vision du monde de l’auteur : Dall’Opaco

‘Si on m’avait demandé à cette époque quelle forme avait le monde, j’aurais dit qu’il était en pente, avec des dénivellations irrégulières, des saillies et des renfoncements, ce pourquoi je me retrouve, en quelque sorte, toujours comme sur un balcon, penché sur une balustrade, et je vois ce que le monde contient se disposer à droite et à gauche à des distances différentes, sur d’autres balcons .. 493

La forme du monde, les dimensions de l’espace semblent obséder Calvino et dans ce texte singulier il essaie de donner sa vision de la réalité qui représente un modèle de perception de l’espace. Mais de façon surprenante son point de vue se trouve « comme sur un balcon » d’où il obtient une vision d’en haut. Cette position, lieu stratégique d’observation, représente une constante chez Calvino et rappelle Cosimo qui regarde depuis l’arbre ainsi que Palomar sur sa terrasse. Cesare Cases appelle cette constante calvinienne pathos de la distance, et plusieurs critiques ont repris cette définition. En fait, dans les romans, ce regard semble prédominer par rapport aux autres. Aussi dans Le città invisibili il y a une ville du nom Bauci qui regarde du haut sans être vue : 

‘Celui qui va à Bauci ne réussit pas à la voir, et il est arrivé. Des perches qui s’élèvent du sol à grande distance les unes des autres et se perdent au-dessus des nuages soutiennent la ville. (..) Rien de la ville ne touche terre en dehors de ces longues pattes de phénicoptère sur lesquelles elle s’appuie et, les jours où il y a de la lumière, d’une ombre dentelée, anguleuse, qui se dessine sur le feuillage. 494

Et, également, dans le récit Isabelle et Fioravanti l’incipit rappelle manifestement la même image  d’une ville « perchée » face à la mer comme nous pouvons observer : ‘«’ ‘ Il était une fois un étrange village du nom Saint Alcide. Les maisons étaient entassées, l’une sur l’autre et construites dans un prétentieux style baroque… ’ ‘»’ ‘ 495 ’ Donc ces différentes focalisations renvoient à la perception de la réalité privilégiée par l’auteur dans deux temps différents, dans le passé et dans le présent comme il le précise  dans le récit Dall’opaco:

‘et ainsi même maintenant, si on me demande quelle forme a le monde, si on le demande au moi qui habite à l’intérieur de moi et garde la première empreinte des choses, je répondrai que le monde est disposé sur un grand nombre de balcons qui se penchent irrégulièrement sur un unique grand balcon qui s’ouvre dans le vide de l’air ; sur le rebord qui est la courte bande de mer contre le ciel immense 496 ….’

Donc sa vision reste celle que l’on a vue d’un balcon qui s’ouvre dans le vide, ce vide correspond certainement à l’horizon infini de la mer de San Remo. Marco Belpoliti dans un article L’autobiografismo calviniano renvoie cette image au paysage ligure caractérisé par sa côte escarpée et serrée entre la montagne et la mer. Et, selon le critique, ce que Calvino cherche à travers le souvenir, c’est essentiellement une façon de s’orienter face aux choses, en somme un modèle de regard. 497 De même Alberto Asor Rosa définit le texte une vision calvinienne du monde qui renvoie à son paysage de l’enfance. 498 De plus, il souligne l’importance « du point de vue » : ‘«’ ‘ en fait selon la façon dont l’observateur se placera par rapport à la ligne de l’horizon et au trajet du soleil et selon la façon dont il tournera sa tête dans les différents directions possibles son regard changera, et les résultats de l’observation et de la représentation seront différents ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 499 ’ Mais c’est ce regard de haut face à l’horizon ou à la fois à l’infini qui sera dominant dans les écrits d’Italo Calvino et qui nous semble déterminant ainsi que le modèle d’observation préféré par ses protagonistes.

Le récit autobiographique Dall’opaco reste original dans la production calvinienne. Il fait partie du recueil La strada di San Giovanni. La prose est irrégulière, composée de longues phases parfois sans ponctuations et séparées par une double interligne. Si on se penche sur le titre l’opaque, il semble que la prose, et parallèlement le paysage, à la fin, tendent vers l’opaque, c’est à dire vers un manque de précision, de clarté, de couleurs. Nous avons déjà souligné comment les espaces urbains et champêtres subissent une évolution vers l’opaque à partir du récit La nuvola. Il est intéressant de reprendre la définition donnée par l’auteur même car il explique ce mot par rapport à la présence ou à l’absence du soleil:

‘On appelle « opaque » - dans mon dialecte : « ubagu » - le lieu où le soleil ne donne pas – en langue courante , selon une locution plus recherchée : « au nord » ; - tandis que le lieu ensoleillé est dit « exposé au midi », ou « ensoleillé » - « abrigu » en dialecte. . 500

Mais quelques lignes après, dans ce singulier texte, il définit l’opaque ou « ubagu »comme « un envers du monde » :

‘[..] je pourrais définir l’ « ubagu » comme l’annonce que le monde que je suis en train de décrire a un envers, une possibilité de me trouver différemment disposé et orienté, dans un rapport différent avec le cours du soleil et les dimensions de l’espace infini, le signe que le monde présuppose un reste du monde, (..), et c’est déjà la vertige qui vrombit à mon oreille et me pousse vers l’ ailleurs. 501 .’

