Le paratexte éditorial : la couverture

Nous aborderons maintenant le dernier élément paratextuel, la couverture, afin de faire une sorte de comparaison entre la couverture de l'édition originale Einaudi (1983) et les deux couvertures de l'édition française du Seuil. De plus, nous essayerons de montrer que :

‘Par ses incursions parfois très appuyées dans les champs de choix génériques ou intellectuels, le paratexte le plus typiquement éditorial empiète manifestement sur les prérogatives de l'auteur 348 .’

Car si le rôle important de la couverture c'est de" précéder, [de] présenter le texte pour le rendre déjà visible avant qu'il ne soit lisible" 349 , la couverture de Palomar semble répondre à ces qualités qui, par contre, sont plutôt faibles dans Les Editions du Seuil. Calvino, étant collaborateur de Einaudi 350 , avait une certaine responsabilité dans le choix des couvertures et sans doute a-t-il choisi celle-ci.

L'édition originale de Palomar a été imprimée en novembre 1983 dans la collection "Supercoralli" où étaient déjà parus plusieurs recueils calviniens. 351

La couverture sur fond beige met en évidence le nom de l'auteur, le titre et le nom de la maison d'édition, écrits en noir, et présente enfin une reproduction d'une célèbre gravure d'Albrecht Dürer L'homme dessinant une femme couchée reprise du traité de géométrie d'Underwisung der Messung mit dem Zirckel un Richtschey 352 .

Cette illustration semble pertinente car elle souligne bien le rapport entre observateur et objet de la vision. Et, en entrant dans les détails, nous pouvons remarquer un sujet qui observe à travers une sorte de grille - la finestra albertiana, typique de la tradition quantitative du "cinquecento", indispensable pour la projection de l'image – et qui, en même temps, dessine ce qu'il observe. Or, indépendamment des attirails techniques et de la précision géométrique, "l'opération" du peintre semble la même que celle de monsieur Palomar. C'est-à-dire que, dans l'illustration, de la même façon que le peintre observe et reproduit ce qu'il voit à travers le dessin, Palomar essaie de lire la réalité qui l'entoure et il la reproduit à travers l'écriture.

En ce qui concerne cette couverture, différents points de vue sont proposés. Ruggero Pierantoni déclare que l'illustration a été choisie par Calvino lui-même et que la correspondence de l'image au texte est parfaite au point qu'il faut la considérer comme une partie très significative du même texte 353 .

Philippe Daros, par contre, considère le choix de cette illustration comme anachronique, si bien que dans une lettre adressée à Calvino il lui avait demandé s'il était responsable de ce choix, et l'écrivain lui aurait répondu :

‘Suis-je responsable de ce choix ? Oui et non. Quand on recherchait la couverture, j'ai dit : “Il faudrait chercher quelque chose de ce genre, mais pas ceci, parce que la géométrie n'a rien à voir avec mon livre…” Mais à la maison Einaudi, ce Dürer a tout de suite plu à tout le monde, graphiquement il venait très bien et j'ai pris le parti de me rendre à la raison esthétique contre celle du contenu. 354

Or, il est bien évident, comme le soutient Philippe Daros et comme le souligne Calvino dans sa lettre de réponse, que la géométrie de la gravure de Dürer est bien loin du contenu du livre. De même, l'attitude souveraine du sujet-peintre n'a-t-elle rien à voir avec les doutes de monsieur Palomar qui se montre plutôt soucieux. Mais, ce qui est significatif, c'est surtout la constante du regard et du rapport de l'observation-description à laquelle le texte est consacré et que l'image souligne bien.

Un autre détail de la gravure qui peut être associé à la figure de monsieur Palomar c'est la position que le peintre occupe dans l'espace.

En réalité, le personnage se trouve dans l'espace qu'il observe et qu'il représente mais il occupe une position extrême, un peu éloignée, comme l'observateur Palomar ; en effet, ce dernier prend une sorte de distance tout en faisant toujours partie du monde observé. De plus, au-delà de la fenêtre, le monde extérieur semble continuer et ne pas être défini, c'est une sorte de monde “dédoublé en un monde qui regarde et un monde qui est regardé ”. Par ailleurs, le chapitre Le monde regarde le monde semble bien résumer l'illustration de couverture :

‘Et lui, que l'on nomme aussi “ moi ”, c'est-à-dire monsieur Palomar ? N'est-il pas lui aussi un morceau de monde en train de regarder un autre morceau de monde? Ou bien, puisqu'il y a monde en deçà et monde au-delà de la fenêtre, le moi ne serait-il rien d'autre que la fenêtre à travers laquelle le monde regarde le monde ? 355 .’

Finalement, malgré les limites de la gravure, déjà signalées par Philippe Daros, il faut reconnaître la richesse de références iconographiques qui renvoient au texte et surtout qui nous permettent de voir le texte en lisant l'image.

Or, ces références vont disparaître dans les couvertures des éditions françaises.

