Retrouver les comportements populaires

En 1998, nous avons soutenu une maîtrise dont le sujet était le spectacle de l’exécution capitale à Lyon de 1815 à 1900. Sujet neuf au vu de la bibliographie s’y rattachant et qui, par conséquent, posait davantage de questions qu’il ne permettait d’apporter de réponses. Nous venions de découvrir un aspect du monde citadin que nous ne soupçonnions pas : la guillotine appartenait à la culture de la population laborieuse. Dans l’attente du châtiment, la foule prenait mille visages que peignaient les journalistes présents ; étaient saisis sur le vif des comportements multiples mais cohérents de par leur répétition. Et puis, au milieu de cette vie, la violence et la mort s’abattaient brusquement : que représentait le sang, comment expliquer la fascination pour une mise à mort ? Loin du dégoût contemporain, il fallait comprendre la foule qui montait sur l’échafaud.

Au cours de ce travail, une question ne cessa de nous hanter : que se passait-il hors de ces moments si particuliers qu’étaient les exécutions ? Comment vivaient les citadins en temps normal ? Que se passait-il quand l’émotion collective prenait fin et que chacun quittait le lieu de l’exécution ? Ces interrogations nous accompagnaient toujours au moment de signer notre inscription en DEA puis en thèse ; il était désormais acquis que nous travaillerions sur les comportements 1 populaires urbains au XIXe siècle. Il fut même convenu de s’inspirer des travaux d’Arlette Farge 2 et de frotter au siècle suivant ses analyses valables pour le XVIIIe. Etudier les comportements populaires ne signifie pas étudier des structures atemporelles et immobiles ; si des passerelles peuvent être facilement jetées entre les époques, les comportements se réinventent toujours, peu ou beaucoup, de la même manière que les usages se réactualisent sans cesse 3 . Nous nous attachons donc ici à rendre compte du vivre ensemble du peuple des villes du soi-disant « âge industriel ». Pour décrire notre projet, rappelons seulement la définition – si souvent employée ! – que Marcel Gillet avait donnée de la sociabilité :

‘« Toutes les formes de groupements, volontaires ou non, épisodiques ou instrumentalisés, depuis les relations interpersonnelles liées au mode vie (organisation interne des couples et des familles, place de la femme et de l’enfant, loisirs, etc.), jusqu’à la sociabilité "institutionnelle", celle qu’un pouvoir ou des pouvoirs (Eglise, municipalité, entreprise industrielle) patronnent, en passant par la sociabilité "communautaire" qui exprime un sentiment d’appartenance à la ville et au bourg, à travers les relations de voisinage, de quartier, et qui se manifeste notamment à l’occasion des réjouissances communales. Ces réseaux de relations et leur évolution constituent un aspect important du changement social puisqu’ils témoignent des modes d’organisation et de fonctionnement des groupes sociaux et de leurs représentations collectives 4  ».’

De cette large définition, nous ne retenons pas ce qui relève de la sociabilité organisée pour nous centrer uniquement sur les rapports humains spontanés – et non sur les formes associatives même si, ainsi que l’indique Claire Bidard, « la sociabilité a toujours des "formes", elle est rarement totalement "spontanée" 5  ». Et ce sont bien des règles communes du vivre ensemble que nous allons tenter de définir, partant des relations quotidiennes les plus élémentaires – qui fréquente-t-on ? – et apportant la plus grande attention aux sociabilités informelles, aux manières de partager la trivialité du quotidien – la banalité des façons de faire et de dire chère aux anthropologues et aux sociologues 6 . Seule une approche anthropologique permet de dépasser ce qu’en France nous appelons dédaigneusement « vie quotidienne » en lui conférant une problématisation faisant d’ordinaire défaut. La vision globale que nous adoptons n’est pas sans danger et il faudra se départir de la tentation d’affirmer : « c’était ainsi et pas autrement ». En voulant démonter le mécanisme du vivre ensemble, nous espérons éviter une approche trop lisse qui se contenterait d’évoquer quelques-uns des aspects les plus évidents en prenant soin de gommer la complexité du réel.

