comique car « pour affronter les choses trop grandes et sublimes nous avons besoin d’un écran, d’un filtre » et pose ainsi son protagoniste Qfwfq dans des espaces difficiles à percevoir dans leur totalité. Qfwqf se trouve comme catapulté dans un lieu indéfini et indéfinissable et également, illimité. L’auteur montre bien cette dilatation de l’espace–temps en décrivant sa chute dans un univers sans limites :

‘On tombait ainsi, indéfiniment, pendant un temps indéfini. Je dégringolais dans le vide jusqu’à l’extrême limite au fond de quoi il est pensable qu’on puisse aller, et puis une fois là je voyais que cette extrême limite devait être beaucoup plus bas, vraiment, très loin, et je continuais à tomber pour l’atteindre. 315

C’est comme si Calvino à ce moment donné sentait la nécessité de libérer son personnage des limites qui l’enfermaient auparavant -Marcovaldo libéré des bâtiments de la ville et les protagoniste de La nuvola libérés de la couche de poussière - en lui donnant des ailes pour planer librement. Toutefois, voler dans ces immensités comporte des conséquences négatives car le narrateur protagoniste se sent comme perdu dans un monde trop immense et non maîtrisable bien qu’il soit libéré de la pesanteur du corps et capable d’explorer des endroits inconnus. Il n’est entouré que par le vide  et il n’arrive pas à mesurer les dimensions surtout parce qu’il manque de points de repères, comme il le dit d’ailleurs dans plusieurs récits :

Ne disposant d’aucun point de référence, je ne savais pas si ma chute était précipitée, ou au contraire lente.. 316 .

Cette sensation on la rencontre également dans l’aventure Un segno nello spazio  :

‘Là-bas , il n’y avait rien qui pût se distinguer de quoi que ce fût 317

Et on la retrouve encore dans Senza colori :

Il n’y avait pas une forme qui se distinguât de ce qui se trouvait derrière elle ou autour . 318

Le narrateur manifeste à plusieurs reprises l’absence de références autour de lui ; il se trouve par conséquent dépaysé, isolé dans un espace sans couleurs et sans forme. C’est une constante chez Calvino d’imaginer un monde « autre » sans confins : ici, il dessine tout un univers, mais déjà dans Marcovaldo il reconstruit pour quelques instants un autre ville. Dans cet univers Qfwfq est comme propulsé, il tombe mais n’aboutit nulle part car autour de lui il n’y a que le vide. 319 Celui-ci permet au narrateur protagoniste d’explorer l’espace :

‘[..] je continuais à tomber, sans cesser cependant de scruter les profondeurs de l’espace, pour voir si jamais quelque chose annonçait un changement proche ou lointain de notre condition. Une ou deux fois je réussis à apercevoir un Univers, mais il était loin et on le voyait tout petit, très loin sur la droite ou la gauche ; … 320

Qfwfq décrit sa chute infinie dans des espaces infinis et puisqu’il ne s’arrête pas il en dénote l’incommensurabilité. Ce que nous voulons souligner c’est qu’il ne s’agit pas d’une vraie chute avec un impact final ou « une bonne bûche »  comme le clarifie le narrateur. Mais, ici, il manque la matière et il erre dans le vide à de grandes profondeurs sans rencontrer personne puisque les autres individus tombent comme lui mais en suivant une trajectoire parallèle telle que personne ne se rencontre. On se demande pourquoi Calvino donne des ailes à Qfwqf et le transforme en un explorateur de l’espace en le faisant tomber sans aucun contact avec la matière et dans un vide total sans aucune coordonnée spatio-temporelle. Peut être veut-il nous montrer avec sa verve ironique le concept de Paolo Zellini 321 que l’univers infini actuel est inconcevable dans sa totalité. Cette chute est, en fait, comme une investigation pour connaître les dimension et les contenus du cosmos. Mais en avançant, le protagoniste révèle de plus en plus son dépaysement :

‘[..] mais on ne pouvait savoir si c’étaient autant d’Univers disséminés dans l’espace, ou bien le même Univers que nous croisions sans cesse en roulant selon une mystérieuse trajectoire ; ou si au contraire, il n’y avait pas d’univers du tout et si ce que nous pensions voir était seulement le mirage d’un Univers qui peut-être avait existé autrefois et dont l’image continuait à rebondir sur les parois de l’espace comme rebondit l’écho. 322

L’égarement et l’incertitude du protagoniste sont confirmés par la présence et la répétition du si hypothétique, par les fréquentes conjonctions ou et renforcés par le peut-être du narrateur. Celui-ci ne sait pas définir l’espace qu’il traverse ni distinguer les choses qu’il rencontre. Pour lui, reconnaître s’il s’agit de mirages ou d’autre chose est impossible. Mais finalement il « comprend » que l’espace prend forme par rapport à ce qu’il contient et alors il recourt à la métaphore du gnocco ou verrue :

‘S’il était vrai que l’espace avec quelque chose dedans est différent de l’espace vide, parce que la matière y provoque une courbure ou tension qui oblige toutes les lignes contenues à se tendre ou à se recourber, alors la ligne que chacun de nous suivait n’était une droite que de la seule façon dont une droite peut être droite, c’est à dire en se déformant dans la mesure même où la limpide harmonie du vide général est déformée par l’encombrement de la matière, ou si vous voulez en s’enroulant tout autour de cette boulette ou verrue ou excroissance qu’est l’Univers au milieu de l’espace. 323

Ce personnage singulier essaie d’explorer les cosmos mais il n’arrive qu’à le définir de façon comique. Pourquoi ? Peut-être parce que l’auteur voulait ainsi montrer l’incommensurabilité de l’univers et l’impossibilité de le connaître dans sa totalité. Et inversement cette immensité de l’univers veut aussi montrer la petitesse de l’homme, son rôle marginal dans un cosmos infini.