En ce qui concerne ces éditions, nous analyserons les seules disponibles qui ont été éditées par Les Editions du Seuil en 1985-86 dans la collection « Points » et traduites par Jean-Paul Manganaro. Celles-ci, bien qu'elles soient différentes, présentent dans l'illustration une sorte de monsieur Palomar mûr et, sur le fond, la mer.

La couverture 356 de l'édition de 1985 est illustrée par l'Arbarestrille de Jacques Devaulx (1583), et le fond est plus clair que celui de la couverture de la traduction de 1986. Elle représente un homme qui semble tenir "quelque chose" tout en regardant la mer. Toutefois, l'utilisation des couleurs l'éloigne de l'aspect classique dénoté par la couverture de l'édition originale. Par ailleurs, l'édition publiée en 1986, illustrée par Dominique Appia, présente un homme qui semble cette fois-ci s'éloigner de la mer après l'observation et la plage y est représentée par le corps nu d'une femme. Cette représentation semble se limiter au deuxième chapitre de l'ouvrage, intitulé Le sein nu. L'image dans son ensemble présente un caractère plutôt naïf, soit par la présence de la couleur, soit par la représentation de la lune dédoublée à l'infini.

L'ensemble des éléments iconographiques et l'utilisation des couleurs dans ces couvertures s'éloignent du sens complet de la gravure de Dürer et se rapprocher, au contraire, de celle du Baron Perché, comme elle était apparue dans la première édition publiée par Einaudi en 1957.

En effet, les couvertures des traductions semblent vouloir confirmer une certaine continuité de Calvino comme écrivain de fiction, d'ailleurs, c'est sous cet angle qu'il a été connu en France 357 . Et, grâce aux jeux de couleurs, le nom de l'auteur est plus visible que le titre.

Les différences évidentes rencontrées dans les couvertures montrent les diverses interprétations de l'auteur en France. A ce propos, Mario Fusco estime que la connaissance de Calvino en France est réduite à cause de la traduction incomplète 358 .

En réalité, plusieurs œuvres sont traduites de façon incomplète : le recueil italien Gli amori difficili par exemple a été traduit dans le recueil Aventures mais plusieurs textes manquent. De même, La machine littéraire est-elle une traduction partielle de Una pietra sopra. Les contes en une version intégrale n’ont jamais paru et encore, les deux volumes des Essais, que la maison d'édition Mondadori a publié en 1996, n'existent pas en français.

Cette sorte de bilan sur les traductions peut confirmer la vision partielle de l'écrivain en France et la couverture d'un seul texte en offre un petit témoignage. Autrement dit, les couvertures des traductions montrent des aspects considérables qui pourraient être par ailleurs un indice révélateur de la différente réception d'un auteur dans un autre pays et surtout, le témoignage d'un visage d'Italo Calvino restreint en France.

Le but de l'auteur était d'offrir une sorte de pédagogie du regard et cela se manifeste dans les éléments paratextuels abordés, titres, sous-titres, notes terminales, qui confirment la mise en relief de l'aspect visuel, mais en plus, le dernier élément, la couverture, semble donner plusieurs indices pour faire une sorte de comparaison avec la réception française.

Notes
348.

G. Genette, Seuils, (Paris, Seuil,1987), p. 26.

349.

Ph. Lane. La périphérie du texte (Paris, Nathan, 1992), p.13.

350.

Il avait commencé à travailler à la maison d'édition Einaudi en 1950 et il continuera jusqu'à sa mort.

351.

La même illustration a été choisie pour la deuxième réédition, toujours Einaudi, mais avec un petit changement : l'image triple qui reflète la structure de texte. C'est cette illustration que nous proposons en annexe. A ce propos, voir Serra Francesca, Calvino e il pulviscolo di Palomar (Firenze, Le Lettere, 1996).

352.

E. Panoschi, La vita e le opere di Albrecht Dürer (Milano, Feltrinelli,1967), pp. 327-328.

353.

R. Pierantoni, Calvino e l'ottica,dans Atti del convegno internazionale, (Milano, Garzanti, 1988), p. 283.« L'illustrazione di copertina del Palomar è stata suggerita all'editore da Calvino medesimo. In effetti la squisita aderenza al testo dell'immagine di Dürer è da considerarsi, alla luce di questa notizia, una significativa parte del testo stesso”.

354.

Calvino Lettere, p. 1527.

355.

Palomar, Ed. du Seuil 1985, p. 112. [« E lui, detto anche « io », cioè il signor Palomar ? Non è anche lui un pezzo di mondo che sta guardando un altro pezzo di mondo ? Oppure, dato che c’è mondo di quà e mondo di là della finestra, forse l’io non è altro che la finestra attraverso la quale il mondo guarda il mondo. »Palomar, p. 116.]

356.

Voir annexe 4.

357.

Il faut dire aussi que le livre de Calvino le plus connu en France est le Baron perché.

358.

Mario Fusco a tenu une conférence à Cerisy-La-Sale (août-1999) sur l'édition de Calvino en Italie et en France.