Sans couleurs

Le récit Senza colori marque un passage entre La nuvola et Palomar. Ce très beau récit reprend la thématique du gris et du vide de Le nuage ainsi que la difficile situation amoureuse mais dans une dimension plus universelle. Calvino lui même, dans une lettre à Salvatore Adamo, confirme que le sentiment de vide et de gris lie les Cosmicomiche aux œuvres précédentes. 325 . Ce texte met en évidence le problème de l’incommunicabilité, toutefois nous essaierons de le relire pour montrer plutôt le thème du gris. Un sentiment d’opacité caractérisait déjà la toile de fond de La nuvola mais il devient ici la couleur d’une époque de transition, le miroir d’un problème sur un ton plus universel. « Le moi » de La nuvola l’affirmait  déjà au début du roman:

‘Je ne savais voir autre chose que la grisaille et la misère qui m’environnaient, je me vautrais, moins parce que j’en avais pris mon parti que par plaisir, véritablement… 326

Egalement dans l’incipit de Senza colori c’est toujours le gris qui domine :

‘J’avançais sur des milles et des milles avec une grande rapidité, comme il arrive quand il n’y a pas d’air, et je ne voyais que gris sur gris. [..] Et devant moi s’ouvraient des horizons non interrompus par les chaînes montueuses qui commençaient tout juste à pointer, grises, autour des plaines de pierres grises ; 327

Les continents que Qfwfq traverse et les horizons qui s’ouvrent à son regard apparaissent gris mais aussi inhabités et en fait « les rencontres à ce temps – là, étaient rares ». La communication devient presque impossible car les habitants de cet univers n’étaient pas nombreux et tous sourds et muets, dans des vastes espaces où régnait le silence :

‘Puis, le silence : vous pouviez bien crier ! sans l’air pour les vibrations nous étions tous sourds et muets. 328

Il est intéressant d’observer comment l’auteur prive cet immense univers de la parole en rendant les habitants muets 329 . C’est comme si Calvino s’amusait en jouant avec la capacité des sens, après avoir réduit à zéro la capacité de l’ouïe et de la voix, il donne une grande importance à la vue :

‘Unique inconvénient, l’effort qu’il fallait faire pour voir, quand il y avait à chercher quelqu’un ou quelque chose, parce que tout étant également incolore, il n’y avait pas une forme qui se distinguât clairement de ce qui se trouvait derrière elle ou autour. A grand-peine, on réussissait à isoler ce qui bougeait … 330

Toutefois le problème de fond est d’arriver à distinguer quelqu’un ou quelque chose dans un monde incolore et informe et la vue est alors soumise à un effort démesuré. Avec cette métaphore Calvino semble dénoncer le sens homogène, l’uniformité de la pensée et l’attitude de la société moderne entraînée, bouleversée et en même temps inconsciente des changements. Et l’effort de la vue semble une invitation à faire un bon usage des yeux dans la civilisation inflationniste des images où on est obligé de les subir sans avoir le temps de les sélectionner rationnellement. 331 Notre auteur semble vouloir mettre en évidence la transformation de la société qui a lieu sans que les habitants en perçoivent les changements et également leur incapacité à identifier les signaux positifs comme, au contraire, tente de le faire Qfwfq. En fait cet habitant extraordinaire de l’univers, malgré ces difficultés dans ce monde gris et informe où rien n’est facile à reconnaître, arrive à distinguer Ayl qui apparaît comme une lueur :

‘Et entre les piliers de ces arcs incolores, je vis comme un éclair incolore qui courait très vite et qui disparaissait et reparaissait plus loin. 332

Elle représente la beauté au milieu de la grisaille :

‘Elle était là, couchée, incolore, vaincue par le sommeil, sur le sable incolore.[..] Rien jamais n’avait couru la terre, rien d’aussi beau que l’être que j’avais sous mes yeux. 333

C’est ainsi qui commence l’histoire d’amour entre le narrateur protagoniste Qfwfq et Ayl qui reprend le mythe d’Orphée comme le soutiennent Claudio Milanini et Fabio Pierangeli. Entre les deux se présente soudain le problème de la communication et ils commencent à converser par gestes. L’auteur tient à préciser à plusieurs reprises qu’il s’agit d’une époque où ils ne disposaient pas de nombreux concepts et surtout où il était difficile de désigner ce qui les différenciait :