Le texte explique sa perception de l’espace liée à son paysage natal et aussi l’origine et la recherche des espaces infinis. L’auteur nous donne ici la clé pour pénétrer dans le monde qui se cache au-delà des limites représentées par la mer ou les montagnes. En effet « le point de vue » de l’auteur semble comme suspendu et enfermé, au même temps, entre la mer et les montagnes et à partir de ces limites physiques – géographiques il reconstruit son monde invisible. Il cherche toujours des ailleurs avec le regard le plus haut de son imagination, comme le montrent ses personnages. Donc sa continuelle recherche des espaces ouverts sans fin peut dériver de cette vision du monde originale. D’ailleurs, l’écrivain, dans une lettre du 1967, affirmait ‘«’ ‘ la chose la plus vraie pour définir un écrivain, c’est le paysage, le milieu de sa vie ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 502 ’ En realité, l’angle de vue ( la vision) du golfe de San Remo sera déterminante et constante dans ses créations romanesques. Mais encore plus intéressante se montre la fin du récit car il explique le rôle, « du moi » : « le moi qui sert seulement pour que le monde reçoive continuellement des nouvelles de l’existence du monde, un instrument dont le monde, dispose pour savoir s’il y est ». 503  Ici, lui-même se considère partie de ce monde, que le monde dispose pour vérifier son existence. Comme d’ailleurs le dernier Palomar dans le récit, Il mondo guarda il mondo, où le moi est une fenêtre dans le monde qui regarde le monde.

Si l’on considère « le moi » une partie du monde dont le monde dispose pour vérifier son existence, alors ce moi ne serait–t-il pas éloigné pendant son évolution des parties ensoleillées pour préférer celles obscures et opaques ? Ou, le monde lui-même serait–il devenu plus obscur et impénétrable ?

Notes
493.

Dall’opaco, dans Italo Calvino La Strada di San Giovanni, (Milano, Mondadori, 1990) « Se allora mi avessero domandato che forma ha il mondo avrei detto che è in pendenza, con dislivelli irregolari, con sporgenze e rientranze, per cui mi trovo sempre in qualche modo come su un balcone, affacciato a una balaustra, e vedo ciò che il mondo contiene disporsi alla destra e alla sinistra a diverse distanze, su alcuni balconi », p. 119.

494.

Les ville invisibles, (Paris, Seuil, 1974), Traduction de Jean Thibadeau p. 94. [« Chi va a Bauci non riesce a vederla ed è arrivato. I sottili trampoli che s’alzano dal suolo a gran distanza l’uno dall’altro e si perdono sopra le nubi sostengono la città. (..) Nulla della città tocca il suolo tranne quelle lunghe gambe da fenicottero a cui si appoggia e, nelle giornate luminose un’ombra traforata e angolosa che si disegna sul fogliame. », RRII, p. 423]

495.

RRIII, p. 861. [« C’era una volta uno strano paese che si chiamava Sant’Alcide. Le case erano ammonticchiate una sull’altra, (costruite in un pretenzioso stile barocco…. »]. Traduit par nous.

496.

Dall’opaco, p. 119, « e così anche adesso se mi chiedono che forma ha il mondo, se chiedono al me stesso che abita all’interno di me e conserva la prima impronta delle cose, devo rispondere che il mondo è disposto su tanti balconi che irregolarmente s’affacciano su un unico grande balcone che s’apre sul vuoto dell’aria, sul davanzale che è la breve striscia del mare contro il grandissimo cielo… »

497.

Italo Calvino le défi au labyrinthe, p. 37.

498.

Lezioni Americane di Italo Calvino, dans Letteratura italiana Einaudi, Le opere IV. Il Novecento, pp. 692-93. « [In Dall’opaco] egli descrive la sua visione del mondo, facendola combaciare con quella che del golfo aperto sul mare e chiuso alle spalle dalla linea delle colline aveva avuto nella sua adolescenza e nella sua giovinezza ».

499.

Ibidem, p. 963. [« infatti a seconda di come l’osservatore si « posizionerà » rispetto alla linea dell’orizzonte e al percorso del sole e a seconda di come muoverà la testa  nelle diverse direzioni possibili, lo sguardo sarà diverso, i risultati dell’osservazione e della rappresentazione saranno diversi. » Traduit par nous].

500.

De l’opaque, dans La route de San Giovanni, p. 178. [« Chiamasi « opaco », - nel dialetto : « ubagu », la località dove il sole non batte,- in buona lingua, secondo una più ricercata locuzione : « a bacìo » ; - mentre è detta « a solatìo », o nel dialetto, « abrigu »- la località soleggiata ». Dall’opaco, p. 130]

501.

Ibidem, p. 180. [« potrei definire l’ « ubagu » come annuncio che il mondo che sto descrivendo ha un rovescio, una possibilità di trovarmi diversamnete disposto e orientato, in un diverso rapporto col corso del sole e le dimensioni dello spazio infinito segno che il mondo presuppone un resto del mondo(..), ed è già la vertigine che romba al mio orecchio e mi spinge verso l’altrove », Dall’opaco, p. 132.]

502.

Lettere Calvino, p. 948. « La cosa più vera per definire uno scrittore è il paesaggio, l’ambiente della sua vita ». Traduit par nous.

503.

De l’opaque, dans La route de San Giovanni, p. 183. [« l’io che serve solo perché il mondo riceva continuamente notizie dell’esistenza del mondo, un congegno di cui il mondo dispone per sapere se c’è .»La strada di San Giovanni, p. 134]