L’écriture comme fin d’un parcours

Dans le chapitre précèdent nous avons traité une connaissance du discontinuum qui devient continuum grâce à l'écriture et c'est l'écriture en tant que fin du parcours que nous tâcherons d'analyser dans ce dernier chapitre, l'écriture comme objet solide sur lequel on peut s'arrêter afin d'essayer de "dilater le temps".

Or, dans Palomar, contrairement à ce qu'il peut paraître, - malgré le choix de silence et de mort - il y a la possibilité de trouver une "issue", une solution grâce à l'écriture :

‘« Si le temps doit finir, on peut le décrire, instant après instant, pense Palomar, et chaque instant, quand on le décrit, se dilate à tel point qu'on n’en voit plus la fin ». Il décide qu'il se mettra à décrire chaque instant de sa vie et, tant qu'il ne les aura pas tous décrits, il ne pensera plus qu'il est mort. A ce moment-là, il meurt. 392

Ainsi Calvino, ou mieux son alter ego Palomar, identifie une issue de "l'enfer des vivants" et cherche à lui donner de l'espace et à le faire durer à travers l'écriture.

Palomar, comme Kublai Kan, "ouvre bien les yeux vers les faibles lumières lointaines". Il voit ainsi dans l'écriture des lumières qui lui permettent de dilater le temps et de ne plus penser à la mort.

C'est grâce à l'écriture qu'il nous raconte son expérience du monde en le reconstruisant et en l'organisant dans une séquence d'images qui suivent " un processus d'imagination dont le point de départ est un énoncé écrit et arrive à une image visuelle" 393 .

De cette façon Palomar débute par une image d'un "je" dépaysé qui regarde une vague et conclut avec un répertoire d'images qui ont pour but de décrire l'univers en recherchant de façon patiente et jusqu'à la fin un ordre rigoureux.

‘Quoi qu'il en soit, «réalités» et «fantastiqueries » ne peuvent prendre forme que par l'écriture, en laquelle il apparaît que l'extériorité et l'intériorité, le monde et le moi, l'expérience et l'imagination se composent de la même matière verbale ; ce que voient les yeux, ce que voit l’âme, toutes ces visions polymorphes viennent s'insérer dans des lignes uniformes de caractères minuscules ou majuscules, de points, de virgules, de parenthèses; des pages entières de signes alignés côte à côte comme autant de grains de sable, représentent le spectacle bariolé du monde sur une surface toujours égale et toujours changeante, pareille aux dunes que pousse le vent du désert. 394

L'écriture permet de donner ordre et forme à la réalité "en dehors et en dedans" de nous et représente presque "un'ancre de salut". Peut-être est-ce à l'écriture qu'on peut s'ancrer comme à "un dernier point d’appui", l'écriture en effet comme "objet solide et matériel" semble ne jamais s'évanouir. (Marco Belpoliti) 395 .

Le thème de l'écriture est également traité par Calvino dans des œuvres antérieures à Palomar, par exemple dans Le baron perché où, à la fin de la narration, l'espace décrit est comparé à "une broderie faite sur du néant," et la même histoire racontée semble :

‘Comme ce filet d'encre que je viens de laisser couler, page après page, bourré de ratures, de renvois, de pâtés nerveux, de taches, de lacunes, ce filet qui parfois égrène de gros pépins clairs, parfois se resserre en signes minuscules, en semis fins comme de points, tantôt revient sur lui-même, tantôt bifurque, tantôt assemble des grumeaux de phrases sur lit de feuilles ou de nuages, qui achoppe, qui recommence aussitôt à s'entortiller et court, court se déroule, pour envelopper une dernière grappe insensée de mots, d'idées, de rêves-et c'est fini 396 .’

De la même façon, L'aventure d'un poète, se termine par un renvoi à l'écriture. Dans ce récit, le protagoniste Usnelli est assailli, face à un scénario triste et désolant, par le désir de le décrire :

‘…à l'esprit d'Usnelli, les mots se pressaient, se pressaient, serrés, entrelacés, sans nul espace entre les lignes, si bien que peu à peu on ne le distinguait plus, c'était un enchevêtrement où même les moindres blancs disparaissaient, et il ne restait que le noir, le noir total, impénétrable, désespéré, comme un cri 397 .’

Pour Calvino, théoricien et écrivain, l'écriture est interconnectée à la lecture c'est-à-dire comme lecture du monde. Tous les personnages calviniens sont attentifs aux images "lisibles" du monde visible qui offrent plusieurs possibilités de le représenter. L'une des fonctions de l'écriture est celle de faire parler les images du monde en donnant la parole "à tout ce qui dans l'inconscient individuel et social est resté sans parole" ou bien au silence :

‘[..] je crois que nous écrivons toujours au sujet de quelque chose que nous ne connaissons pas : nous écrivons pour permettre au monde non-écrit de s'exprimer à travers nous. Dès l'instant où mon attention se détourne de l'ordre régulier des lignes écrites pour suivre la mouvante complexité de ce qu'aucune phrase ne pourra contenir ou épuiser, j'ai l'impression d'être sur le point de comprendre que de l'autre côté des mots, quelque chose essaie de sortir du silence, de signifier à travers le langage, comme des coups frappés contre les murs d'une prisons 398 .’

