L’œuvre encyclopédique

Dans la première partie nous avons déjà souligné l’admiration de Calvino pour Dante confirmée par de nombreuses citations dans les essais théoriques. Toutefois, il nous semble important de reconnaître certaines analogies entre le cosmos calvinien et celui de Dante. A ce propos il est nécessaire de reprendre un passage de l’essai Due interviste su scienza e letteratura déjà cité :

‘(..) Dante lui-même, dans un horizon culturel différent, faisait œuvre encyclopédique et cosmologique ; Dante, lui aussi, cherchait à travers la parole littéraire à construire une image de l’univers.. 480

Dans ce passage sont résumés les éléments communs des deux univers calvinien et dantesque : le sentiment encyclopédique et le désir de construire une image de l’univers à travers l’œuvre littéraire. Le sens encyclopédique est présent et constant chez Calvino comme une nécessité théorique de la littérature, il est déclaré dans les Lezioni Americane et mis en pratique dans Collezioni di sabbia et dans Palomar. Dans la Leçon Molteplicità, l’auteur explique son idée d’encyclopédie, d’une « encyclopédie ouverte » en contraste avec le substantif encyclopédie dont l’étymologie originelle désignait l’aspiration contraire, c’est à dire la prétention ‘«’ ‘ à épuiser la connaissance du monde en l’enfermant dans un cercle ’ ‘»’ ‘’ ‘ 481 ’. Et il souligne à plusieurs reprises la nécessité pour la littérature de penser et d’exprimer le monde dans sa totalité et pluralité de visions et de langages: ‘«’ ‘ De nos jours il est devenu impossible de penser une totalité qui ne soit potentielle, conjecturale et plurielle ’ ‘»’ ‘ 482 ’ ‘’et encore ‘«’ ‘ à notre époque, reprenant l’ambition antique, la littérature tend à représenter la multiplicité de relations, qu’elles soient en acte ou potentielles ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 483 ’ En outre, la tentative de construire une image de l’univers est manifeste chez Dante dans son monde réparti en Enfer, Purgatoire, et Paradis, et de façon moins évidente mais toujours présente chez Calvino. Dans l’œuvre calvinienne, le lecteur se trouve face à un univers pulvérisé 484 en continuelles transformations, difficile à concevoir dans sa totalité, infini. Le même Palomar se limite à déclarer le sens infini  car il est incapable de définir l’univers: ‘«’ ‘ L’univers fini peut-être, mais innombrable, aux limites instables, qui ouvre en lui d’autres univers ’ ‘»’ ‘ 485 ’ . Palomar dans son univers n’arrive pas à connaître les dimensions de la vague ni à savoir le nombre des brins d’herbe parce que «  un pré n’a pas de limites nettes » 486 , malgré les intentions et les différentes méthodologies et tentatives de connaissances. En fait à la fin des ses observations prévaut un sentiment décevant.

Ces sentiments négatifs manifestent, notamment, l’impossibilité du personnage d’atteindre la connaissance. Par conséquent il y a une prise de conscience de l’égarement face à l’univers infini. Monsieur Palomar reflète bien l’homme du XXe siècle comme celui de Dante représentait bien le XIIIe siècle. Mais Palomar, au lieu d’être éclairé par une lumière divine, est hanté par les doutes, les incertitudes et fait partie d’un univers inconcevable, dans sa totalité. L’univers intérieur et l’univers extérieur de Monsieur Palomar restent obscurs. En fait, dans un premier projet du livre, Calvino pensait au début créer deux personnages Monsieur Palomar et Monsieur Mohole. Monsieur Palomar comme explorateur de l’univers en dessous de lui, aurait dû observer les phénomènes minimaux et les divergences de la vie quotidienne dans une perspective cosmique (en se référant au signifié de son nom). De plus il attribuait à Monsieur Mohole la tâche de chercher à découvrir ce qu’il y a derrière chaque chose, donc l’obscurité et les abîmes intérieurs. A ces personnages Calvino attribue la tâche d’explorer et de dessiner la géographie de l’univers : à l’un la géographie intérieure et à l’autre celle du cosmos. Mais ce personnage antithétique, explorateur du « moi » est resté à l’état d’ébauche car Palomar possède déjà certains aspects de Mohole comme le confirme l’auteur ‘«’ ‘ dans les différents projets du livre que de temps en temps j’ébauchais pour donner une suite à la série Palomar, j’envisageais toujours une section “ dialogues avec monsieur Mohole ”[..] J’ai suivi ce projet pendant des années [..] seulement à la fin j’ai compris qu’il n’y avait aucun besoin de représenter Mohole parce que Palomar était déjà Mohole. ’ ‘»’ ‘ 487 ’ Pourtant comme l’auteur explique dans le récit Il mondo come Specchio le monde extérieur correspond au monde intérieur et ainsi Palomar essaie de les explorer pour accomplir « son itinéraire sur le chemin de la sagesse ». Il essaie de connaître et de maîtriser ces deux univers obscurs à travers l’observation et la réflexion et ‘«’ ‘ il va enfin embrasser du regard ce qui se cache à l’intérieur de lui ’ ‘»’ ‘ 488 ’ ‘.’ L’image de l’univers que l’on trouve dans les derniers romans de Calvino reflète ses inquiétudes et incertitudes intérieures face à un monde obscur et illisible.

Notes
480.

La machine littérature, p. 28, [«..anche Dante, in diverso orizzonte culturale, faceva opera enciclopedica e cosmologica, anche Dante cercava attraverso la parola letteraria di costruire un’immagine dell’universo ». Saggi I, p. 233].

481.

Léçons Americaines, p. 184. [« la pretesa di esaurire la conoscenza del mondo, rinchiudendola in un circolo », molteplicità, dans Saggi I, p. 726.]

482.

Ibidem, p. 184. [« oggi non è più pensabile una totalità che non sia potenziale, congetturale, plurima ». Saggi I, p. 726)

483.

Ibidem, p.179. [« nella nostra epoca la letteratura sia venuta facendosi carico di questa antica ambizione di rappresentare la molteplicità delle relazioni, in atto e potenziali ». Saggi I, p.723.]

484.

Le terme est de Calvino même, dans Pour Fourier. 3. Congé. L’utopie pulvérisée : « L’utopie que je cherche aujourd’hui est un utopie pulvérisée, corpusculaire, une utopie en expansion. ». La Machine littéraire, p. 187.

485.

Palomar, p.38. [« L’universo (..) innumerabile, instabile, nei suoi confini, che apre dentro di sé altri universi », Palomar, p. 34]

486.

Ibidem, p. 36, [« Un prato non ha confini netti », Palomar, p. 898]

487.

Dans Note e Notizie sui testi dans RRII.. « Nei vari progetti del libro che ogni tanto abbozzavo per dare un seguito alla serie Palomar, prevedevo sempre una sezione « dialoghi col signor Mohole », [..] Mi sono portato dietro questo progetto per anni [..] solo alla fine ho capito che di Mohole non c’era nessun bisogno perché Palomar era anche Mohole ». Traduit par nous.

488.

Palomar, p. 117.