Le projet de donner une image cosmique

La carte du monde

La tentative de représentation du monde dans lequel nous vivons est toujours présente dans la poétique calvinienne comme nous l’avons observé mais parallèlement on relève l’inquiétude constante, explicitée dans les essais théoriques, de donner une image cosmique : ‘«’ ‘aujourd’hui on commence à demander à la littérature quelque chose de plus que de se contenter d’une connaissance de l’époque ou d’une mimésis de l’apparence extérieure des objets ou de celle, intérieure de l'âme humaine. Nous voulons de la littérature qu’elle nous donne une image cosmique (..), c’est-à-dire une littérature qui se situe aux niveaux des plans de connaissance que le développement historique a mis en jeu ’ ‘»’ ‘ 459 ’. Ainsi le souligne Calvino dans La sfida al labirinto en 1962. Il renforce ce propos dans le texte inédit intitulé Cominciare e finire préparé par les Norton Lectures. ‘«’ ‘  Ma deuxième conférence traitera de cette tentation ou vocation (selon les points de vue) de la littérature contemporaine : le livre qui contient l’univers, qui s’identifie avec l’univers. ’ ‘»’ ‘ 460 ’ Cette image du livre comme univers, Calvino la repère dans La vie mode d’emploi de George Perec qu’il cite dans la Leçon Molteplicità en la définissant comme un événement dans l’histoire du roman. Le texte de Perec présente la nouveauté de ‘«’ ‘résumer toute une tradition narrative et d’englober, dans une somme encyclopédique, des savoirs qui donnent forme à une image du monde ’ ‘»’ ‘ 461 ’. Mais, est-ce que Calvino lui-même représente dans ses œuvres littéraires une image cosmique comme il se propose de le faire dans les essais ? Quelle sorte d’image de l’univers donne-t-il ? Il propose en fait plusieurs images de l’univers qui varieront au fil des années, et qui correspondent au point de vue de ses protagonistes. Son premier cosmos reflète la situation historique réelle. Dans les premiers romans analysés, la toile de fond est toujours la ville photographiée dans ses différentes perspectives : recouverte de béton ( La speculazione), polluée (La nuvola), industrialisée (Marcovaldo). Une ville habitée par des individus anonymes où jaillit de plus en plus la solitude de l’individu toujours en dissonance avec l’espace qu’il occupe. Après ces images négatives des villes, ce moment historique « de présence active de l’individu dans l’histoire », 462 l’écrivain effectue un changement : la représentation acquiert une dimension plus «cosmique ». Pourquoi ? Lui-même dans Appendice : sotto quella pietra affirme : « je m’étais rendu compte que le monde avait changé et je n’aurais pas su dire où il allait» 463 . Et ce dépaysement est bien manifesté par Qfwfq et ses explorations dans un univers à ses yeux infini, et non maîtrisable. 464

Claudio Milanini définit Le Cosmicomiche une œuvre d’expérimentation 465 , mais il s’agit surtout d’un regard vers d’autres possibilités de littérature. Les paysages narratifs changent et parallèlement les hyper ou metaromans naissent: Le città invisibili, Il castello, Se una notte, comme des réponses à ces nouvelles explorations. Nous n’avons pas analysé ces dernières œuvres car notre but était de suivre le regard du personnage alors que dans celles-ci la figure du personnage se déconstruit et disparaît pour laisser place au jeu combinatoire. Toutefois nous avons préféré suivre la focalisation des personnages qui, comme un fil rouge, se réduisent à un regard. Mais dans Le Cosmicomiche Qfwfq est incapable de connaître l’univers qu’il habite, celui-ci lui apparaît immense comme l’empire de Kublai Kan « une débâcle sans fin ni forme ». On assiste à ce moment-là non seulement à une tentative de représentation cosmique mais aussi à une plus forte recherche de connaissance. Et, bien qu’auparavant les personnages exploraient le monde environnant avec les yeux «extérieurs », ensuite ce seront les yeux «intérieurs » qui vont interroger et explorer l’espace. D’abord Qfwfq et ensuite Palomar donneront des points de vue différents, celui des oiseaux par exemple comme pour souligner le rôle marginal et relatif de l’individu dans le cosmos (et pour essayer d’avoir un regard le plus objectif possible). Celui de Palomar est un regard d’interrogation, de connaissance du paysage naturel, urbain, humain qui devient de moins en moins « netto, chiaro, senza nebbie ». Et l’image de l’univers que l’auteur nous montre à travers le personnage Palomar est une image cosmique qui englobe différents niveaux de la réalité. Il est un « livre qui contient l’univers » - l’expression est de Calvino lui-même - ou plutôt les trois univers : céleste, terrestre et métropolitain. Ainsi le livre peut être feuilleté comme un album qui contient des figures de ces trois cosmos. Et chaque univers se partage en microunivers qui sont à la fois les données d’un savoir plus vaste, encyclopédique. Comme nous l’avons déjà observé dans le chapitre le paratexte auctorial et notamment dans la section Palomar fa la spesa :

