La recherche d’exactitude et l’aspect visible

Calvino, dans sa copieuse production littéraire, fait preuve d’une profonde sensibilité pour l’espace et, comme le souligne avec finesse Marco Belpoliti 401 , il a montré une propension à la représentation topographique. Et nous pensons qu’il s’agit d’une vraie vocation de notre auteur, d’abord pour son intention explicitée dans l’essai Science e littérature 402 , mais surtout par la présence constante de représentations de l’espace, des «milieux » urbains, dans les œuvres analysées, et également pour l’attention qu’il porte à n’importe quel espace ouvert, fermé, cosmique, souterrain ou aérien. Ce thème semble faire partie d’un projet ou d’un idéal de l’auteur pour arriver à mieux comprendre les espaces illisibles et non maîtrisables que nous occupons quotidiennement.

Son projet littéraire est évident particulièrement dans les différents essais publiés au cours des années et recueillis dans Una pietra sopra aussi dans Les Lezioni Americane, qui peuvent être considérées comme la somme de la pensée calvinienne. Ces leçons, il les consacre à certaines qualités ou spécificité de la littérature qui lui tiennent à cœur : la légèreté, la rapidité, la multiplicité, la visibilité et l’exactitude. C’est comme s’il voulait s’opposer, grâce à la littérature, à un monde frappé par la pesanteur, la lenteur ; un monde en somme fermé, aveugle, inexact, approximatif et imprécis. Toutes ses créations romanesques (littéraires) semblent s’opposer à ces aspects typiques du monde contemporain. Nous nous proposons de montrer comment l’aspect visible et la recherche d’exactitude ne sont pas un problème ou une pathologie concernant Palomar ou les autres protagonistes mais plutôt l’essence même du projet littéraire contenu dans les Lezioni Americane. Celles-ci représentent d’ailleurs la synthèse de la pensée de l’auteur et confirment sa tentative de construire une carte du monde ainsi que de le connaître à travers l’observation et l’attention au détail. D’ailleurs, Palomar essaie lui aussi d’étudier les moindres détails de la vie quotidienne surtout pour éviter que chaque attitude devienne mécanique et irrationnelle. Ainsi Calvino lui même avoue dans la leçon Esattezza être obsédé par le détail :

‘C’est là une obsession dévorante, destructrice, qui suffit à me bloquer. Pour la combattre, j’essaie de limiter le champ de mon propos, puis de le diviser en champs plus restreints, puis de les subdiviser encore, et ainsi de suite. Un autre vertige me saisit alors, celui du détail, du détail, du détail, du détail, me voilà aspiré par l’infinitésimal, par l’infiniment petit, tout comme je me dispersais auparavant dans l’infiniment vaste. 403

Face à l’infini et à l’impossibilité de le connaître et de l’interpréter, il oppose l’étude du détail. Souvent, sa poétique oscille entre l’individualisation d’un monde infini et la possibilité de le connaître à travers le détail. Et cela semble aussi sa méthode de connaissance et d’interrogation de la réalité, une méthode que l’on peut définir scientifique et donc qui le rapproche de Galilée. Pour Calvino de même que pour Flaubert, «le monde est dans le détail », il le prouve dans la leçon Esattezza où, au lieu de parler de sa prédilection pour les formes géométriques, les symétries et la fidélité de ses écrits à l’idée de limite, de mesure, - comme c’était son intention - il parle de l’infini et du cosmos. Cela est possible car cette idée appelle celle du non-infini. Cette leçon est d’un charme inégalable ; elle est importante pour la définition de la méthode, et aussi parce qu’elle souligne la nécessité de l’exactitude, de la précision face à une inconsistance générale, à une imprécision diffusée surtout dans le langage. L’auteur, à ce propos, parle d’une sorte « d’épidémie pestilentielle » qui a atteint l’humanité dans l’usage de la parole :

‘Cette peste langagière se traduit par une moindre force cognitive et une moindre immédiateté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les plus abstraites, qui dilue les sens, qui émousse les pointes expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre des mots avec des circonstances inédites. 404

Et il identifie le même problème dans le monde des images :

‘Nous vivons sous une pluie ininterrompue d’images ; les médias les plus puissants ne cessent de transformer en images le monde, le multipliant dans une fantasmagorie de jeux de miroirs [..] Une grande partie de cette nuée d’images se dissout immédiatement, comme les rêves qui ne laissent aucune trace dans la mémoire ; ce qui ne se dissout pas, c’est une sensation d’étrangeté et de malaise. 405

