Le double calvinien

Selon Zangrilli, Palomar croit que dans chaque phénomène de l'univers peut exister l'infini, que chaque composant peut contenir le tout et que chaque aspect cache son double et son contraire 374 . Pour montrer comment dans chaque phénomène observé par le protagoniste se cache un autre visage "un doppio", nous nous concentrerons, dans ce paragraphe, sur le récit Le ventre du gecko.

C'est l'incertitude, parfois, qui pousse le protagoniste à éviter un regard banal sur les choses et à chercher un point de vue inhabituel, insolite pour découvrir l'aspect caché. C'est le cas du gecko :

‘Un point d'observation exceptionnel permet à monsieur Palomar de le voir du côté du ventre et non pas de dos, comme nous avons depuis toujours l'habitude de voir les geckos, les salamandres et les lézards. 375 .’

Cette fois, le point d'observation est représenté par une fenêtre-vitrine qui devient le lieu emblématique où l'on regarde et où l'on est observé sans intervenir, et de plus qui dévoile une image cachée "l'envers de ce qui se montre à la vue".

Monsieur Palomar préfère ce spectacle à celui qu'offre la télé qui, au contraire, montre "la face visible des choses" 376 .

A une observation attentive et méticuleuse correspond une description aussi détaillée au point de rendre le récit, Le ventre du gecko, l'un des plus intéressants du recueil.

Cesare Pavese 377 avait défini Calvino " l'écureuil de la plume" et nous pouvons ici voir que cet écureuil donne le meilleur de lui-même en transformant ses premières habiletés stylistiques en de vraies acrobaties, telles que les pattes du gecko décrites comme des pétales de fleur, le même gecko se transforme, par ailleurs, en fleur :

‘Le plus extraordinaire, ce sont les pattes, de véritables mains aux doigts souples, de tout petits bouts de doigts, qui, pressés contre le verre, y adhèrent de leurs minuscules ventouses : les cinq doigts s'élargissent comme les pétales de petites fleurs dans un dessin d'enfant, et, quand une patte bouge, ils se ramassent comme une fleur qui se clôt 378 .’

Mais cette image délicieuse en cache une autre bien moins agréable :

‘Voici que, perdu, un petit papillon de nuit arrive à sa portée. Le négligera-t-il ? Non, il l'attrape. Sa langue se transforme en filet à papillons qu'il entraîne dans sa bouche. Le papillon entrera-t-il tout entier ? Le recherchera-t-il ? Va-t-il éclater ? Non, le papillon est là, dans la gueule : il palpite, en piteux état, […] voilà qu'il dépasse le resserrement du gosier, c'est une ombre qui commence un voyage lent et contrarié vers le bas, en passant par un œsophage gonflé 379 .’

La technique d'observation de ce fragment de récit est vue de façon double : en effet, pendant que Palomar observe le gecko, il semble, à la fois, observé par lui.

‘Le gecko reste immobile pendant des heures ; d'un coup de fouet de sa langue, il déglutit de temps à autre un moustique ou un moucheron ; il ne semble pas enregistrer, par contre, d'autres insectes, identiques aux premiers, qui, ignorants, se posent à quelques millimètres de sa bouche. Est-ce que la pupille verticale de ses yeux écartés de chaque côté de sa tête ne le perçoit pas ? Ou bien a-t-il des motifs de choix et de refus que nous ne connaissons pas ? Ou bien agit-il mû par le hasard et le caprice ? 380

La déglutition du gecko est une opération mécanique qui continue à mettre en crise notre spectateur puisque les mouvements du gecko se révèlent emblématiques pour une plus ample connaissance de l'univers.

Le gecko assume ainsi le rôle d'un "massacreur" auquel s'oppose le petit papillon, symbole de la faiblesse humaine menacée continuellement par la nature et par l'histoire. Ici, la déglutition des insectes de la part du gecko semble représenter la métaphore de la vie comme une lutte pour la survie et de la destruction du faible par le plus fort ; cette considération renvoie à une thématique existentielle, "à un enfer qui broie et qui ingère".

Monsieur Palomar prend de plus en plus conscience de son infinie petitesse et le gecko lui-même lui confirme l'illisibilité de l'univers. Il ressemble, en effet, à Maraventano - le protagoniste d'un conte de Pirandello, Pallottoline – qui, face au ciel qui l'encercle, se sent si petit qu'il semble disparaître.

