Conclusion

Arrivé à la fin du parcours des espaces calviniens on reste incapable de trouver une issue, il devient difficile d’en sortir et de mettre una pietra sopra. Mais voilà ‘«’ ‘ c’est là que j’ai débarqué avec armes et bagages et que je m’interroge sur l’opportunité de quitter ce lieu, car voilà bien un problème inattendu : alors que j’ai souvent été tentée d’abandonner cette étude ardue d’un imaginaire sans cesse déplacé, perdue rattrapé de justesse et de nouveau en fuite, je vis la difficulté inverse, celle de devoir conclure, mettre le point final et “sortir” ’ ‘»’. (Aurore Frasson Marin, Italo Calvino et l’imaginaire, Genève-Paris 1986, p. 423).

La lecture de Calvino invite à une continuelle relecture, interprétation, réflexion et elle transmet une sorte de « fièvre », de doute et d’incertitude (typique d’ailleurs de ses personnages) telle que, à la fin, on est tenté par une nouvelle lecture et interprétation.

L’objectif de notre étude a été d’aborder l’œuvre calvinienne en essayant de souligner l’importance du concept d’espace dans la production romanesque et théorique de l’auteur. Dans l’analyse on a essayé de mettre en évidence les aspects constants et les transformations dans les différents textes. Il est difficile de parler d’un espace chez Calvino car il s’agit plutôt des plusieurs espaces, d’univers assez multiformes et variés qui ne peuvent pas être résumés en quelques lignes. Plutôt que de généraliser l’espace calvinien nous essayons de reprendre les point clés de notre recherche qui nous ont permis de déchiffrer, de décoder l’univers calvinien.

Nous avons d’abord « revisité » le passé en faisant référence aux auteurs classiques préféré de Calvino et innovateurs du point de vue de l’espace. Cette relecture a été très intéressante parce que, chez Calvino, les citations des classiques sont nombreuses et constantes : particulièrement Dante, Arioste, Galilée et Leopardi. De plus, selon Calvino, on trouve chez ces auteurs italiens une sorte de vocation : faire de l’œuvre littéraire une carte du monde, du connaissable et construire une cartede l’univers. Et Calvino n’est pas loin de ces modèles car, chez lui, il y a aussi la tendance à faire de l’œuvre littéraire une réflexion philosophique de ton cosmique, universel. Chez lui il y a une sorte d’anxiété cosmologique manifestée de façon explicite dans les essais théoriques et dans les dernier romans (notamment dans Palomar) et de façon plus dissimulée dans les premiers romans. Parmi les classiques, Leopardi représente une source inépuisable, la figure la plus significative et la plus mentionnée dans le texte théorique de Calvino. Leopardi a toujours fasciné l’écrivain ligure par sa capacité d’enfermer dans un lieu, dans un milieu, dans un pays le sens du monde. L’héritage de Leopardi transparaît dans le profil du personnage calvinien assailli par le doute. Il s’interroge, lui aussi, sur le sens et la présence de l’univers et il se trouve en éternelle quête dans les différents mondes : céleste, terrestre et métropolitain.

Calvino se confronte continuellement au passé et également au présent. Le monde présent lui apparaît de plus en plus catastrophique, disharmonieux, fragmenté et la société « comme collapsus, comme éboulement, comme gangrène ». Mais il ne se décourage pas face à cette complexité, au contraire il essaie de construire une littérature qui soit « présence active dans l’histoire » et il propose toujours un « refus de la situation donnée ». Il est loin de construire une image fausse et rassurante de la réalité en refusant de voir le monde tel qu’il est.

Dans les années 60 l’écrivain s’interroge progressivement sur le mouvement de l’histoire et, dans les textes théoriques, transparaît une vision du monde de plus en plus complexe, inquiétante. Parallèlement, ses romans montrent les horizons limités de ses habitants face à un monde labyrinthique, difficile à déchiffrer dans lequel les personnages adoptent une attitude de perplexité.

L’espace, dans les romans de Calvino, devient une question de perception, d’observation, d’exploration et d’interrogation. Mais ces espaces sont toujours mesurés par rapport à un point de vue.

Dans la deuxième partie nous avons suivi les explorations de l’espace scruté à travers les points de vue des protagonistes qu’on peut parfois considérer comme des regards, plutôt que comme des personnages.

D’ailleurs, une des volontés de l’auteur est d’enseigner une façon d’observer et il nous donne une leçon de comment regarder à travers ses singuliers personnages : Marcovaldo, Quinto, « le moi » de La nuvola  di smog et surtout Palomar qui représente l’observateur par antonomase.

Il a été intéressant de confronter les différents personnages car, bien que différents par leur statut social et culturel, ils présentent des analogies, des aspects communs si bien que nous pouvons les appeler personnages calviniens. Tous vivent un rapport conflictuel à l’espace et manifestent une opposition et une insatisfaction évidente par rapport à leur habitat. Ils sont solitaires, silencieux, réfléchis, obstinés, ils acquièrent une aptitude à la limite de la normalité, déterminée souvent par les espaces qu’ils habitent. Leur attitude dominante se révèle faite de perplexité et d’hésitation face à un univers illisible qui demande un alphabet hors de leur portée. Dans la figure de Marcovaldo se synthétisent les caractéristiques du personnage calvinien mais poussé à une situation extrême, tragi-comique.

Il a été curieux de confronter les diverses tentatives d’intégration du protagoniste dans son milieu et les échecs qui ont suivi. L’exploration de l’espace de Marcovaldo se révèle comme l’extrême tentative de survie dans un espace étrange, hostile, invivable. Mais dans ce texte déjà l’auteur laisse entrevoir le tentative de créer des espaces alternatifs qu’il faut individualiser continuellement dans un monde écrit comme une mosaïque de langages. Et Calvino avec la figure de Marcovaldo, tellement candide et naïve, mais en même temps révolutionnaire, prépare la figure plus complexe de Palomar.