Il conclut en constatant que l’inconsistance n’affecte pas seulement le langage et les images mais le monde lui même et par conséquent les vies des personnes et leurs histoires deviennent informes, fortuites, confuses sans début ni fin. Qfwfq, protagoniste de Le Cosmicomiche, est le porte-parole de ce monde sans forme où il est impossible de communiquer et de reconnaître des signes. (Les récits : La forma dello spazio, Un segno nello spazio et Senza colori en offrent des exemples). Et Calvino, dans l’essai Esattezza, n’approfondit pas l’origine de ce « fléau » qui pourrait être la politique, la conséquence des médias. Il pense plutôt aux remèdes, à la manière avec laquelle on pourra se défendre et, naturellement, il envisage la solution uniquement avec une idée de littérature. Cette réflexion sur le langage est très aiguë et actuelle si nous pensons aujourd’hui à la diffusion de l’anglais (qui envahit les autres langues et souvent est utilisé improprement) et à l’approximation dans laquelle on s’exprime. Ce manque de précision, qui a son origine dans le langage, investi en conséquence toute une façon de vivre. Calvino revient souvent sur ce thème en nous proposant des personnages muets comme par exemple dans Le Cosmicomiche : «sans l’air pour les vibrations nous étions tous sourds et muets » 406 Egalement dans le Castello dei destini incrociati les habitants sont privés de l’usage de la parole :

‘Les tintements des cuillers, les bruits de verre et de vaisselle me convainquaient pourtant que je n’étais pas devenu sourd : je n’avais plus qu’à supposer que j’étais muet. Ce que me confirmèrent les convives, qui remuaient eux aussi les lèvres en silence, d’un air gracieusement résigné : il était clair que la traversée du bois nous avait coûté la parole. 407 . ’

Derrière ce mutisme se cache une invitation à faire un bon usage du langage et à retourner presque à l’essence des mots pour donner à chaque signe un signifié bien précis. Toutefois, comme dans la Leçon Esattezza, il parle de la nécessité de renforcer le langage, dans la Visibilité il montre sa perplexité et sa préoccupation face à l’inflation d’images. Mais nous faisons référence à cette leçon parce qu’ici l’auteur réfléchit et montre ses inquiétudes de façon encore plus manifeste sur le futur de l’imagination individuelle. En fait  il se demande : «quel avenir est réservé à l’imagination individuelle dans ce qu’on est convenu d’appeler  la civilisation de l’image ? » 408   et encore : «la faculté d’évoquer des images in absentia continuera-t-elle à se développer chez des hommes de plus en plus soumis à un déluge d’images préfabriquées ? » 409  Face à ce problème, c’est-à-dire à l’imminente perte de l’imagination, Calvino propose une vraie pédagogie de l’imagination pour rester toujours vigilant et pour éviter de tomber dans un «confuso fantasticare » :

‘Je songe à une éventuelle pédagogie de l’imagination : en nous habituant à contrôler notre vision intérieure sans l’étouffer, ni inversement la laisser tomber dans une rêverie confuse et labile, elle permettrait aux images de se cristalliser sous une forme bien définie, mémorable, autonome, « icastica ». 410  ’

Il donne comme exemple son expérience imaginative. Mais ensuite l’écrivain nous explique aussi les éléments qui concourent à former l’imagination visuelle. Ceci est très intéressant car ces témoignages sont comme des explications a posteriori sur la source, l’origine de ses récits et en même temps une incitation à bien observer l’univers environnant :

‘Disons que plusieurs éléments concourent à former l’imagination littéraire, en ce qu’elle a de visuel : l’observation directe du monde réel, la transfiguration fantasmatique et onirique, le monde figuratif tel que le transmet la culture à ses différents niveaux …. 411

Les mêmes motifs sont représentés dans ses créations littéraires qui observent continuellement le monde réel et en dessinent, utopiquement, un autre différent. Que font Palomar, Marcovaldo, sinon observer le monde réel et essayer de lui échapper par des transfigurations ? Il est évident que l’auteur dans ses œuvres essaie d’appliquer cette pédagogie de l’imagination qui est d’abord une alphabétisation du regard. En outre, dans un très beau récit du recueil Collezione di sabbia qui a pour titre Com’era nuovo il nuovo mondo on remarque la même inquiétude car l’auteur se pose la question de savoir si, en découvrant aujourd’hui un nouveau monde, on serait capable de l’apercevoir.

‘[..] si un nouveau monde était découvert aujourd’hui, saurions nous le voir ? Saurions nous écarter de notre esprit toutes les images que nous avons l’habitude d’associer à l’attente d’un monde différent (celles de la science-fiction, par exemple) pour saisir la véritable différence qui se présenterait à nos yeux ? 412

Question intéressante et à la fois très inquiétante, car elle montre le thème fréquent de l’incapacité à sortir des nos schémas culturels, l’inaptitude à lire la réalité de façon différente.