En conclusion, il reste la citation suivante, qui semble bien résumer le sens de l'écriture se rapprochant le plus de l'écrivain. A la question "perchè scrive?", il aurait répondu :

‘[J'écris] pour me faire l'instrument de quelque chose qui est certainement plus grand que moi-même et qui est la façon comment les hommes regardent, commentent, jugent et expriment le monde : le faire passer à travers moi et le remettre en circulation. 399 ’ ‘C’était l’aube quand il dit :
- Sire, désormais je t’ai parlé de toutes les villes que je connais.
- Il en reste une dont tu ne parles jamais.
Marco Polo baisse la tête.
-Venise, dit le Kan.
Marco sourit.
- Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise. (Les villes invisibles, VI)’
Notes
392.

Palomar, p. 123. [« “Se il tempo deve finire, lo si può descrivere, istante per istante, - pensa Palomar,- e ogni istante, a descriverlo si dilata tanto che non se ne vede più la fine”. Decide che si metterà a descrivere ogni istante della sua vita, e finchè non li avrà descritti tutti non penserà più d’essere morto. In quel momento muore. »Palomar, p. 128.]

393.

Voir Visibilità.

394.

Leçons Américaines, p. 159. [« Comunque, tutte le “realtà ” e tutte le “fantasie” possono prendere forma solo attraverso la scrittura, nella quale esteriorità e interiorità, mondo e io, esperienza e fantasia appaiono composte della stessa materia verbale ; le visioni polimorfe degli occhi e dell’anima si trovano contenute in righe uniformi di caratteri minuscoli o maiuscoli, di punti, di virgole, di parentesi ; pagine di segni allineati fitti fitti come granelli di sabbia rappresentano lo spettacolo variopinto del mondo in una superficie sempre uguale e sempre diversa, come le dune spinte dal vento del deserto. », Saggi I, p. 714].

395.

M. Belpoliti, Storie del visibile, (Rimine, Luisé, 1990).

396.

I. Calvino, Le baron perché, trad. française de Juliette Bertrand, (Paris, Seuil, 1980), p. 283. [« (..)Questo filo d’inchiostro, come l’ho lasciato correre per pagine e pagine, zeppo di cancellature, di rimandi, di sgorbi nervosi, di macchie, di lacune, che a momenti si sgrana in grossi acini chiari, a momenti si infittisce in segni minuscoli come semi puntiformi, ora si ritorce su se stesso, ora si biforca, ora collega grumi di frasi con contorni di foglie o di nuvole, e poi s’intoppa, e poi ripiglia a attorcigliarsi, e corre e corre e si sdipana e avvolge un ultimo grappolo insensato di parole idee sogni ed è finito. », Il Barone Rampante, (Milano, Mondadori, 1993), pp. 262-3.]

397.

I. Calvino, Aventures, trad. française par Maurice Javion (Paris, Seuil, 1964), p.101. [« ..e a Usnelli venivano alla mente parole e parole, fitte, intrecciate le une sulle altre, senza spazio tra le righe, finché a poco a poco non si distinguono più, era un groviglio da cui andavano sparendo anche i minimi occhielli bianchi e restava solo il nero, il nero più totale, impenetrabile, disperato come un urlo. »L’avventura di un poeta dans Gli amori difficili, (Milano, Mondadori, 1993), p. 135.]

398.

Mondo scritto e mondo non scritto, extrait traduit par Philippe Daros, op. cit., p.164. [« ..credo che sempre scriviamo di qualcosa che non sappiamo : scriviamo per rendere possibile al mondo non scritto di esprimersi attraverso di noi. Dal momento in cui la mia attenzione si sposta dall’ordine regolare delle righe scritte e segue la mobile complessità che nessuna frase può contenere o esaurire, mi sento vicino a capire che dall’altro lato delle parole c’è qualcosa che cerca d’uscire dal silenzio, di significare attraverso il linguaggio, come battendo colpi su un muro di prigione. », Saggi II, p. 1875.]

399.

Album Calvino (Milano, Mondadori, 1995), p. 239. [«  Scrivo per farmi strumento di qualcosa che è certamente più grande di me e che è il modo con cui gli uomini guardano, commentano, giudicano, esprimono il mondo : farlo passare attraverso di me e rimetterlo in circolazione. », Traduit par nous.]