Un monde alternatif

Toute la poétique calvinienne semble tourner autour de l’affirmation suivante: « voir un possible monde différent ». C’est comme si ses héros se trouvaient emprisonnés par les murs de la ville de la même façon que le « moi » de Leopardi par la haie, dans le poème l’infini 430 , ce qui le pousse à aller au-delà pour chercher à construire des «espaces sans fin » et des «silences surhumains ». Ainsi vont ils à la recherche d’autres signaux en s’éloignant de tout ce qui est préconçu et de tout ce qui occupe le champ visuel. Les espaces que Calvino crée sont ceux qui émergent, affleurent comme une lueur de salut, et que Maria Ausilia Martinelli dans un article appelle Strategie di salvezza 431 et Philippe Daros mondes alternatifs 432 . Dans Marcovaldo des mondes s’ouvrent de façon presque magique grâce à des phénomènes atmosphériques. Dans la Spéculation le jardin reste comme un paradis au milieu de l’enfer, de même dans La Nuvola apparaissent à la fin des signes qui renvoient à des espaces propres, purifiés de la pollution et libres de toutes les conséquences du monde capitaliste. Ce que nous voulons démontrer c’est que dans la production calvinienne examinée ressortent deux univers : un fermé, invivable qui reflète bien le monde contemporain, ce monde décrit par Calvino dans l’introduction à Una pietra sopra ( un monde négatif qui boite partout et une société cancéreuse) et un autre, « magique » produit de l’imagination, un monde diffèrent.

Tous les protagonistes refusent les espaces fermés et surtout le monde qu’ils habitent apparaît inhumain et dans celui-ci un contact véritable leur est refusé. L’auteur ne se résigne pas à une « reddition».

Il est intéressant d’observer comment, face à la menace d’enfermer le personnage dans les murs d’un monde injuste, que ce soit la ville ou une pièce d’appartement, le narrateur trouve toujours des espoirs de salut. C’est parfois grâce à la création d’un univers ludique magique comme le fait Marcovaldo dans La fermata sbagliata, et dans il giardino dei gatti ostinati, d’autres fois en cherchant de simples visions comme celle du monde de Barca Betulla dans La nuvola di smog, et enfin en scrutant les moindres détails avec un regard éloigné (Palomar). Toutes ces figures accusent la difficulté à s’adapter à la société néocapitaliste dans laquelle ils habitent.

Marcovaldo, souvent, «donne forme à ses désirs » grâce à son regard qui découvre des mondes différents qui lui permettent de s’éloigner de celui du quotidien. Mais il semble surtout souffrir des espaces clos où il vit, comme le révèle l’aventure la villeggiatura in panchina. En passant chaque matin devant un beau jardin l’aventurier Marcovaldo rêve de pouvoir y dormir pour voir le ciel ouvert et être réveillé par le gazouillis des oiseaux plutôt que par la sonnerie du réveil :

‘« Oh ! si je pouvais dormir ici, tout seul au milieu de cette fraîcheur verte, et pas dans ma chambre basse, étouffante ; ici dans le silence [..]. Oui, dormir ici dans l’obscurité naturelle de la nuit, et pas dans celle artificielle des volets clos zébrés par le reflet des réverbères ! Oh ! si je pouvais voir les feuilles et le ciel en ouvrant les yeux ! » 433

