Une façon d’observer

Qui est Palomar ?

Palomar est un personnage visuel, un homme qui observe, une sorte d'alter ego de l'écrivain. En reprenant la question que l'auteur pose dans le "Prière d'insérer" nous chercherons à définir ce personnage bizarre, froid, introverti et détaché. Ensuite, nous aborderons ses différentes focalisations pour essayer d'expliquer les rapports entre l'objet et le sujet d'observation et en outre, sa recherche de connaissances dans l'espace.

Selon Herman Grosser, un personnage peut être analysé suivant deux directions différentes : par rapport à ce qu'il fait et par rapport à ce qu'il est 359 . L'objectif, c'est de voir ce qu'il fait car en ce qui concerne ce qu'il est nous ne savons rien à part son nom. L'auteur ne donne pas de références concernant son âge, sa profession, par contre il donne des informations sur sa famille – on sait qu'il a une femme et une fille – sur les villes où il a habité – Rome, Paris- et sur ses fréquents voyages au Japon et au Mexique. Et à travers ces éléments, Palomar peut être lu comme une "projection" de l'écrivain. L'auteur lui-même confirme cette hypothèse dans une interview accordée à Lietta Tornabuoni :

‘Monsieur Palomar […] c'est une projection de moi-même. Ce livre c'est le plus autobiographique que j'aie jamais écrit, une autobiographie à la troisième personne : chaque expérience de Palomar c'est une expérience à moi 360 . ’

En ce qui concerne les éléments narratologiques, Palomar est un récit à la troisième personne, avec une focalisation interne fixe. Le narrateur est hétérodiégétique et le personnage change continuellement son point de vue. Il faut préciser, tout d'abord, que Palomar est non seulement le protagoniste mais aussi le seul personnage du roman. Cette façon de raconter à travers un seul personnage est typique des romans des années 30, ce que l'on peut lire dans l'article Definizioni di romanzo :

‘Le grand roman était florissant à une époque de systèmes philosophiques qui cherchaient à embrasser l'univers entier, […] à l'époque actuelle la philosophie tend – plus ou moins dans toutes les écoles – à isoler le problème, à travailler sur des hypothèses, à se proposer des objectifs précis et limitées; à cela correspond un autre processus de récit, normalement avec un seul personnage représenté dans une situation limite, et cela précisément chez des écrivains plus idéologiques, comme Sartre … 361

Le processus illustré ici est celui que Calvino a suivi dans Palomar, c'est à dire qu'il essaie d'embrasser et de comprendre l'univers à travers la clef du regard, mais en même temps, il isole un "phénomène" et travaille sur des conjectures mentales, et l'objectif qu'il se donne est toujours limité et précis. Calvino reconstruit ce dessin à travers le personnage de Palomar qui peut être comparé à Antoine Roquentin de La nausée de Sartre, malgré leurs différences: surtout pour l'écran de l'ironie et pour l'humour qui suit le personnage calvinien.

Toutefois si nous nous penchons sur le début de La nausée de Sartre, nous remarquons des similitudes avec la pièce Lecture d'une vague, premier récit de Palomar. Ainsi Sartre écrit-il

‘Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. […]et surtout les classer. Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est cela qui a changé. Il faut déterminer exactement l'étendue et la nature de ce changement 362 .’

Tandis que

‘Monsieur Palomar se tient debout et regarde une vague.[..] Il n'est pas absorbé, car il sait très bien ce qu'il fait : il veut regarder une vague, et il la regarde.[…] Enfin, ce ne sont pas "les vagues" qu'il a intention de regarder, mais une seule vague, c'est tout : il veut éviter les sensations indéterminées et se propose pour chacun de ses actes un objet limité et précis 363 .’

Tous les deux cherchent à voir clair, à lire la réalité avec des champs d'observation différents mais toujours limités, précis, exacts, de manière objective. En effet, Palomar cherche à observer les objets, le cosmos ou les phénomènes "come se non ci fosse né un prima né un poi" qu'il met en évidence dans la prière d'insérer.

