Le sujet devient objet d'observation

Malgré ses expériences décevantes l'observateur-Palomar continue son activité d'exploration en devenant lui-même objet d'observation.

‘Monsieur Palomar entend un murmure. Il regarde autour de lui : à quelques pas s'est formée une petite foule qui observe ses mouvements comme les convulsions d'un dément 384 .’

L'auteur met, en effet, le protagoniste dans une position extrême en obligeant les autres à entrer dans ses limites. Il est curieux de voir Palomar tenter de garder une certaine distance, en renonçant à un rapport direct avec les autres, alors que les autres suivent "ses mouvements". Le même phénomène se vérifie quand il se déplace dans un espace métropolitain ; en visitant les magasins de la même façon qu'un "touriste dans un musée" il se détache tellement des autres clients "gris et opaques, et hargneux qui se frayent un chemin parmi les comptoirs" qu'il devient lui-même objet de curiosité et de spectacle.

‘C'est son tour, c'est à lui, dans la file, derrière, tout le monde observe son comportement incongru et secoue la tête de l'air mi-ironique, mi-impatienté, avec lequel les habitants des grandes villes considèrent le nombre toujours croissant des faibles d'esprit qui circulent. 385

C'est une sorte de jeu entre lui qui observe et qui en même temps est observé non sans ironie 386 . Mais le but ou le "rêve" de Palomar est celui de regarder sans être vu et il trouve cette stratégie à travers la métamorphose du "moi" qui le conduira à la mort. Ce choix est une stratégie ultérieure pour mieux voir.

Pour Calvino "voir" signifie avoir distance et il en offre un premier témoignage dans Le baron perché et son "regard éloigné"; dans notre cas, le protagoniste ne se perche pas dans les arbres comme Cosimo de Rondò mais il adopte une distance extrême à travers la mort.

‘Monsieur Palomar décide qu'il fera dorénavant comme s'il était mort, pour voir comment va le monde sans lui 387 .’

Toutefois jouer à être mort ne le satisfera pas car "être mort est moins facile que ce qu'il peut sembler" et surtout :

‘Certes, il n'a pas encore trouvé le détachement sublime qu'il croyait propre aux morts, ni une raison qui aille au-delà de toute explication, ni le dépassement de ses propres limites comme à la sortie d'un tunnel débouchant sur d'autres dimensions 388 .’

Cette fin qui semble ne pas conclure cache, en vérité, un signification important : Calvino ne se réfère pas à une "resa", au contraire il se propose un "défi au labyrinthe" continuel ; et ce choix de silence et de mort reflète la conscience d'être incapable de décoder le monde, de communiquer, de découvrir le côté caché et plus profond en dedans et en dehors de nous. 389

L'écrivain dans une lettre inédite, écrite en 1983 et relative au projet du livre, résume l'histoire de cet observateur inflexible en deux phrases :

‘Un homme se met en mouvement pour parvenir, pas à pas, à la sagesse. Il n'a pas encore atteint son but. 390

La recherche de connaissance de Palomar, cependant, n'est pas décevante mais, paradoxalement, Calvino veut faire comprendre la discontinuité de la réalité et sa lecture à travers le fragment. Autrement dit, et comme le relève Philippe Daros, Palomar propose une “ utopie pulvérisée ” une phénoménologie du fragment, et met en œuvre “un savoir qui privilégie le détail marginal, les écarts, tout ce que la conscience refuse en général d'accueillir ” 391 .

Nous avons suivi ce "monstre" du regard épuiser toutes les possibilités d'observation : en observant en étant observé et enfin en devenant invisible à travers la mort. Or, c'est important de diriger l'attention sur ce choix qui, en plus d'être une stratégie pour mieux voir, a aussi un but ludique et de “fiction ”, parce qu'en effet, Calvino après avoir écrit les Contes, n'arrive pas à remettre les "pieds sur terre" en disant le fiabe sono vere. Alors nous pouvons aussi lire l'histoire de Palomar comme un conte mais, évidement, un conte complexe pour interpréter le monde à travers le fragment.

Notes
384.

Palomar, p. 51. [« Il signor Palomar sente un sussuro. Si guarda intorno : a pochi passi da lui s’è formata una piccola folla che sta sorvegliando le sue mosse come le convulsioni d’un demente. », Palomar, p. 49]

385.

Ibid., p. 77. [«  È il suo turno, tocca a lui, nella fila dietro di lui tutti stanno osservando il suo incongruo comportamento e scuotono il capo con l’aria tra ironica e spazientita con cui gli abitanti delle grandi città considerano il numero sempre crescente dei deboli di mente in giro per le strade. », Palomar, p. 76.]

386.

Ce regard – miroir est présent aussi dans les autres personnages calviniens : Marcovaldo, le protagoniste de l'aventure d'un myope et surtout dans Amerigo Ormea – protagoniste de La giornata di uno scrutattore.

387.

Palomar, p. 118. [« Il signor Palomar decide che d’ora in poi farà come se fosse morto, per vedere come va il mondo senza di lui. » p. 123.]

La fascination à disparaître, à se rendre invisible est plus qu'évidente dans le parcours calvinien ; quelques titres tels que : Il cavaliere inesistente , Le citta ivisibili pourraient entémoigner.

388.

Ibid., p. 120. [« Certo, non ha ancora trovato il sublime distacco che credeva fosse proprio dei morti, né una ragione che va al di là di ogni spiegazione, né l’uscita dai propri limiti come da un tunnel che sbocca su altre dimensioni. », p. 124.]

389.

Peut être est-ce pour cela que Monsieur Mohole – qui, dans le premier projet du livre, aurait dû être l'autre interlocuteur de Monsieur Palomar en parlant de l'obscur et des abîmes intérieurs – n'est jamais apparu puisque c'est impossible de pénétrer dans le côté le plus caché de la connaissance.

390.

Note e notizie sui testi, dans RRI, p. 1405 : « Un uomo si mette in marcia per raggiungere, passo a passo, la saggezza. Non è ancora arrivato ». Traduit par nous.

391.

Ph. Daros, “le temps du fragment ”, Italo Calvino (Paris, Hachette, 1994 ), p. 120.