Ici on note bien la souffrance provoquée par un espace faible, clos, étouffant, bruyant, artificiel et de même le désir d’un monde extérieur verdoyant, frais silencieux, mais surtout la vision d’un espace sans limites comme le ciel. Ainsi, depuis cette vision est il fasciné par la pensée de pouvoir dormir sur un banc d’une place plantée d’arbres où il passait chaque matin. Il fait tout son possible pour réaliser ce rêve. Marcovaldo, comme d’ailleurs ses prédécesseurs et successeurs, accepte mal la réalité dans laquelle il vit et cherche toujours des «échappatoires ». Le narrateur souligne cette habileté avec une certaine fierté : « il suffit de commencer par refuser son propre état [présent], et qui sait où on arrive » 434 et encore avec la belle métaphore « Quand on a l’œil, on trouve ce que l’on cherche, même les yeux fermés ». Il est curieux de voir jusqu’où arrive l’imagination de Marcovaldo dans la réalisation de son habitat idéal. Il aperçoit une fontaine et soudain il ouvre le robinet pour avoir l’impression d’être au bord d’un torrent au milieu d’un bois. De plus, face à la puanteur du camion d’immondices qui le rapproche du vrai et horrible monde il trouve comme remède un bouquet des fleurs qui grâce à la fragance de rosée et à l’herbe écrasée agissent comme un parfum balsamique qui l’aide à s’éloigner de nouveau de la réalité. Enfin après avoir créé cet habitat idéal, il s’endort. Cette capacité de l’écrivain à effacer le monde présent désagréable, invivable, et à en reconstruire un autre à travers une potentialité des sens paraît extraordinaire. D’abord, avec la vue, il voit un espace vert et il « se coupe » de ce milieu idéal pour s’isoler du reste du monde. Ensuite par l’ouïe, il se sert du bruit de l’eau de la fontaine comme s’il s’agissait de l’eau qui jaillit d’une source naturelle. Enfin, par l’odorat : il se sert du parfum des fleurs pour oublier le puanteur (miasme) de la ville. Il arrive ainsi à s’éloigner du monde «dépotoir » artificiel fermé pour en trouver un autre ouvert plus conforme à son idéal. Marcovaldo, donc, face à ce monde extérieur artificiel, sourd, impossible à vivre, adopte une «stratégie de détour » (expression utilisée par Philippe Daros dans un essai La légèreté ou le regard éloigné dans sa monographie consacrée à Calvino) 435 et regarde le monde avec une autre optique. Il semble réaliser ainsi ce que l’auteur suggère dans la leçon Leggerezza :

‘Chaque fois que le règne de l’humain me parait condamné à la pesanteur, je me dis que à l’instar de Persée je devrais m’envoler dans un autre espace. Il ne s’agit nullement d’une fuite dans l’irrationnel. Je veux dire qu’il me faut changer d’approche, qu’il me faut considérer le monde avec une autre optique, une autre logique, d’autres moyens de connaissance et de contrôle. 436

Comme Marcovaldo «le moi » de La nuvola change aussi d’approche et « sort » des murs de sa chambre, de sa ville - « J’avançai, faufilant mes regards à travers chaque palissade de ferme, dans chaque chemin creux. Peu à peu je m’étais éloigné des habitations ; » 437 - et il découvre, en suivant le cortège des chariots qui ramassaient le linge sale de la ville, l’espace ouvert et infini «des vastes prairies » des Buandiers de Barca Betulla : « les champs que les femmes traversaient avec leurs corbeilles, comme pour la vendange, détachant le linge séché des fils de fer, et la campagne qui sous le grand soleil faufilait sa verdure ». 438 Dans La nuvola di smog le protagoniste - narrateur cherche des signes et il les trouve en étendant son champ visuel, en changeant d’approche et surtout de perspective. Tout le roman peut être lu comme un parcours vers l’espace «propre », verdoyant de la fin. Encore une fois le héros calvinien donne la preuve de sa capacité à savoir refuser un monde «clos » qui l’étouffe.

Dans Palomar cette évasion et ce détachement du monde réel et de ses mécanismes se vérifie non avec un isolement magique-fabuleux mais plutôt par un regard attentif aux détails dans une société inattentive. (Comme nous l’avons déjà remarqué dans le chapitre consacré à Palomar). Ce protagoniste semble lui aussi partager l’opinion de Marcovaldo 439 «il suffit de commencer par refuser son propre état, et qui sait où on arrive ». En fait il crée une stratégie de survivance ou de «détour » en se réfugiant sur sa terrasse et en contemplant par exemple l’amour des tortues, le ventre du gecko, en opposition aux images données par la télévision. De plus, il crée un espace «autre », celui des oiseaux dont il cherche à percer le mystère de leur communication. Il réussit, entouré des oiseaux, à trouver un autre habitat en s’éloignant ainsi pour un instant du monde réel et bruyant. Il se réfugie dans cet espace qu’il appelle «acoustique » :