Ruggero Pierantoni définit Calvino comme un écrivain ancien qui est resté sur la méthode d'écrire des écrivains des années 30, mais il est plutôt fasciné par ces derniers et lié à un amour particulier pour le détail, comme le montre la citation suivante reprise dans l'essai Mondo scritto e mondo non scritto :

‘L'une des leçons que nous pouvons tirer de la poésie de notre siècle, c'est l'investissement de toute notre attention, de tout notre amour pour le détail, en quelque chose qui soit très loin de toute image humaine : un objet ou une plante, ou un animal dans lesquels identifier notre sens de la réalité, notre morale, notre moi… 364

Et pour cette description du détail il mentionne plusieurs écrivains français sur lesquels il a pris exemple et par qui il a été influencé : Francis Ponge, Sartre, Camus et Robbe-Grillet 365 .

Cependant, les modèles littéraires auxquels Calvino pense en écrivant Palomar sont plutôt Monsieur Teste de Paul Valéry et L'homme sans qualité de Robert Musil. Mais surtout Monsieur Teste " come modello di personaggio che si realizza sul piano filosofico, mentale", avoue Calvino dans une interview à Lieta Tornabuoni. 366 .

Paul Valéry est un auteur que Calvino mentionne souvent dans les Lezioni Americane et qu'il définit comme "un autore che non mi stanco mai di leggere", mais plus encore, il représente l'un des écrivains emblème de la Leçon Esattezza :

‘Paul Valéry est, en notre siècle, la personnalité qui a le mieux défini la poésie comme tension vers l'exactitude. Je fais allusion surtout à son oeuvre de critique et d'essayiste […] 367

Et dans la même Leçon il souligne son admiration pour Monsieur Teste :

‘[…] une autre grande figure intellectuelle de notre siècle, le Monsieur Teste de Paul Valèry, ne doute nullement que l'esprit humain puisse se réaliser dans la forme la plus exacte et la plus rigoureuse 368 .’

À partir de ces réflexions de l'auteur, dans les Lezioni Americane, l'influence exercée par la figure de Monsieur Teste dans la création de Palomar est très évidente. Cependant, les deux se différencient car Monsieur Teste vit comme un pur esprit et Monsieur Palomar se projette dans les choses qu'il voit. Plutôt qu'un personnage Monsieur Palomar est un regard, une sorte de télescope qui change continuellement son point d'observation.

Or, il est très curieux de voir les différents éléments d'observation qu'il choisit et les techniques sophistiquées auxquelles il a recours. Ces éléments et ces techniques coïncident avec sa "soif" de connaissance et aussi avec une sorte de tentative de rénover le rapport entre langage et univers :

‘Peut-être que la première opération pour renouveler un rapport entre le langage et le monde est la plus simple : fixer l'attention sur un objet quelconque, le plus banal et familier qui soit, et le décrire minutieusement comme s'il s'agissait de la chose la plus nouvelle et la plus intéressante de l'univers 369 .’

Monsieur Palomar se trouve à chaque fois face à différents objets, événements ou phénomènes. Il les observe minutieusement et après les avoir analysés en détail, il cherche à identifier l'essence du phénomène ; toutefois, les solutions à cette recherche sont des questions ultérieures destinées à rester sans réponse. En effet, il n'arrive jamais à trouver une quelconque conclusion, il est incertain, perplexe, pas du tout sûr et de plus en plus confus.

Ce personnage correspond à son idéal de figure narrative qu'il décrit dans l'essai Il midollo del leone : "vorremmo anche noi inventare figure di uomini e di donne pieni di intelligenza, di coraggio e d' appetito, ma mai entusiasti, mai soddisfatti…"

C'est l'incertitude même qui le conduit à approfondir sa recherche de connaissances, à essayer plusieurs façons de regarder. Il observe les objets ou phénomènes du haut, du bas, de droite et de gauche, rapproché et éloigné en épuisant toutes les possibilités d'observation.