D’ailleurs, d’après Mimma Califano Bresciani, les Cosmicomiche annulent la centralité de l’homme dans l’univers. 324

Ce sens de marginalité et de petitesse humaine face à l’incommensurable est bien illustré dans l’image de M. C. Escher, Autre monde choisie probablement par l’auteur même pour la première couverture de Le Cosmicomiche dansl’édition Einaudi Supercoralli(voir image).

Dans l’image on aperçoit entre arches et colonnes des oiseaux, des corps célestes (astéroïdes, comètes, planètes) sur le fond d’une surface presque lunaire. Il est curieux d’observer la multiplicité de perspectives qui s’ouvrent à l’infini, trahissant le sens d’équilibre et d’orientation spatiale. Face à cette image on reste dépaysé, égaré, de même que Qfwfq dans son espace vide et infini.

M.C. Escher,
M.C. Escher, Other World, Gravure sur bois (1947)

Notes
313.

Chaque récit cosmicomique présente une petite introduction (un avant texte) à la forme impersonnelle qui résume sommairement une théorie scientifique de l’évolution.

314.

Cosmicomics, p. 150. [«Le equazioni gravitazionali che mettono in relazione la curvatura dello spazio con la distribuzione della materia stanno già entrando a far parte del senso comune. »RRII, p. 182].

315.

Ibidem, p.150 [« Si cadeva così, indefinitamente, per un tempo indefinito. Andavo giù nel vuoto fino all’estremo limite nel limite in fondo al quale è pensabile che si possa andar giù, e una volta lì vedevo che quell’estremo limite doveva essere molto ma molto più sotto, lontanissimo, e continuavo a cadere per raggiungerlo. »RR II, p.182.]

316.

Ibidem. p. 151 ; [« Non essendoci punti di riferimento, non avevo idea se la mia caduta fosse precipitosa o lenta », RRII, p. 182]

317.

Ibidem, p. 53. [ « e lì non c’era niente che si distinguesse da niente ». RRII, p. 108. L’adverbe est traduit dans l’édition Seuil comme dans la circonstance, mais il est un adverbe de lieu que nous traduisons simplement comme Là-bas .

318.

Ibidem, p. 75. [« Non c’era forma che si distinguesse chiaramente da quel che le stava dietro e intorno »RR II, p. 125. Ici la e conjonction est traduit inexactement comme ou.]

319.

Selon Starobinski cette notion du vide revient avec insistance dans l’œuvre de Calvino. Il écrit dans l’article Ponts sur le vide : « Selon la tradition épicurienne à laquelle Calvino aime à se référer, il faut du vide pour que se produise la chute [..] L’imagination cosmologique a besoin du vide : il ne peut y avoir de monde s’il n’existe un espace où les choses se produisent. »  Ponts sur le vide, dans Littérature, n 85, février 1992, pp. 10-17.

320.

Les cosmicomics, p. 154. [« [..] continuavo la mia caduta, senza però smetteredi scrutare nelle profondità dello spazio se mai qualcosa annunciasse un cambiamento attuale o futuro della nostra condizione. Un paio di volte riuscii ad avvistare un universo, ma era lontano e si vedeva piccolo piccolo, molto in là sulla destra o sulla sinistra ; »RR II, p. 185]

321.

Paolo Zellini, Breve storia dell’infinito, œuvre déjà citée dans le paragraphe sur Leopardi, p. 81.

322.

Cosmicomics p. 126.[« [..]ma non si capiva se erano tanti universi seminati per lo spazio o se era lo stesso universo che continuavamo a incrociare ruotando in una misteriosa traiettoria, o se invece non c’era nessun universo e quello che credevamo di vedere era il miraggio d’un universo che forse era esistito una volta e la cui immagine continuava a rimbalzare sulle pareti dello spazio come il rimbombod’un’eco. »RR II, p. 186.]

323.

Ibidem, pp. 158-9. [ « se era vero che lo spazio con qualcosa dentro è diverso dallo spazio vuoto perchè la materia vi provoca una curvatura o tensione che obbliga tutte le linee in esso contenute a tendersi o curvarsi, allora la linea che ognuno di noi seguiva era una retta nel solo modo in cui una retta può essere retta cioè deformandosi di quanto la limpida armonia del vuoto generale è deformata dall’ingombro della materia, ossia attorcigliandosi tutto in giro a questo gnocco o porro o escrescenza che è l’universo nel mezzo dello spazio. »RRII, p. 189]

324.

Mimma Califano Bresciani, Uno Spazio senza miti, (Firenze, Le Lettere, 1993), p. 116. La critique dans ce remarquable essai définit aussi le rôle du protagoniste Qfwfq comme d’un personnage qui indique l’épouvantable proportion entre l’infinie petitesse de la terre et l’infinie grandeur de l’univers.