‘Pendant qu’il est assis sur une chaise longue et qu’ «il travaille » (..) les oiseaux invisibles parmi les branches déploient autour de lui un répertoire de manifestations sonores parmi les plus variées, ils l’enveloppent dans un espace acoustique irrégulier, discontinu et anguleux, dans lequel pourtant s’établit un équilibre entre les divers sons : aucun ne dépasse les autres en intensité ou en fréquence et tous tissent une trame homogène, faite non d’harmonie mais de légèreté et de transparence. 440

C’est dans cet équilibre qu’il cherche un monde où nul ne s’impose aux autres, donc un monde naturel non sujet aux règles et aux schémas niveleurs. Palomar est ainsi capturé par cet espace de légèreté et de transparence et, en même temps, il est libéré de l’autre condamné à la pesanteur.

Les lieux préférés par Palomar sont indubitablement les milieux ouverts par rapport au milieux fermés et une attentive observation de l’index le confirme. Si nous considérons les deux premières parties (vu que la troisième I silenzi di Palomar est plutôt méditative) Le vacanze di Palomar et Palomar in città, il est évident que les lieux où il se déplace sont toujours en plein air, à l’exception de  Palomar fait le marché :

Palomar sur la plage,

Palomar dans le jardin,

Palomar regarde le ciel,

Palomar sur la terrasse

Palomar au zoo

Les milieux fermés suscitent en lui un sentiment d’angoisse, comme le montre le récit Visita allo zoo. Nous nous arrêtons maintenant sur ce texte car ici Monsieur Palomar montre envers les espaces clos une souffrance presque universelle. Il s’inquiète de l’espace volé aux animaux pour les emprisonner dans un autre artificiel juste pour un « divertissement » humain et en même temps il dénonce l’inhumanité humaine. Il scrute chaque vitrine et reconnaît à l’intérieur la souffrance de chaque « exemplaire » obligé de vivre artificiellement :

‘En même temps, chaque vitrine n’est, parmi les mondes dont l’homme est exclu, qu’un échantillon minime, arraché à une continuité naturelle qui pourrait même n’avoir jamais existé, quelques mètres cubes d’atmosphère que des mécanismes élaborés maintiennent à un certain degré de température et d’humidité. 441

Palomar, frappé par cette vision et par cet espace fermé qui tient la vie des bêtes comme suspendue à un fil, n’accepte pas cet égoïsme humain et décide de sortir : « Monsieur Palomar sent soudain le désir de sortir au grand air ». Il se pose presque le problème d’être dans le corps de l’iguane et de vouloir sortir et se libérer des couches qui l’enferment. Sa souffrance se manifeste toujours envers des frontières ou limites insurmontables. Mais Palomar est moins «révolutionnaire » que Quinto et Marcovaldo, il se limite à sortir au grand air. Dans ce texte l’écrivain semble vouloir nous montrer les limites et la présomption humaine dans l’appropriation de l’espace. Il affirme en fait :

‘Chaque exemplaire de ce bestiaire antédiluvien est gardé en vie artificiellement, comme s’il était une hypothèse de l’esprit, un produit de l’imagination, une construction du langage, une argumentation paradoxale, visant à démontrer que le seul monde vrai c’est le nôtre. 442

Il s’agit, ici, d’une privation de l’espace pour les animaux et en même temps d’une occupation totale effectuée par l’être humain. Palomar est horrifié par l’idée que cet autre monde – l’animal - qui fait partie d’un monde plus général, soit «arraché » et exposé seulement pour montrer que le seul et unique monde c’est le nôtre – l’humain. L’auteur réfléchit souvent sur la présomption humaine d’«emboîter l’univers » - expression de Calvino même dans l’essai Gli dei della città - et ici il s’agit d’une «fermeture » d’une partie de l’univers animal qui renforce la tendance à créer un monde uniforme de plus en plus artificiel. Mais l’auteur semble aussi vouloir montrer que dans l’univers il n’y pas de frontières. Et il se demande quel est le vrai monde. Et quelle frontière nous sépare des autres êtres vivants.