Qu'il reste immobile ou qu'il se déplace, il obtient toujours de nouvelles perceptions d'un même objet-phénomène grâce aux différentes focalisations qu'il essaie d'aborder.

La vision qu'il obtient est à l'enseigne de la multiplicité, c'est-à-dire qu'il a plusieurs visions puisqu'il regarde à l'œil nu ou en se servant de lunettes et en plus il souffre de problèmes de vue. Les défaillances visuelles : myopie et astigmatisme, sont ici connotées positivement, non pas comme des défaillances mais plutôt comme quelque chose de positif qui permet d'obtenir différents dessins du même champ visuel 370 .

Une variation perceptive ultérieure peut aussi être déterminée à partir de son état de fatigue physique qui peut offusquer ou rendre plus claire l'image. La distance quant à elle, peut également contribuer à changer la vision des objets. Et pour ce, afin de mieux maîtriser le phénomène, Monsieur Palomar s'éloigne parfois quand il observe quelque chose à proximité et, au contraire, il s'en approche si la distance est importante. C'est le cas des planètes, pour lesquelles, grâce au télescope l'image semble plus claire, mais à la fin "la sensation d'un éloignement extrême, au lieu de s'affaiblir, ressort plus qu'à l'œil nu" 371 .

À partir d'ici il y a presque une sorte de défi qui conduit "l'observateur pathologique" à aller de l'avant et à mieux analyser le phénomène, telle une "fièvre" qui le pousse à chercher des détails :

‘Un autre vertige me saisit alors, celui du détail du détail du détail, me voilà aspiré par l'infinitésimal, par l'infiniment petit, tout comme je me dispersais auparavant dans l'infiniment vaste. 372

Calvino essaie de déplacer astucieusement son personnage allant jusqu'à le placer sur une terrasse " île secrète sur le toit" en voulant découvrir d'autres visions afin de voir les choses comme les volatiles :

‘Il essaie de penser au monde tel que le voient les volatiles […] ; et leur regard, comme le sien, où qu'il se dirige ne rencontre rien d'autre que des toits plus hauts ou plus bas, des constructions plus ou moins élevées mais si denses qu'elles ne lui permettent pas d'atteindre plus bas 373 .’

Bien qu'elle soit stratégique cette perspective se révèle "faible", insatisfaisante, puisque partielle et distante. Monsieur Palomar se trouve encore déçu car il ne peut pas aller au-delà de ses visions parce que "la surface des choses est inépuisable".

Alors il continue sa quête de connaissance en demeurant désespéré et insatisfait et il perfectionne en même temps ses techniques d'observation. Toutefois pour mieux connaître ce personnage, il sera nécessaire de le suivre dans chaque récit pour pouvoir en tracer un portrait plus détaillé.

Notes
359.

"In particolare, per quanto riguarda le analisi più recenti, dovremmo render conto di due principali direzioni di indagine che hanno cercato di analizzare il personaggio rispettivamente per ciò che fa e per ciò che è; o, in altri termini per le azioni che compie e le funzioni che svolge nel racconto, da un lato, e per la psicologia che manifesta tramite parole, pensieri e azioni, dall'altro”.

H. Grosser, Narrativa, (Milano, Principato, 1986), p. 237.

360.

L. Tornabuoni, Calvino l'occhio e il silenzio, " La Stampa", 25 novembre 1983. [« Il signor Palomar[…] è una proiezione di me stesso. Questo è il libro più autobiografico che io abbia scritto, un'autobiografia in terza persona: ogni esperienza di Palomar è una mia esperienza. »] Traduit par nous.

361.

