Le silence

Calvino, à une époque comme l'époque actuelle "où tout le monde se met en quatre pour proclamer ses opinions ou ses jugements", désigne deux possibilités de salut : soit utiliser "un langage aussi précis que possible dans son lexique, comme dans le respect des nuances de l'imagination et de la pensée" 418 soit se taire face à l'homologation verbale.

Nous avons déjà souligné que plusieurs personnages calviniens sont fascinés par le silence. Aussi, Marco Polo et Kublai Kan dans leurs conversations restent-ils souvent silencieux et immobiles :

‘Mais ce qui rendait précieux à Kublai chaque fait ou nouvelle rapporté par son informateur muet, c'était l'espace qui restait autour, un vide que ne remplissaient pas des paroles. Les descriptions des villes visitées par Marco Polo avaient cette qualité : qu'on pouvait s'y promener par la pensée, s'y perdre, s'y arrêter pour prendre le frais, ou s'en échapper en courant 419 .’

De même « Le moi » de La nuvola  contre le monde hypocrite, aveugle, réagit par la solitude et le silence :

 -Moi je n’ouvrais la bouche que pour passer ma commande…. 420

-Je tâchais de m’asseoir à une table inoccupée(..) je m’enfonçais dans ma lecture et personne ne m’adressait la parole 421

-(..) je continuais à prendre mes repas en solitaire derrière l’écran de mon journal 422

Marcovaldo dans La città tutta per lui préfère la solitude à la ville pleine de monde. Et alors que dans le mois d’août toute la population se déplace en foule pour remplir les trains et envahir les autoroutes, il reste tout seul dans la ville :

(..) le quinze du mois, tous étaient vraiment partis. Sauf un seul. Marcovaldo était l’unique citadin à ne pas quitter la ville. 423

Egalement dans l’aventure La città smarrita nella neve, Marcovaldo apprécie le silence produit par la chute de la neige :

[..] la neige était aussi tombée sur les bruits et même sur la possibilité de faire du bruit dans cet espace capitonné, les sons ne vibraient plus. 424

Et dans Palomar le silence montre de façon explicite « un refus de l’usage que d’autres font de la parole » :

‘A une époque et dans un pays où tout le monde se met en quatre pour proclamer ses opinions ou ses jugements, monsieur Palomar a pris l’habitude de se mordre trois fois la langue avant d’affirmer quoi que ce soit. [..] De fait il passe des semaines et des mois entiers en silence. 425

Dans Palomar la nécessité d’annuler le monde du bruit pour faire place à celui du silence, de la solitude et réflexion, est toujours présente. D’ailleurs toute la troisième partie, I silenzi di Palomar, explicite cette volonté, ainsi que le récit Il fischio del merlo. Ce très beau texte couronne le thème aimé par l’écrivant de l’impossibilité à communiquer entre êtres humains et aussi de l’incommunicabilité du couple. 426 Pour Palomar, être silencieux "c'est un art encore plus difficile que "l'art de dire" :

‘En effet, même le silence peut être considéré comme un discours, en tant que refus de l'usage que d'autres font de la parole ; mais le sens de ce silence-discours réside dans ses interruptions, c'est-à-dire en ce que, de temps en temps, on dit et qui donne un sens à ce que l'on tait 427 .’

Celui de Palomar est un silence polémique, c'est le "défi au labyrinthe" et c'est aussi l'individualisation d'un parcours utile pour sortir du labyrinthe du monde en refusant le langage vague et confus. Donc, le choix de ne pas parler, le sens de se taire semble une invitation implicite à faire un bon usage de la parole et du langage. Non seulement Palomar, mais aussi Calvino lui-même semble avoir une prédilection pour le silence. Il l'avoue, d'ailleurs, dans une interview accordée à Lieta Tornabuoni en disant qu'il sentait un grand besoin de communiquer, mais qu'il n'avait pas beaucoup de rapport avec les autres parce que cela lui était difficile. Il a toujours été avare de paroles 428 .