En liaison avec la notion de sociabilité, nous essayons de traquer les sensibilités – ce qu’autrefois les historiens nommaient mentalités et qu’englobait, dans d’autres départements de sciences humaines, le vaste terme de culture. Il faut alors se montrer attentif aux utilisations que chacun faisait de ses sens, aux manières de percevoir le monde environnant, aux représentations de soi et des autres. Sociabilités et sensibilités fournissent ainsi deux entrées privilégiées pour comprendre les relations interpersonnelles, si importantes en un siècle où le dedans et le dehors s’interpénétraient largement. ‘«’ ‘ Plus on est à l’étroit dans le logement, plus on en sort. Et l’extérieur, que ce soit le couloir de l’immeuble, la rue ou le quartier, tient une place essentielle dans les sociabilités […]’ ‘ 7 ’ ‘ ’». Si éudier les sensibilités, c’est voir comment l’autre est perçu, étudier les sociabilités revient à saisir les façons dont chacun est en rapport avec autrui – le semblable, l’étranger, le voisin ou le notable. Tous les aspects de ces images et relations sont à explorer au travers de nombreuses variables : les manifestations de la solidarité populaire (pourquoi, comment, en quelles circonstances ?) ou de la surveillance, comme celles de l’opposition (la violence était-elle un moyen de régler un conflit, quels étaient ses seuils de tolérance ?) ou du loisir. Cette approche est insuffisante si on ne se demande pas quels étaient les lieux et les acteurs concernés et si on ne raisonne pas en terme de « variables » (âge, sexe, dedans/dehors, etc.). Il faudra alors réinterroger de vieux acquis et se demander, par exemple, quelle était la place des femmes du peuple au sein des relations interpersonnelles et comment se traduisait la domination masculine. Concernant les lieux de la sociabilité, peut-on se satisfaire d’une vision grossière séparant hommes et femmes – cantonnant les premiers au café et les secondes au lavoir, abandonnant la sphère privée aux unes et la sphère publique aux autres ? N’y aurait-il pas de place, dans la grande ville du XIXe siècle, pour la mixité – mélange des gens, mélange des genres – et des espaces neutres ? Enfin, au cœur de cette enquête, se pose la question du contrôle social populaire. Si le contrôle social n’est pas l’apanage de l’Etat, peut-on retrouver, au travers des comportements, l’expression d’un consensus social passant par le respect de normes communes ? Comment alors s’exerçait ce contrôle, par qui et à quelles sanctions s’exposaient les fautifs ?

Notes
1.

Nous ne faisons en aucune façon référence à l’ancienne acception des « comportements » qui se bornait à prendre en compte les variables statistiques traditionnelles de l’histoire démographique et sociale (type âge au mariage ou composition d’un repas ouvrier).

2.

Au premier rang desquels Vivre dans la rue au XVIII e siècle, Paris, Gallimard, 1992 (première édition 1979), 255 p. et La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIII e siècle, Paris, Seuil, 1992 (première édition 1986), 355 p.

3.

« L’espace social est tout plein des formes passées (normes, institutions, objets) dont l’usage au présent renouvelle le sens ». Bernard LEPETIT, « Le présent de l’histoire », in Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, p. 271.

4.

Marcel GILLET, « Les sociabilités dans la région du Nord-Pas-de-Calais », Revue du Nord, avril-juin 1982, p. 274.

5.

Claire BIDART, « Sociabilités : quelques variables », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 624.

6.

Yvonne VERDIER, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979, 347 p. Erwin GOFFMAN, Façons de parler, Paris, Ed. de Minuit, 1987, 277 p ; La mise en scène de la vie quotidienne, 2 vol., Paris, Ed. de Minuit, 1973 ; Les rites d’interaction, Paris, Ed. de minuit, 1974, 230 p. Edward T. HALL, Le langage silencieux, Paris, Seuil, 1984 ; La dimension cachée, Paris, Seuil, 1996, 256 p.

7.

Jean-Luc PINOL, Le monde des villes au XIX e siècle, Paris, Hachette, 1991, p. 200.