Notes
430.

Un des plus importants poème de Leopardi sur le «voir », déjà cité dans la première partie à p. 83.

431.

Maria Ausilia Martinelli, Strategie di salvezza, dans Calvino il fantastico e il visibile, p. 61.

432.

La légèreté ou le regard éloigné, dansPhilippe Daros, Italo Calvino, (Paris, Hachette supérieur, 1994).

433.

Marcovaldo traduit par Roland Stragliati, p. 13. Le titre du récit Villeggiatura est traduit par « vacance » mais ce n’est pas exactement la même chose car le mot « villégiature » a une connotation plus joueuse [« Oh potessi dormire qui, solo in mezzo a questo fresco verde e non nella mia stanza bassa e calda ; qui nel silenzio, [..] ; qui nel buio naturale della notte, non in quello delle persiane chiuse, zebrato dal riverbero dei fanali ;oh, potessi vedere foglie e cielo aprendo gli occhi ! »Marcovaldo, p. 14].

434.

Ibidem ,« basta cominciare a non accettare il proprio stato presente e chissamai dove si arriva ». Or dans la traduction il manque l’état présent, qui est très important et la précision chissamai

435.

Philippe Daros, Italo Calvino, ( Paris, Hachette supérieur, 1994). Dans cet intéressant article Philippe Daros distingue les différents regards chez Calvino par rapport aux différentes Leçons : regard éloigné pour la légèreté, regard orienté par la rapidité, regard décentré pour la visibilité, regard diffracté pour la multiplicité, manque d’ailleurs celui pour l’exactitude.

436.

Leçons Américaines, p. 25. [« Nei momenti in cui il regno dell’umano mi sembra condannato alla pesantezza, penso che dovrei volare come Perseo in un altro spazio. Non sto parlando di fughe nel sogno o nell’irrazionale. Voglio dire che devo cambiare il mio approccio, devo guardare il mondo con un'altra ottica, un'altra logica, altri metodi di conoscenza e di verifica. », Saggi I, p. 635.]

437.

La nuage de smog, dans Aventures, p. 259. [« M’inoltrai cacciando gli occhi per ogni cancello d’aia e ogni sentiero, ero uscito a poco a poco dall’abitato.. », Gli amori difficili. p. 261]

438.

Ibidem, p. 260. Voir citation complète à p. 182. [« i campi dove le donne come vendemmiassero passavano coi cesti a staccare la biancheria asciutta dai fili, e la campagna nel sole dava fuori il suo verde… », Gli amori difficili, (Milano, Mondadori, 1993) p. 262]

439.

Cosimo aussi se rallie à l’opinion de Marcovaldo car il refuse son état en décidant de ne plus descendre sur terre.

440.

Palomar, p. 28. [« Mentre siede su una sdraio e « lavora »(..), gli uccelli invisibili tra i rami dispiegano attorno a lui un repertorio di manifestazioni sonore le più svariate, lo avvolgono in uno spazio acustico irregolare e discontinuo e spigoloso, ma in cui un equilibrio si stabilisce tra i vari suoni, nessuno dei quali s’eleva sugli altri per intensità o frequenza, e tutti s’intessono in un orditoomogeneo, tenuto insieme non dall’armonia ma dalla leggerezza e trasparenza », Palomar, p. 23]

441.

Palomar, p.88. [« Ma dei mondi da cui l’uomo è escluso, ogni vetrina è un campione minimo, strappato da una continuità naturale che potrebbe anche non essere mai esistita, pochi metri cubi d’atomosfera che congegni elaborati mantengono a un certo grado di temperatura e d’umidità. », Palomar, pp. 88-89.]

442.

Ibidem, p. 88. [ « Dunque ogni esemplare di questo bestiario andiluviano è tenuto in vita artificialmente, quasi fosse un’ipotesi della mente, un prodotto dell’immaginazione, una costruzione del linguaggio, un argomentazione paradossale intesa a dimostrare che il solo mondo vero è il nostro. », p. 88.]