"Risposte a 9 domande sul romanzo" dans I. Calvino, Saggi (Milano, Mondadori, 1995), I, p. 1521. [« Il grande romanzo fioriva in un'epoca di sistemi filosofici che cercavano di abbracciare tutto l'universo, […] oggi la filosofia tende – più o meno in tutte le scuole – a isolare i problemi, a lavorare su ipotesi, a porsi obiettivi precisi e limitati; a ciò corrisponde un diverso procedimento di racconto, di solito con un solo personaggio rappresentato in una situazione limite, e questo proprio presso gli scrittori più ideologici, come Sartre. »] Traduit par nous.

362.

J. P. Sartre, La nausée (Paris, Gallimard, 1938), p. 13.

363.

I. Calvino, Palomar, (Paris, Seuil, 1985) p. 11. Souligné par nous. [ «  Il signor Palomar è in piedi sulla riva e guarda un’onda. [..] Non è assorto, perché sa bene quello che fa : vuole guardare un onda e la guarda. [..] Infine non sono « le onde » che lui intende guardare, ma un’onda singola e basta : volendo evitare le sensazioni vaghe, egli si prefigge per ogni suo atto un oggetto limitato e preciso. »Palomar, p. 6]

364.

I. Calvino, Mondo scritto e mondo non scritto, dans , I. Calvino, Saggi, p. 1873. [« Una delle lezioni che possiamo trarre dalla poesia del nostro secolo è l'investimento di tutta la nostra attenzione, di tutto il nostro amore per il dettaglio, in qualcosa che sia lontanissimo da ogni immagine umana: un oggetto o pianta o animale in cui identificare il nostro senso della realtà, la nostra morale, il nostro io »] Traduit par nous.

365.

In Francia da quando Francis Ponge ha cominciato a scrivere poesie in prosa su umili oggetti come un pezzo di sapone o un pezzo di carbone, il problema della "conoscenza in sé" ha continuato a contrassegnare la ricerca letteraria, attraverso Sartre e Camus, per toccare la sua espressione estrema nella descrizione di un quarto di pomodoro compiuta da Robbe-Grillet. (Monde scritto e mondo non scritto. Op. cit. ; p. 1873).

366.

Lieta Tornabuoni, "La Stampa", 25 novembre 1985.

367.

Leçons Américaines, trad. de l'italien par Yves Hersant (Paris, Gallimard, 1989), p. 112. [« Paul Valéry è la personalità del nostro secolo che meglio ha definito la poesia come una tensione verso l'esattezza. Parlo soprattutto della sua opera di critico e di saggista. »Saggi I, p. 685 ].

368.

Ibidem, p. 111. [«[...] un altro grande personaggio intellettuale del nostro secolo, Monsieur Teste, di Paul Valéry, non ha dubbi che lo spirito umano possa realizzarsi nella forma più esatta e rigorosa », Saggi I, p. 684. ]

369.

Mondo scritto e Mondo non scritto , Saggi, p. 1873. [ « Forse la prima operazione per rinnovare un rapporto tra linguaggio e mondo è la più semplice : fissare l'attenzione su un oggetto qualsiasi, il più banale e familiare, e descriverlo minuziosamente come se fosse la cosa più nuova e più interessante dell'universo. »].Traduit par nous.

370.

Comme dans l'exemple de Amilcare Carruga, protagoniste de Un'avventura di un miope, qui semble jouer à voir et ne pas voir tout en ôtant et en remettant ses lunettes.

371.

Palomar, Op. cit.; p. 43.

372.

Leçons Américanes, p. 114. [ « E allora mi prende un'altra vertigine quella del dettaglio del dettaglio del dettaglio, vengo risucchiato dall’infinitesimo, dall’infinitamente piccolo, come prima mi disperdevo nell’infinitamente vasto. »Saggi I, p. 687.]

373.

Palomar, p. 57. [ « Cerca di pensare il mondo com’è visto dai volatili ; (..) e il loro sguardo, come il suo, dovunque si diriga non incontra altro che tetti più alti o più bassi, costruzioni più o meno elevate ma così fitte da non permettergl di abbassarsi più di tanto. », Palomar, p. 55.]