Le paratexte auctorial

Palomar est le dernier roman d’Italo Calvino qui a été publié par l’éditeur Einaudi en 1983. Sa gestation a été plutôt longue et compliquée parce que certains récits qui forment le recueil étaient déjà parus dans les journaux italiens “la Repubblica ” et  “il Corriere della Sera ” entre 1975 et 1982.

L’œuvre est construite comme une série de récits-aventures de Monsieur Palomar qui devient un personnage à travers différents actes ; ceux-ci partent d’une ouverture du champ qui se resserre progressivement en une sélection et observation d’images détaillées.

Les éléments paratextuels 343 constituent une cohérence et une mise en relief de l’aspect visuel jusqu’au point de voir la même œuvre comme une sorte d’alphabétisation du regard.

En abordant le titre, nous pouvons remarquer que le mot Palomar est d’origine espagnole et signifie “colombier ”, mais plus que cette acception cela évoque le nom du mont californien où se trouve l'un des plus célèbres télescopes du monde.

Il faut souligner que Palomar est aussi le nom du personnage central ; le titre semble expliquer l’activité de ce personnage qui est de lire et chercher à maîtriser la réalité environnante à travers le regard.

Le livre est divisé en trois chapitres : Les vacances de Palomar, Palomar en villeet Les silences de Palomar, qui sont aussi partagés en trois sous-chapitres et chaque sous-chapitre est constitué de trois récits brefs.

Voir aussi le schéma de la page suivante.

Schéma de la structure de Palomar

Chaque texte narratif est contresigné par un titre et par les chiffres 1, 2, 3 qui sont aussi les trois différentes aires thématiques, comme l’auteur le souligne dans les notes terminales :

A partir des avertissements de l’auteur s’ouvre tout un réseau d’interprétations et de parcours de lecture simultanés, grâce auxquels nous pouvons suivre les différentes mésaventures de ce personnage qui se déplace progressivement dans des espaces délimités.

Mais en vérité, plus que d’espaces délimités, il s’agit d’un parcours rythmé en sessions, qui, comme les carrés d’un grand peintre, forment un dessin architectural créé par l’union harmonique de chaque carré. Toutefois, les espaces délimités et la structure géométrique même de l’œuvre semblent inciter le personnage à aller de l’avant et ainsi les espaces deviennent infinis.

L’auteur déplace de cette façon le personnage dans trois différentes stations qui reflètent trois situations particulières : de vacances, du quotidien et de méditation.

Et ce qui semblait une attitude statique en réalité se traduit par un parcours à travers la description récit pour arriver enfin à une méditation qui investit “le moi ”, le cosmos et l’infini.

Autrefois, Calvino, dans Le château des destins croisés, avait donné des images déjà prêtes (cartes-signes) où le lecteur se trouvait intégré, comme un personnage, pour décoder cette machine littéraire. Par contre, dans Palomar, l’écrivain ne donne pas d’icônes directes, mais il offre une description tellement détaillée que le lecteur est invité à suivre presque un “voyage ” dans les trois différentes stations ; et cela grâce aussi au schéma description-récit-méditation.

La division en trois parties semble aussi correspondre aux trois étapes de la vie : la première, des vacances, peut être l'enfance; la deuxième, l'adolescence, et la troisième, celle du silence, semble refléter l'âge mur.

Chaque texte, donc, n’est pas le résultat d’une mise en place fortuite mais il acquiert une valeur à partir de l’ordre créé par l’écrivain selon son esprit architectural de façon à former un macrotexte.

En suivant le schéma signalé par l’auteur dans les notes terminales nous pouvons noter que cette succession (description-récit-méditation) est présente et très constante aussi bien au niveau du microtexte (c'est-à-dire de chaque récit) qu’au niveau plus général du macrotexte.

Nous pouvons observer en abordant le premier récit (Lecture d’une vague)comment cette succession s’intercale :

‘La mer est à peine ridée : quelques petites vagues battent le sable du rivage. (Description).’ ‘Monsieur Palomar se tient debout et regarde une vague. […] Monsieur Palomar a choisi comme point d’observation [...] Monsieur Palomar cherche à présent à limiter son champ d’observation ; [...] (Récit)’ ‘Le résultat auquel Monsieur Palomar est en train de parvenir, peut-être est-il de faire courir les vagues [...] Il parvient à ressentir une légère sensation de vertige, rien de plus. [...] Monsieur Palomar s’éloigne…encore plus incertain de tout. (Méditation) 345

Le microtexte s’ouvre avec la description d’une vague et du personnage qui est en train d’observer. Ensuite, il y a le résumé de l’activité d’observation pour arriver enfin à la méditation qui est plutôt une déception, ce que l’on peut déduire des expressions “peut-être,” “sensation  de vertige,” “plus incertain de tout ”.

Ce personnage cherche toujours à maîtriser le monde qui l'entoure en observant les moindres détails de la vie quotidienne comme, ici, une vague, mais son champ d’observation peut être aussi un carré d’herbe, le ventre d’un gecko.

Et malgré les différents points de vue et les techniques d’observation les plus sophistiquées qu’il aborde, il n’arrivera jamais à avoir une certitude quelconque. Monsieur Palomar se trouvera chaque fois pantois face à cette impuissance  de l’univers parce que “la surface des choses est inépuisable ”.

On ne peut connaître que les fragments de réalité :

‘[...] La littérature ne connaît pas la réalité, mais seulement des niveaux. La littérature ne peut pas décider si la réalité […] existe, ou s’il existe seulement des niveaux. 346

L'attitude de Monsieur Palomar consiste à collectionner des images qui se présentent éparpillées à son regard et à leur donner un ordre à travers l'écriture. De la même façon qu'un peintre "regroupe mille fragments" de la réalité et les rassemble dans le dessin en une image cohérente et harmonieuse. Comme le souligne la chanson de Paolo Conte Pittori della domenica 347  :

‘Eccoli lí, con gli occhi attenti
A radunare di sé mille frammenti
Dispersi in giro per l'eternità
Da una particolare sensibilità’

Mais une dernière strophe de la chanson nous semble également importante puisqu'elle traite de "un'altalena" des sentiments, qui peuvent entraver la réalisation du dessin :

‘Oggi vien male questo celeste
Ma no, è il ricordo delle tue,
delle tue tempeste
C'è sempre in loro un po' di scena
Di amore e morte è un'altalena.’

L’état d'âme de Palomar est également bouleversé par "un'altalena" des sentiments, des "gênes" qui limitent le résultat de l'observation. Cette sorte de parallélisme entre les deux activités – du peintre et de Palomar - est bien illustrée dans la couverture du texte original dont nous parlerons dans le paragraphe suivant.

Notes
343.

En suivant la définition donné par G. Genette : "Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs et plus généralement au public"Seuils, (Paris, Seuil, 1987), p. 7. "[…] titres, sous-titres, intertitres, préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, notes marginales, infra paginales, terminales, épigraphes, illustrations, prière d'insérer, bande, jaquette […]", dans Palimpsestes (Paris, Seuil,1992) p. 9.

345.

Ibid., pp. 11-15.Souligné par nous.

346.

Italo Calvino, La machine littérature, (Paris, Seuil, 1984), p. 100.

347.

Voir le texte complet en annexe p. 321.