Peuple, pouvoir et rapports de pouvoir

Travailler sur les comportements populaires consiste donc à montrer qu’existaient des façons de faire relativement autonomes, suivies par l’ensemble des « petits ». L’idée de départ étant qu’il ne s’agit en aucun cas de comportements archaïques qui n’auraient plus – ou de moins en moins – leurs places à l’époque contemporaine. Une fois encore, les coupures temporelles ont bon dos : qu’un spécialiste de l’histoire contemporaine vienne se pencher sur l’organisation sociale du peuple des villes et le voilà qui s’éloigne immanquablement des canons historiographiques en vigueur. Comment ose-t-il rechercher des spécificités populaires en un siècle de transition entre un monde finissant et une ère nouvelle ? Vieux réflexe positiviste qui nous fait toujours accroire que le XIXe est le siècle de la survivance se muant en modernité (il est vrai que nous souffrons de ce que la majeure partie des travaux lui étant consacrés ne couvrent en réalité que la période de la Belle Epoque 8 – mais nous y reviendrons). Un double concept est utilisé pour évoquer ce processus : déculturation/acculturation. Au contact de la ville, les populations perdaient peu à peu leurs habitudes villageoises – subsistant, un temps, à l’état de survivance avant de disparaître au mitan du siècle – puis adoptant les mentalités urbaines que leur imposaient les bourgeoisies (la ville acculturante permettait l’entrée en modernité et accélérait – sinon achevait – le processus de civilisation des mœurs). Il est grand temps de constater l’extrême usure de ce double concept que nous voulions pourtant utiliser mais qui se réduisit vite en poussière entre nos doigts. Déculturation/acculturation ? Un principe aussi mécanique ne peut rendre compte de la vie d’une cité, ne serait-ce que parce qu’il introduit l’idée d’une population urbaine se construisant sur la seule venue de villageois – alors qu’avant de s’installer définitivement en ville les ruraux opéraient d’incessants allers et retours entre la cité et sa campagne. On oublie également un peu vite que ce transfert de populations n’explique pas la soudaine disparition des modes de vie citadins analysés par les modernistes. Et enfin, quelle précipitation à vouloir se débarrasser du XIXe siècle ! Sans originalité, il ne serait qu’un relais annonçant le siècle suivant, un maillon dans la marche en avant de l’Histoire. Cette approche liée à la notion de Progrès ne satisfait plus guère aujourd’hui et on peut lire notre travail comme une tentative de redonner du sens au XIXe siècle et à son peuple des villes. Entre survivance et modernité, il y avait décidément de la place pour exister.

Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : si le concept classique d’acculturation est obsolète, la normalisation bourgeoise à laquelle il se réfère est un phénomène fondamental qu’on aurait tort de négliger. Cependant, plutôt que de le considérer comme un fait acquis, il convient de saisir les tentatives d’imposition des normes bourgeoises. Davantage processus que victoire définitive, cette normalisation se lit dans chaque document exhumé. Et d’ailleurs, après avoir passé quelques mois aux archives, il devenait évident qu’une thèse portant sur les seuls comportements populaires n’aurait qu’un intérêt limité : à force de consulter les archives émanant des autorités, nous comprîmes la nécessité de s’intéresser aux deux côtés du miroir – ne serait-ce que parce que retrouver les comportements populaires par-delà les archives produites par le pouvoir nécessite, au préalable, d’avoir une bonne connaissance de celui-ci. Cela s’imposait d’autant plus facilement que les documents lus donnent à comprendre la même chose : ils définissent un projet normatif cohérent qui prit véritablement corps au XIXe siècle et qui ne fut pas remis en question par les changements de régime (exceptés quelques mois en 1848). Il faut alors comprendre le fonctionnement de ce projet, relever ses modifications et enrichissements, trouver ses points d’application, puis étudier les manières dont le pouvoir voulut passer concrètement de la théorie à la pratique (rôle en grande partie dévolu à la police). Le pouvoir qu’on se propose d’étudier correspond au pouvoir de l’Etat, tant au niveau central qu’à l’échelon local – les deux étant, à certaines périodes, en concurrence. A qui appartient-il ? Partons du principe qu’il s’agit de celui des élites et, essentiellement, celui des bourgeoisies.

Nous souhaitons ne pas en rester à la seule étude de la normalisation pour comprendre, plus largement, le fonctionnement de deux mondes en apparence antagonistes, ceux du peuple et des élites. Notre volonté est d’étudier alors les normes populaires et les normes bourgeoises. Cela amène deux autres pistes de recherche, introduisant et concluant notre travail. En amont, pour éviter tout anachronisme, entendre la différence et interroger les antagonismes, on ne peut faire l’économie d’une histoire comparée des sensibilités populaires et bourgeoises, appréciant les niveaux du sensible et les systèmes de pensée, retrouvant les regards de chacun sur soi et les autres. En aval, on quitte les représentations pour les pratiques : à quoi servirait une recherche qui étudierait séparément la machine du pouvoir et les comportements populaires sans se poser une seule fois la question de leurs rencontres ? Parce que l’objectif du pouvoir était de conformer l’ensemble de la population à ses conceptions de la civilité et de l’ordre urbain, parce que les normes populaires ne coïncidaient pas avec ces conceptions, il est au contraire excitant de se pencher sur ces rencontres. En tentant de décortiquer les deux systèmes normatifs, on dépasse le modèle de l’opposition/soumission pour embrasser divers rapports, depuis l’indifférence jusqu’à l’appartenance. Dans cette optique, seul le concret des rencontres physiques peut nous apprendre quelque chose : la norme abstraite n’est rien, seuls comptent les hommes qui l’appliquent et ceux qui la reçoivent. Alors, que se passait-il entre le policier et le quidam ?

Initialement centré sur la seule question des comportements populaires, notre projet est devenu autrement plus ambitieux, intégrant ceux qui produisent les archives et œuvrent à modifier le populaire. Reste toutefois un épineux problème en suspens : de qui parle-t-on ? Quel est ce peuple dont les contemporanéistes ne parlent d’ordinaire jamais ?

Notes
8.

Il est aussi question de sources. En effet, pour saisir la spécificité du XIXe siècle, il faut en retrouver la trace – ce qu’autorisent les archives policières et judiciaires.