Mais c'est surtout dans les Lezioni Americane qu'il souligne cette "gêne" pour le langage et, d'autre part, révèle sa prédilection pour la parole écrite :

‘Le langage me paraît toujours employé de manière approximative, fortuite, négligente, et la gêne qui en résulte est à mon sens insupportable. Qu'on n'aille pas croire, de ma part, à une réaction d'intolérance envers le prochain : c'est en m'entendant parler moi même que je me sens le plus gêné. Aussi suis-je enclin à parler le moins possible ; 429 .’

Notes
418.

C'est le langage idéal que Calvino désigne dans la leçon Esattezza.

419.

Les villes invisibles, (Paris, Seuil, 1974), traduit par Jean Thibaudeau, pp. 49-50. [« Ma ciò che rendeva prezioso a Kublai ogni fatto o notizia riferito dal suo inarticolato informatore era lo spazio che restava loro intorno, un vuoto non riempito di parole. Le descrizioni delle città visitate da Marco avevano questa dote : che ci si poteva girare in mezzo col pensiero, perdercisi, fermarsi a prendere il fresco, o scappare via di corsa. », RRII, p. 386].

420.

Aventures, Traduit par Maurice Javon et Jean Paul Manganaro p. 229. [ « io no, non dicevo mai niente tranne le ordinazioni » La nuvola di smog, dans Gli amori difficili, (Milano, Oscar Mondadori, 1993), La nuvola di smog, p. 230].

421.

Ibibem, pp. 229-30. [« cercavo di sedermi a un tavolino senza nessuno(..)mi sprofondavo a leggere e nessuno mi diceva nulla », La nuvola di smog, p. 231.]

422.

Ibidem, p. 243. [« continuavo a consumare i miei pasti solo dietro il riparo del giornale », La nuvola di smog, p. 245).

423.

Marcovaldo, traduit par Roland Stragliati, p. 149-50. [« al 15 del mese se n’erano andati proprio tutti. Tranne uno. Marcovaldo era l’unico abitante a non lasciare la città. »Marcovaldo, p. 113.]

424.

Ibidem, pp. 30-1. [ « la neve era caduta sui rumori, anzi, sulla possibilità stessa di far rumore, i suoni in uno spazio imbotito non vibravano. », Marcovaldo, p. 25].

425.

Palomar, traduit par Jean Paul Manganaro, p. 103. [« In un epoca e in un paese in cui tutti si fanno in quattro per proclamare opinioni o giudizi, il signor Palomar ha preso l’abitudine di mordersi la lingua tre volte prima di fare qualsiasi affermazione. ( ..) Di fatto, passa settimana e mesi interi in silenzio. », Palomar, p.104.]

426.

Thème présente dans Senza colori et dans La nuvola .

427.

Palomar, p. 104. [ Infatti anche il silenzio può essere considerato un discorso, in quanto rifiuto dell’uso che altri fanno della parola ; ma il senso di questo silenzio-discorso sta nelle sue interruzioni, cioè in ciò che di tanto in tanto si dice e che dà un senso a ciò che si tace. », Palomar, p. 105.]

428.

L. Tornabuoni, Calvino, l'occhio e il silenzio."La Stampa", 25. 11 1985. "Naturalmente provo un gran bisogno a comunicare, ma non ho tanti rapporti con gli altri. Non mi riesce facile. Sono sempre stato avaro di parole. Sono ligure mia madre è sarda : ho la laconicità di molti liguri, e il mutismo dei sardi ; sono l'incrocio di due razze taciturne.”

429.

Leçons américaines, p. 98. [« Mi sembra che il linguaggio venga sempre usato in modo approssimativo, casuale, sbadato, e ne provo un fastidio intollerabile. Non si creda che questa mia reazione corrisponda a un intolleranza per il prossimo : il fastidio maggiore lo provo sentendo parlare me stesso. Per questo cerco di parlare il meno possibile….. ». Saggi I, p. 678].