Qu'il explore le monde proche de lui : une vague, une femme sur la plage, l'épée du soleil qui se reflète sur la mer ; ou qu'il se déplace dans le jardin en dirigeant son attention sur deux tortues qui s'accouplent, le sifflement du merle et les brins d'herbe, tout lui apparaît illisible, impénétrable, indéfinissable. Et le sifflement du merle renvoie à une réflexion sur les difficultés à communiquer :

‘Un silence, apparemment identique à un autre silence, pourrait exprimer cent intentions différentes ; […] le problème est de se comprendre. Ou bien personne ne peut comprendre personne : tout merle croit avoir mis dans son sifflement un sens fondamental pour lui, mais que lui seul comprend ; l'autre lui réplique quelque chose qui n'a aucune relation avec ce qu'il a dit ; c'est un dialogue de sourds, une conversation sans queue ni tête. Après tout, les dialogues humains sont-ils si différents ? 381

De même, "la simple opération de compter les brins d'herbe" se révèle inutile, puisque

‘On n'arrivera jamais à en savoir le nombre. Un pré n'a pas de limites nettes […] on ne peut pas dire ce qui est pré et ce qui est buisson 382 .’

Toute tentative de connaissance est toujours décevante car l'univers est :

‘innombrable, aux limites instables, qui ouvre en lui d'autres univers. L'univers, ensemble de corps célestes, nébuleuses, poussières, champs de forces, intersections de champs, ensembles d'ensembles… 383

Notes
374.

F. Zangrilli, Pirandello et Calvino dans Linea pirandelliana nella narrativa contemporanea (Roma, Il Portico, 1980), p. 58.

375.

Palomar, p. 60. [«  Un eccezionale punto d’osservazione permette al signor Palomar di vederlo non di schiena, come da sempre siamo abituati a vedere gechi, ramarri, lucertole, ma di pancia. », Palomar, p. 58]

376.

Ce choix confirme la constante polémique de Calvino - quand bien même voilée - contre la société industrielle ; polémique plus évidente dans d'autres œuvres comme Marcovaldo, La Speculazione edilizia, La nuvola di smog.

377.

L'écrivain Cesare Pavese ( 1908 - 1950) a eu un rôle très important dans la formation culturelle de Calvino et dans son futur d'écrivain. Il lisait initialement tous les écrits de Calvino et dans un célèbre article critique sur Il sentiero dei nidi di ragno, dans “ L'Unità ”de 26.10.1947, il le définit comme "scoiattolo della penna".

378.

Palomar, p. 61. [«  La cosa più straordinaria sono le zampe, vere e proprie mani dalle dita morbide, tutte polpastrelli, che premute contro il vetro vi aderiscono con le loro minuscole ventose : le cinque dita s’allargano come petali di fiorellini in un disegno infantile, e quando una zampa si muove, si raccolgono come un fiore che si chiude… », Palomar, p. 59 ]

379.

Ibidem, p. 63. [«  Ecco che gli capita a tiro una smarrita farfallina notturna. La trascura ? No, acchiappa anche quella. La lingua si trasforma in rete per farfalle e la trascina dentro la bocca. Ci sta tutta ? La sputa ? Scoppia ? No, la farfalla è là nella gola : palpita, malconcia (..), ecco che supera le angustie della strozza, è un ombra che inizia il viaggio lento e combattuto giù per un gonfio esofago. »Palomar, p. 61]

380.

Ibidem, p. 62. [« Il geco resta immobile per ore ; con una frustrata di lingua deglutisce ogni tanto una zanzara o un moscerino ; altri insetti, invece, identici ai primi, che pure si posano ignari a pochi millimetri dalla sua bocca, pare non li registri. È la pupilla verticale dei suoi occhi divaricati ai lati del suo capo che non li scorge ? o ha motivi di scelta e di rifiuto che noi non sappiamo ? O agisce mosso dal caso o dal capriccio ? », Palomar, p. 60]

381.

Ibidem, p. 30. [« Un silenzio, in apparenza uguale a un altro silenzio, potrebbe esprimere cento intenzioni diverse ; (..) il problema è capirsi. Oppure nessuno può capire nessuno : ogni merlo crede di aver messo nel fischio un significato essenziale per lui, ma che solo lui intende ; l’altro gli ribatte qualcosa che non ha nessuna relazione con quello che lui ha detto ; è un dialogo tra sordi, una conversazione senza capo ne coda. Ma i dialoghi umani sono forse qualcosa di diverso ? », Palomar, 27.]

382.

Ibidem, p. 36. [« non s’arriverà mai a saperne il numero. Un prato non ha confini netti (..) non si può dire cos’è prato e cos’è cespuglio. », Palomar, p. 32.]

383.

Ibidem, p. 38. [« (..) innumerabile, instabile nei suoi confini, che apre entro di sé altri universi. L’universo, insieme di corpi celesti, nebulose, pulviscolo, campi di forze, intersezioni di campi, insiemi di insiemi…. », Palomar, p. 34]

Par ailleurs, pour la vision de l'univers infini, Calvino a sûrement plagié Giordano Bruno, lequel a été le premier à affirmer l'aspect infini de l'univers d'une façon positive à une époque où cette conception était une folie. Yves Hersant – dans la conférence A la découverte d'I.Calvino – a relevé plusieurs points en commun entre Calvino et Bruno : l'idée de l'imagination comme âme du monde, la fascination pour la combinatoire et enfin la vocation cosmologique.