Son regard transforme chaque mets en un document de l’histoire de la civilisation, en un objet de musée. 466

La fromagerie se présente à monsieur Palomar comme une encyclopédie 467

Il s’arrête entre les comptoir de marbre de la boucherie comme dans un temple 468

En fait, le protagoniste transforme chaque lieu ou objet aperçu en source d’information, en musée, en encyclopédie. Chaque microcosme–la boucherie, la fromagerie etc- fait partie d’un cosmos plus vaste : la ville et qui est à la fois un microcosme de l’univers exploré par Palomar. Les espaces représentés à plusieurs niveaux et la structure architecturale qui les contient permettent de définir le texte Palomar, comme un petit livre qui contient l’univers et qui essaie de le décoder. Un univers infini, impénétrable, obscur, inexplicable comme notre monde intérieur ‘«’ ‘ un univers branlant, tortueux, sans repos comme lui ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 469 ’ En effet monsieur Palomar essaie d’établir une sorte d’harmonie avec les personnes, avec les choses, avec les lieux, mais il n’y parvient pas car pour connaître le monde extérieur une connaissance du monde intérieur est d’abord nécessaire : ‘«’ ‘ Nous ne pouvons rien connaître d’extérieur à nous en passant par-dessus nous mêmes, pense-t-il à présent, l’univers est un miroir où nous pouvons contempler ce que nous avons appris à connaître en nous, rien de plus ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 470 ’ Ainsi il regardera ses espaces intérieurs avec les yeux de l’esprit car l’univers représente le miroir de nous-mêmes et vice versa. Bref son regard dans le monde sera toujours un regard subjectif déterminé par ses émotions ses connaissances, ses lectures car comme l’auteur le souligne dans les Lezioni Americane :

‘[..] qui sommes-nous, qu’est chacun de nous, sinon une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, de rêveries ? chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un échantillonnage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles. 471

Le dernier Calvino ou son alter ego Palomar nous donne une image de l’univers chargée de subjectivité, c’est à dire correspondant à l’exploration du moi. Le moi est défini comme une sorte de fenêtre sur le monde et qui observe le monde :

‘Mais comment faire pour regarder quelque chose en mettant de côté le moi ? A qui appartiennent les yeux qui regardent ? On pense d’habitude que le moi, c’est quelqu’un qui se penche à la terrasse de ses propres yeux comme on se met au bord d’une fenêtre et regarde le monde qui s’étend dans toute son ampleur là devant lui. Donc : il y a une fenêtre ouverte sur le monde. Au delà il y a le monde. Et en deçà ? Toujours le monde : que voulez-vous qu’il y ait d’autre ? 472

Donc cette dernière image cosmique que nous donne l’écrivain est celle d’un univers infini, obscur, impénétrable, inexplicable, comme les plus profonds abîmes intérieurs.

Résumons. Dans l’analyse de la production de l’auteur, la volonté de vouloir donner une image cosmique est irréfutable, indéniable. Celle-ci est présente dans toutes ses œuvres mais change au cours des années. Dans un premier temps, c’est une représentation réelle historique et une sorte de photographie de la réalité plus proche de lui. Une réalité observée et décrite à travers le regard de personnages très simples (Marcovaldo, Quinto, Le « moi » de La nuvola) qui manifestent leur malaise face à un monde en transformation et à une société qui devient de plus en plus inhumaine. Le regard s’élargit petit à petit pour observer et décrire un espace plus vaste, donc la réalité environnante, le regard embrasse ou essaie d’embrasser le cosmos. Dans cette tentative ardue Calvino lance le personnage singulier Qfwfq qui erre dans un univers infini, sans forme, sans couleurs, en continuelle transformation. Enfin, face à cette infinité, la dernière création calvinienne, Palomar, s’interroge, essaie de déchiffrer le difficile alphabet de l’univers et se définit lui même comme partie de cet univers illisible et impénétrable. Cette dernière image peut être rapprochée de celle d’une gravure de M. C. Escher – citée d’ailleurs par Calvino même à la fin de la leçon visibilità - qui représente une galerie de tableaux, avec un homme contemplant un paysage urbain dans lequel se trouve l’homme qui le contemple. Voir l’image suivante.

M.C. Escher,
M.C. Escher, Print Gallery, Lithographie (1956)

Notes
459.

La sfida al labirinto, traduit par Philippe Daros, p. 141. [« Oggi cominciamo a richiedere dalla letteratura qualcosa di più d’una conoscenza dell’epoca o d’una mimesi degli aspetti esterni degli oggetti o di quelli interni dell’animo umano. Vogliamo dalla letteratura un’immagine cosmica (..), cioè al livello dei piani di conoscenza che lo sviluppo storico ha messo in gioco. », Saggi I, p. 123. ]

460.

Cominciare e finire dans Saggi I, p. 752.[ « La mia seconda conferenza tratterà di questa tentazione o vocazione (a seconda dei punti di vista) della letteratura contemporanea : il libro che contenga in sé l’universo, che s’identifichi con l’universo ». Traduit par nous].