Voir signifie pour Calvino percevoir les différences, l’aspect nouveau caché derrière chaque image, mais il a l’impression que cette capacité humaine est en train de se réduire. L’humanité semble incapable de remarquer ce qui est différent comme le font par exemple de façon singulière Marcovaldo, le « moi » de La nuvola en focalisant leur attention sur ce qui échappe aux autres ou, de façon très réflexive, Palomar.

Marcovaldo Champignon, lapin, pigeon
Le « moi » de la nuvola la poussière
Palomar le ventre du gecko, les amours des tortues

Mais il s’agit d’une tâche que l’auteur n’arrête pas de se donner pour éviter « il mare dell’oggettività », un péril qui est un niveleur et un producteur d’uniformité générale. Il essaie donc de montrer à travers ses singuliers personnages une «façon d’observer » 413 . Il se peut que l’auteur, avec ce concept de nouveau monde, ait voulu indiquer les informations non « confectionnées » (résolues ), qui se diffusent à travers des codes que nous sommes incapables de décoder, de lire et même d’apercevoir parce que nous sommes automates d’un monde où tout est déjà prêt, où rien ne demande de réflexion analytique. En fait, il dénonce continuellement la faiblesse de la capacité des sens (surtout de la vue et de l’ouïe), qui petit à petit s’évanouit, conquise par le déjà vu, le déjà connu, et réticente au contraire à tout ce qui est nouveau. A ce propos Calvino observe avec finesse :

‘Tout comme les premiers explorateurs de l’Amérique ne savaient pas en quel point allaient se trouver démenties leurs attentes ou confirmées des ressemblances bien connues, ainsi pourrions-nous nous aussi passer à côté de phénomènes jamais vus sans nous en rendre compte, parce que nos yeux et nos esprits ont l’habitude de choisir et cataloguer seulement ce qui entre dans les classifications déjà vérifiées. Un Nouveau Monde s’ouvre peut-être tous les jours devant nous, mais nous ne le voyons pas. 414 : ’

Cette très belle constatation semble résumer une grande partie des inquiétudes calviniennes. Car elle souligne notre incapacité à voir, c’est à dire à distinguer ce qui est nouveau des concepts préconstitués dans notre conscience et subconscient. Les choses nouvelles semblent inexistantes car tout ce que nous arrivons à percevoir grâce aux canaux visuels ou auditifs fait partie d’une culture «homogénéisé » qui ne demande aucun effort de décodage. Les médias, les chaînes de production, et la production massive exercent une très grande influence sur les consciences de la plupart. Cette influence se manifeste par une uniformité dans la façon d’agir, de s’exprimer, d’observer, de penser, et en somme d’être. En traitant ces problématiques, Calvino montre une grande modernité pour avoir pressenti et anticipé la condition de l’être humain du nouveau siècle. Il voulait lutter contre la pesanteur, l’aveuglement, l’inconsistance et une sensation d’opacité qui frappe les personnes et les choses et actuellement on est en face de ce monde aveugle, médiocre, uniforme et où se vérifient la perte et l’affaiblissement des sens, de la vue et du goût en particulier. Cette médiocrité s’étend à la transformation du corps humain qui semble s’uniformiser selon la règle du marché. Dans la société moderne on assiste à un autre effet niveleur : nous-mêmes sommes des marchandises à refaire, à modifier, à uniformiser. Ainsi va-t-on vers une unification plus rapide si même l’aspect physique se rapproche du système du marché. Peut-être face à cette transformation du corps humain qui s’approche d’un modèle idéal de beauté, Calvino aurait bien construit des personnages démontables avec des visages, des bras, des jambes amovibles tous beaux et parfaits mais irrationnels et insensibles. Dans « il mare dell’oggettività » l’auteur met déjà en relief cette problématique : la perte d’identité morale et maintenant on assiste même à la perte de l’identité physique pour arriver ainsi à une « uniformité » de plus en plus marquée.

Calvino semble «habiller » ses personnages des valeurs louées dans le lezioni : en fait ceux-ci se rebellent contre les contraintes et prêtent une grande attention aux détails marginaux qui normalement échappent à une lecture rapide et inattentive. Ils valorisent donc la variété par rapport à ce qui est égal et indistinct et encore plus ils fixent leur attention sur des objets/phénomènes particulièrement insolites ou déjà vus mais qui peuvent ouvrir une lueur d’espoir, d’autres dimensions de l’esprit.

Notes
401.

Marco Belpoliti, Storie del visibile, déjà cité.

402.

Essai déjà cité où Calvino affirme que l’une des vocations profondes de la littérature italienne de Dante à Galilée est celle de concevoir l’œuvre littéraire comme carte du monde et du connaissable. Ainsi il distingue cette ligne et lui-même pense la reprendre car dans les derniers siècles cette vocation lui semble devenue plus sporadique : « Aujourd’hui le moment est peut-être venu de la reprendre.. »

403.