‘C’était une époque où nous ne disposions pas de très nombreux concepts : et par exemple ce n’était pas une entreprise facile que de désigner ce que nous étions, en ce que nous avions, nous deux, qui nous était à la fois commun et diffèrent. 334

En fait, ils étaient très différents, Ayl semble représenter le vieux monde et lui être liée ‘«’ ‘ [Elle] était l’habitante heureuse de ce silence qui règne là d’où est exclue toute vibration. [..] pour elle, la beauté commençait là où le gris avait tué en lui-même toute velléité d’être quelque chose d’autre que du gris’ ‘»’. Qfwfq, par contre, est plus attiré par les changements et par un monde différent moins opaque. Dans leur conversation par gestes ils perçoivent subitement leur différentes préférences qui correspondent à deux mondes opposés et il nous semble intéressant de rapporter ce passage dans lequel les deux personnages cosmiques discutent de la beauté modifiée en fonction de la présence de la lumière :

‘Déjà le soleil déclinait en un crépuscule blanchâtre. Sur un escarpement, les rayon frappant de biais faisaient briller quelques pierres opaques.
- Pierres là pas pareilles. N’est ce pas que c’est beau ? Dis-je.
- Non, répondit-elle. Et elle détourna son regard.
- Pierres là, n’est- ce pas que c’est beau ? insistai-je, montrant le gris brillant des pierres.
Non.
Elle se refusait à regarder.[..] Mais ensuite elle les regarda ; éloignées maintenant du reflet du soleil, c’étaient des pierres opaques comme les autres ; et seulement alors elle dit :
- Beau. 335

Elle préfère le monde opaque et loin de la lumière et ce n’est que face aux pierres opaques qu’elle reconnaît la beauté. Ils jouent ensuite à se poursuivre et Ayl disparaît dans un monde en continuelle transformation. Le protagoniste narrateur décrit les transformations de ce monde qui n’arrive pas à trouver sa forme idéale et dans ces description transparaît l’inclination naturelle de notre écrivain pour la botanique.

‘Des arbres de lave couleur de fumée étendaient leurs ramifications compliquées d’où pendaient de minces feuilles d’ardoise. Des papillons de cendre survolaient les prés d’argile, se balançaient au-dessus des marguerites de cristal opaque. 336

Il est fascinant, ce panorama raccourci de jardin que l’auteur nous fait entrevoir. Bien qu’il soit coloré d’un gris opaque qui normalement acquiert une connotation négative, ici, grâce aux adjectifs cendre et fumée il obtient un sens positif car il appartient à la demeure d’ Ayl, et représente son monde. Après l’ouverture d’un abîme, Ayl disparaît. Elle commence sa fuite car elle est contrariée par la vision des couleurs et se sent liée à l’ancien monde sombre, du silence. Qfwfq joue encore à la poursuivre mais rencontre différents problèmes à la distinguer et à communiquer ; enfin il la découvre dans l’obscurité. Alors, comme dans le mythe orphique, il essaie de l’extraire des entrailles de la terre en lui faisant croire que la présence des couleurs était juste une transformation momentanée. Qfwfq avance et elle le suit mais, impatient de la voir, il se retourne et, au même instant, elle disparaît dans la pénombre :

‘Je me retournai pour la regarder. Je l’entendis crier, tandis qu’elle se renfonçait dans l’obscurité ; mes yeux encore éblouis un peu par la lumière ne distinguaient rien ; puis le grondement du tremblement de terre domina tout, et une muraille rocheuse se dressa tout d’un coup, verticale, et nous sépara. 337

Il y a ici la séparation définitive entre les deux : Ayl retourne à son ancien monde gris et obscur et il ne reste d’elle qu’un souvenir. Quant à Qfwfq il se trouve projeté dans un nouveau monde. Ainsi cet amour qui lui avait offert la possibilité d’entrer en contact avec le cosmos est sacrifié par sa curiosité, sa recherche d’un nouveau monde. Cette fin mélancolique avec la perte de la femme laisse entrevoir le regret que l’auteur a de toute une époque. 338 Mais le nouveau monde dans lequel se retrouve Qfwfq est le produit de tremblements de terre, de grandes transformations qui font qu’il se retrouve comme égaré, dépaysé, car il n’a plus de points de repère, alors il ne lui reste qu’à scruter et à observer.

