Le cosmos de Dante et le cosmos de Calvino

‘L’humanité, immergée dans son espace culturel, crée toujours autour d’elle-même une sphère spatiale organisée. Cette sphère comporte d’une part des représentations idéologiques et des modèles sémiotiques, et d’autre part l’activité créative humaine, puisque le monde créé artificiellement par l’homme (agricole, architectural et technologique) est conforme à ses modèles sémiotiques 473

Dans cette citation, Youri Lotman, un des plus grands experts de l’espace narratif, souligne comment l’humanité crée toujours autour d’elle une sphère spatiale. La représentation idéologique de celle-ci est d’un grand intérêt pour nous. C’est-à-dire que dans chaque époque historique, la représentation change, conditionnée par les découvertes scientifiques, par l’idéologie prévalante dans une période historique donnée. Nous considérons le monde artificiel représenté par Calvino comme le produit de son moment historique ainsi que celui de Dante l’était au Moyen Age. En fait, le cosmos que Dante dessine dans La Divina Commedia ne peut être conçu que dans l’époque dans laquelle il a été produit. Selon Lotman, Dante ‘«’ ‘ relie son propre système éthique à son système cosmique ’ ‘»’ ‘ 474 ’ Mais quel était son système cosmique ? A ce propos Lotman soutient que le modèle cosmique de Dante était influencé par les idées d’Aristote, de Ptolémée, d’Al Fergani et d’Albert Le Grand, et particulièrement de celui de Pythagore 475 . D’ailleurs, James Dauphiné dans une œuvre intéressante, Le cosmos de Dante, confirme ces sources en les classant en classiques, religieuses et scientifiques. Il montre en outre comment la production du poète est inséparable des idées de son temps :

‘L’imagination dantesque ne procédait point ex nihilo, puisqu’elle restait tributaire de schémas organisateurs cosmologiques et cosmogoniques, définis par la double tradition antique et scolastique d'Aristote et de Saint Thomas. Dante, homme du XIIIe siècle, était l’homme du milieu des temps, l’homme qui menait à Dieu. Microcosme placé au cœur du monde, il usa au plus haut point de ses facultés pour s’élever dans l’ordre du cosmos et pour le comprendre. [..] Dans ce cosmos où tout est pesé, soumis aux raisons artistiques et théologiques, un clivage apparaît entre cosmos scientifique et cosmos poétique. 476

Donc le monde de Dante, sa sphère spatiale, correspond à une représentation idéologique et à des modèles sémiotiques du XIIIe siècle. Lotman, dans la Semiosphère, écrit que ‘«’ ‘ l’importance des modèles spatiaux créés par la culture réside dans le fait que, contrairement à d’autres formes basiques de modélisations sémiotiques, les modèles spatiaux sont construits non sur une base verbale et discontinue mais sur un continuum iconique ’ ‘»’ ‘ 477

Or, les images décrites par Dante dans La Divina Commedia renvoient directement aux perspectives novatrices de Giotto (peintre du XIIIe siècle ). James Dauphiné confirme ces références iconiques dans Le cosmos de Dante : ‘«’ ‘ La Divina Commedia, quant à elle, trouva son fondement dans une esthétique de l’espace prouvant que Dante a su adapter en littérature les transformations et les perspectives novatrices de Giotto ou de Cimabue ’ ‘»’ 478 . De la même façon, les représentations de l’espace tracées par Calvino, renvoient, à notre avis, aux gravures d’Escher. Si nous observons, en fait, la Relativité d’Escher rappelle directement l’image de l’univers dessiné par Palomar et Qfwfq. Les dernières images que les narrateurs calviniens donnent sont des univers infinis, incompressibles, qui peuvent être observés par différentes perspectives, (lecture d’une vague, l’œil et les planètes, la forme de l’espace) par rapport à la position de l’observateur, exactement comme la gravure La relativité d’Escher. 479 Derrière les représentations du dernier Calvino on aperçoit les sources de la physique moderne einsteinienne tout comme l’étaient pour Dante les sources théologiques et scientifiques de son époque. Il faut, toutefois, donner quelques précisions sur la théorie de la relativité de Einstein qui est à la base de la conception de l’espace de Calvino.

Avant Einstein, la physique concevait l’espace comme absolu, défini par trois dimensions, et le temps était conçu comme une quatrième dimension, indépendante de l’espace. Cette conception de l’espace et du temps a pour conséquence que des vitesses, qui ne sont autres qu’un espace parcouru dans un temps donné, peuvent être additionnées simplement. Or, vers la fin du XIXème siècle, la précision des expériences scientifiques était devenue assez grande pour mesurer l’influence du mouvement de la terre sur la vitesse de la lumière. Ces expériences, effectuées par Michelson et Morley en 1887, ont cependant démontré que les deux vitesses (celle de la terre qui circule autour du soleil et celle de la lumière) ne peuvent pas être additionnées ainsi.

Ce résultat, qui était la première indication expérimentale que la conception absolue de l’espace et du temps n’est pas correcte, a amené Einstein à élaborer ses premiers travaux sur la théorie restreinte de la relativité qui sont publiés en 1905. Cette théorie, qui révolutionnait la physique à cette époque, est basée sur l’invariabilité de la vitesse de la lumière. Tout observateur qui mesure cette vitesse trouvera, selon Einstein, la même valeur indépendante de la vitesse avec laquelle lui-même se déplace. Le concept d’une vitesse de la lumière constante entraîne des conséquences énormes sur la notion des vitesses en général, et ainsi sur le rapport entre espace et temps, qui ne peuvent plus être considérés comme indépendants. Un exemple bien connu du concept spatio-temporel d’Einstein est la « dilatation du temps », c’est à dire le fait que le temps s’écoule plus lentement pour un observateur qui se déplace à grande vitesse que pour un observateur au repos.

Or, chez Calvino cette théorie de l’espace à quatre dimensions est bien manifeste surtout dans Palomar car celui-ci se déplace continuellement et ses déplacements influencent sa perception de l’espace. Mais encore bien avant, Calvino place un autre observateur sur un arbre pour avoir une vision de haut et différente des autres. Le mouvement de l’observateur fascine et intrigue Calvino qui déplace continuellement ses protagonistes et, de plus, nous donne autant de perceptions de l’espace toujours conditionné par le mouvement de l’observateur et le temps. Donc à notre avis Calvino lui-même est naturellement influencé par l’image spatiale créée par la culture de son époque.

M.C. Escher,
M.C. Escher, Relativité, Lithographie (1953)

Notes
473.

Youri Lotman, La sémiosphère, (Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1966), traduit par Anka Ledenko, p. 147.

474.

Ibidem, p. 106.

475.

Ibidem, p. 106.

476.

James Dauphiné, Le cosmos de Dante, (Paris, Les Belles Lettres, 1984), p. 155-56.

477.

Lotman, p. 147.

478.

James Dauphiné, Le cosmos de Dante, p. 198.

479.

Voir image à p. 286.