Le regard attentif des personnages calviniens essaie toujours d’écarter les idée reçues, les images préconçue pour voir et ensuite créer un « monde différent, possible». Et la force morale dans les textes de Calvino se retrouve dans cette constante volonté de persévérer dans l’investigation et dans la recherche d’espaces alternatifs toujours renouvelés. Cette caractéristique est présente aussi dans l’univers spéculatif de Quinto, dans le monde pollué « du moi » de la Nuvola di smog et de façon encore plus marquée dans Palomar.

Mise à part la découverte topographique du personnage, il a été intéressant de remarquer comment, petit à petit, parallèlement à la maturité de l’écrivain, ces espaces ont acquis une dimension cosmique. Dans une première phase, l’espace représenté est son habitat natal très coloré qui correspond au paysage de son enfance, mais, progressivement, ce dessin harmonieux se transforme en un cadre opaque et gris où le paysage humain et urbain devient de plus en plus méconnaissable . Dans un deuxième temps, l’écrivain tout en observant des espaces encore plus vastes, cosmiques, s’interroge sur l’existence et l’origine de l’univers entier. Et cette nouvelle dimension cosmique coïncide avec le paysage physique et culturel dans lequel l’écrivain ligure se trouve.

Comme Marco Polo décrivant les lieux visités parle toujours de la même ville. ‘«’ ‘ Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise ’ ‘»’, ainsi Calvino dans ces récits reconstruit toujours ses différents habitats, ses milieux. D’abord la toile de fond de ses narrations est Sanremo et petit à petit elle se transforme dans une ville plus importante et enfin il est impossible d’identifier un paysage ou l’autre.

À la fin il manque une vision totale, uniforme dans ses descriptions. C’est comme si avec le temps cette capacité de représenter et de maîtriser l’espace s’était affaiblie. La représentation devient ainsi fragmentée pulvérisée ; les protagonistes focalisent sur des nombreux détails qui se révèlent la clé de lecture d’un univers plus complexe qui donne au lecteur des nombreuses possibilités de lecture. Toutefois l’auteur ne se perd pas face à cette complexité. Au contraire, il tombe dans une quête de connaissance et il devient de plus en plus conscient de l’impossibilité de concevoir l’univers dans un sens absolu. Une conception einsteinienne, donc, dont la perception et la représentation de l’espace sont conditionnées par le temps et par l’observateur lui même.

Dans les Cosmicomiche, ce sentiment d’égarement, de changement et de dépaysement est bien souligné. L’auteur prend petit à petit conscience d’une infinité et discontinuité des espaces et il se limite enfin à la possibilité d’en connaître seulement des fragments. Cette prise de conscience de l’infinité de l’univers et de la possibilité de lire la réalité à travers des fragments sera la clé de lecture de Palomar, la dernière création calvinienne.

Un élément fondamental dans la réflexion sur l’espace de Calvino a été certainement son séjour parisien. A Paris, Calvino intensifie ses réflexions, ses doutes et ses interrogations sur l’espace, non seulement parce qu’il se mesure à un milieu différent (il est fasciné par l’univers souterrain du métro et également par les magasins d’alimentation qu’il voit comme des temples) mais surtout parce qu’il est séduit par cette culture et il fait même partie de l’OULIPO. Cette expérience sera déterminante et surtout lui permettra de faire la connaissance de l’écrivain Georges Perec, très sensible au problème de l’espace.

Il semble évident que Calvino a hérité de Perec la façon de s’interroger, de lire les espaces de façon originale. L’écrivain français dans son livre Espèce d’espaces affirme : ‘«’ ‘ le problème n’est pas d’inventer l’espace(.. ) mais de l’interroger ou plus simplement encore de le lire ’ ‘»’. Et notre auteur assimile bien cette leçon, en s’interrogeant et en discutant des espaces occupés et observés.

Paris a permis à notre écrivain de se confronter avec un panorama culturel très sensible au thème de l’espace et du détail.

A la fin du parcours on remarque mieux comment le paysage français fait partie des représentations spatiales du dernier Calvino. Ce paysage est tellement partie intégrante de l’écriture de l’auteur qu’il devient difficile de distinguer les espaces français des espaces italiens.

C’est le cas de Palomar qui est immergé dans un univers parisien dans lequel est impossible de dégager l’origine de la toile de fond.

Nous n’avons pas traité « la dimension » française de Calvino, mais l’influence et le changement que ce panorama a déterminé dans sa production romanesque sont très manifestes. Cet éloignement lui permet de scruter davantage le cadre culturel italien. Il observe le panorama italien de loin avec la même attitude que Cosimo de Rondò et à mi-chemin dans son parcours littéraire, il se rend compte qu’ est arrivé le moment de reprendre sa vocation italienne, de construire une carte de monde et du connaissable et il essaie alors de suivre ce projet .

Et, en effet, notre écrivain dessine continuellement des images du monde, des itinéraires, mais il prend conscience de ce projet après s’être confronté à un autre contexte culturel, et après avoir parcouru les Espèces d’espaces, de Perec.

Calvino s’est mesuré à un univers complexe, infini, à plusieurs facettes, mais qui devient clair et lisible grâce à sa précise et rigoureuse écriture, avec laquelle il défie la complexité du monde, et il nous indique des sorties de « salut ».

Et c’est dans son œuvre, dans son monde écrit, que nous trouvons la clé de lecture qui sert à nous orienter dans les labyrinthiques espaces quotidiens.