Notes
325.

Lettres Calvino, p. 929.

326.

Aventures, traduit par M. Javion et J. P. Manganaro. p.206.[« non sapevo vedere che il grigio, il misero che mi circondava e cacciarmi dentro non tanto come se vi fossi rassegnatoma addirittura come se mi piacesse, »RRI, p. 895. ]

327.

Le cosmicomics , p. 74.[ « Andavo per miglia e miglia velocissimo come quando non c’è aria in mezzo e non vedevo che grigio su grigio[..] Mi si aprivano orizzonti non interrotti dalle catene montuose che accennavano appena a spuntare, grigie intorno a grigie pianure di pietra ; »RR II, p. 124]

328.

Ibidem, p . 75. [« Poi, il silenzio : avevi un bel gridare ! senz’aria che vibrasse, eravamo tutti muti e sordi. »RR II, p. 125]

329.

Dans l’œuvre calvinienne il ne s’agit pas d’une nouveauté, mais au contraire d’une constante, (rappelons que les personnages de Il castello sont tous muets et communiquent grâce aux tarots). Pour ce qui concerne l’éloge du silence on relèvera la même qualité dans Palomar dont la dernière des trois parties est dédiée aux Silenzi di Palomar. De plus, il y a un récit Dal mordersi la lingua qui représente un véritable éloge du silence. De même, dans les Lezioni Americane, Calvino, parlant de l’esattezza, souligne sa préférence pour la langue écrite car plus précise que l’oral qui est presque « infectée de la peste du langage ».

330.

Les cosmicomics, p. 75. [« Unico inconveniente, lo sforzo della vista, quando c’era da cercare qualcosa o qualcuno, perché tutto essendo ugualmente incolore non c’era forma che si distinguesse chiaramente da quel che le stava dietro e intorno. A malapena si riusciva a individuare ciò che si muoveva », RRII p.125.]

331.

D’ailleurs même dans la leçon Visibilità Calvino déclarait ses inquiétudes face à l’infraction d’images.

332.

Les cosmicomics, p. 75. [« E tra i pilastri di questi archi incolori vidi come un lampo incolore correre veloce, scomparire e riapparire più in là », RRII, p. 125.]

333.

Ibidem, p. 76. [ «Giaceva, incolore, vinta dal sonno, sulla sabbia incolore. [..] nulla di mai così bello aveva corso la terra, come l’essere che avevo sotto gli occhi. », RRII, p. 126.]

334.

Ibidem. p. 76. [« Era un’epoca in cui non disponevamo di molti concetti : designare per esempio quel che eravamo noi due, in quel che avevamo di comune e di diverso, non era un’impresa facile. »RRII, p. 126.]

335.

Ibidem, pp. 76 - 77. [« Il sole già calava in un tramonto biancastro. Su un dirupo di pietre opache, i raggi battendo di sbieco ne facevano brillare alcune.

-Pietre là mica uguale. Neh che è bello, - dissi.

- No,- rispose e voltò lo sguardo.

- Pietra là neh che è bello, - insistetti, indicando il grigio lucente delle pietre.

- No-. si rifiutava di guardare

[..] Ma poi le guardò ; lontane ormai da quel riflesso solare, erano pietre opache come le altre ; e solo allora disse : - bello. ! »RR II, p. 127.]

336.

Ibidem, p. 80. [« Alberi di lava color fumo protendevano contorte ramificazioni da cui pendevano sottili foglie d’ardesia. Farfalle di cenere sorvolando prati d’argilla si libravano sopra opache margherite di cristallo. », RRII, p. 129.]

337.

Ibidem, p. 85. [« Mi voltai a guardarla. Udii il grido di lei che si ritraeva verso il buio, i miei occhi ancora abbagliati dalla luce di prima non distinguevano nulla, poi il tuono del terremoto sovrastò tutto, e una parete di roccia s’innalzò di colpo, verticale, separandoci. », RRII, p. 133.]

338.

L’auteur manifeste, de façon moins explicite, les mêmes sensations de la Speculazione Edilizia.