Leçons Américaines, traduit par Yves Hersant. p. 114. [« È un’ossessione divorante, distruggitrice, che basta a bloccarmi. Per combatterla, cerco di limitare il campo di quel che devo dire, poi a dividerlo in campi ancora più limitati, poi a suddividerli ancora, e così via. Allora mi prende un’altra vertigine, quella del dettaglio del dettaglio, vengo risucchiato dall’infinitesimo, dall’infinitamente piccolo, come prima mi disperdevo nell’infinitamente vasto.»Lezioni Americane dans Saggi II, p. 687].

404.

Leçons Américaines, p. 99. [ « Una peste del linguaggio che si manifesta come perdita di forza conoscitivae di immediatezza, come automatismo che tendealivellare l’espressionesulle forme più generiche, anonime, astratte, a diluire i significati, a smussare le punte espressive, a spegnere ogni scintilla che sprizzi dallo scontro delle parole con nuove circostanze. »Saggi II, p. 678.]

405.

Ibidem, pp. 99-100. [« Viviamo sotto una pioggia ininterrotta d’ immagini ; i più potenti media non fanno che trasformare il mondo in immagini e moltiplicarlo attraverso una fantasmagoria di giochi di specchi [..] Gran parte di questa nuvola d’ immagini si dissolve immediatamente come i sogni che non lasciano traccia nella memoria ; ma non si dissolve una sensazione d’estraneità e di disagio. »Saggi I, pp. 678-79.]

406.

Les cosmicomics, p.75 « Senz’aria che vibrasse eravamo tutti muti e sordi. », RRII, p.125.

407.

Le château des destins croisés, (Edition du Seuil, traduit par Jean Thibaudeau et l’auteur), p. 11. [ « Il tambureggiare dei cucchiai e l’acciottolìo di coppe e stoviglie bastavano a convincermi che non ero diventato sordo : non mi restava che supporre d’essere muto. Me lo confermarono i commensali, muovendo anch’essi le labbra in silenzio con aria graziosamente rassegnata : era chiaro che la traversata del bosco era costata a ciascuno di noi la perdita della favella. »Il castello dei destini incrociati, dans RRII, p. 504.]

408.

Leçons Américaines, p. 148. [« Quale sarà il futuro dell’immaginazione individuale in quella che si usa chiamare la  civiltà dell’immagine ? ». Saggi I, p. 707.]

409.

Ibidem, p. 148, [« Il potere di evocare immagini in assenza continuerà a svilupparsi in un’umanità semprepiù inondata dal diluvio delle immagini prefabbricate ? », Saggi I, p. 707.]

410.

Ibidem, p.149. [« Penso a una possibile pedagogia dell’immaginazione che abitui a controllare la propria visione interiore senza soffocarla e senza d’altra parte lasciarla cadere in un confuso, labile fantasticare, ma permettendo che le immagini si cristallizzino in una forma ben definita, memorabile autosufficiente, icastica. », p. 708]

411.

Ibidem. p. 153. Souligné par nous. [« Diciamo che diversi elementi concorrono a formare la parte visuale dell’immaginazione letteraria : l’osservazione diretta del mondo reale, la trasformazione fantasmatica e onirica, il mondo figurativo trasmesso dalla cultura ai suoi vari livelli…. », Saggi I. p. 710].

412.

Come era nuovo il nuovo mondo, dans Saggi I, p. 417. Il s’agissait initialement d’un discours pour une émission Rai-tv du décembre 1979. Collection de sable, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, (Édition de Seuil, Paris, 1986). [« [..]se un Nuovo Mondo venisse scoperto ora, lo sapremmo vedere ? Sapremmo scartare dalla nostra mente tutte le immagini che siamo abituati ad associare all’aspettativa di un mondo diverso (quelle della fantascienza, per esempio) per cogliere la diversità vera che si presenterebbe ai nostri occhi ? »].

413.

L’expression est de Calvino : « l’unica cosa che io vorrei poter insegnare è un modo di guardare », dans Calvino Lettere, p. 269.

414.

Collection de sable,. p. 20. [« Comme i primi esploratori dell’America non sapevano in che punto si sarebbe verificata una smentita alle loro aspettative o una conferma di somiglianze risapute, così anche noi potremmo passare accanto a fenomeni mai visti senza rendercene conto, perché i nostri occhi e le nostre menti sono abituati a scegliere e a catalogare solo ciò che entra nelle classificazioni collaudate. Forse un nuovo mondo ci si apre tutti i giorni, e noi non lo vediamo. », Saggi I, p. 417.]