461.

Leçons Américaines, traduit par Yves Hersant, p. 190.

462.

Les premiers héros reflètent le sens de « présence active dans l’histoire » ceci est souligné dans les essais des années 50: Il midollo del leone, Il mare dell’oggettività.

463.

Saggi I, p. 404. [« m’ero reso conto che il mondo era cambiato e che non avrei mai saputo dire dove stava andando ». Traduit par nous].

464.

Toutefois ces changements dans les panoramas des romans sont parallèles au renouvellement d’horizon culturel de l’écrivain déjà soulignés dans la deuxième partie. La fréquentation du groupe l’Oulipo, la connaissance de Queneau, et celle de son élève George Perec, ainsi que le panorama culturel français en général ont joué un rôle important dans la vie littéraire de Calvino. A notre avis, Perec surtout a fasciné Calvino et influencé ses représentations romanesques qui deviennent plus interrogatives et réflexives.

465.

Claudio Milanini définit ainsi cette œuvre dans l’introduction à RR II et dans sa monographie sur Calvino. A ce moment (en 1967), en fait, Calvino traduit Les fleurs bleues de Queneau et plus tard avec Sergio Solmi La petite Cosmogonie portative, le poème en 6 chants sur la nature du monde. Ce dernier sera une source indispensable pour la rédaction de Le Cosmicomiche, comme l’avoue l’écrivain lui même. Un autre motif de ces changements sera l’étude de l’utopiste français Charles Fourier, au moment de choisir des textes pour la traduction italienne. En 1971, en fait, Calvino écrit l’introduction à Charles Fourier, Teoria dei quattro movimentiIl nuovo mondo amoroso e altri scritti sul lavoro, l’educazione, l’architettura nella società d’armonia.

466.

Palomar, p.73. [« Il suo sguardo trasforma ogni vivanda in un documento della civiltà in un oggetto da museo . »Palomar, p. 72. Souligné par nous.]

467.

Ibidem, p. 76. [« La formaggeria si presenta a Palomar come un’enciclopedia…. », Palomar, p. 75. Souligné par nous.]]

468.

Ibidem, p. 78. [« Tra i marmi della macelleria egli sosta come in un tempio ». Palomar, p. 77. Souligné par nous.]

469.

Palomar, p. 117, « ..un universopericolante, contorto, senza requie come lui ». Palomar, p. 122.

470.

Palomar, 117. [ « Non possiamo conoscere nulla d’esterno a noi scavalcando noi stessi, - egli pensa ora – l’universo è lo specchio in cui possiamo contemplare solo ciò che abbiamo imparato a conoscere in noi »Palomar, p. 122]

471.

Leçons Américaines, p. 194. [« Chi siamo noi, chi è ciascuno di noi se non una combinatoria d’esperienze, d’informazioni, di letture, d’immaginazioni ? Ogni vita è un’enciclopedia, una biblioteca, un inventario d’oggetti, un campionario di stili, dove tutto può essere continuamente rimescolato e riordinato in tutti i modi possibili. »Lezioni Americane dans Saggi I, p. 733 ». Cette citation explicite l’idée de littérature de Calvino, c’est à dire une nécessité de mettre de l’ordre, mais naturellement un ordre provisoire, temporaire, ouvert à subir plusieurs transformations, tout d’abord car l’écrivain est conscient qu’un ordre idéal est impossible à réaliser et aussi parce qu’il s’éloigne de toute sorte de vision univoque statique pour s’ouvrir, à des visions multiples et à plusieurs facettes. [Dans sa vaste production littéraire la vocation de l’auteur, à collectionner, à essayer d’établir un certain ordre est indéniable, et surtout celle de chercher une harmonie entre le personnage et le milieu, entre le personnage et les autres personnages, et enfin entre le personnage et ses objets. Mimma Califano Bresciani confirme cette inclination typique chez Calvino « Con il passare del tempo e in modo proporzionale alla crescente complessità del mondo, l’ansia classificatoria si fa più consapevole e dichiarata e parallelamente i parametri conoscitivi ora fantastici ora scientifici si affinano »]. (Au cours des années et de façon proportionnelle à la croissante complexité du monde, l’angoisse classificatoire devient plus consciente et déclarée et parallèlement les paramètres de connaissance soit fantastique soit scientifique s’affinent) Son inclinaison à collectionner, l’auteur la manifeste de façon explicite dans la recueil Collezioni di sabbia mais également dans Palomar, où l’exigence de collectionner images est evidente et même exhibée.

472.

Palomar, p. 112. [« Ma come si fa a guardare qualcosa lasciando da parte l’io ? di chi sono gli occhi che guardano ? Di solito si pensa che l’io sia uno che stia affacciato ai propri occhi come al davanzale di una finestra e guarda il mondo che si distende in tutta la sua vastità lì davanti a lui. Dunque c’è una finestra che s’affaccia sul mondo. Di là c’è il mondo ; e di qua ? Sempre il mondo, cos’altro volete che ci sia ? ». Palomar, p. 116.]