Précautions méthodologiques

A étudier le peuple, les élites et le pouvoir, les dangers sont nombreux : ethnocentrisme, populisme, misérabilisme 28 … Ces pièges sont à éviter mais, soyons honnêtes, une telle rigueur méthodologique peut-elle être appliquée constamment à chaque page ? Il est facile de souligner les archaïsmes populaires et de pointer la modernité bourgeoise si proche de nous ! Combien il est aisé de succomber à la tentation de grandir le peuple pour le laver des humiliations passées (tout en prenant grand soin d’étaler complaisamment ces mêmes humiliations) ! Combien il est tentant d’accuser les élites d’oppression et d’exploitation – et comme l’énervement gagne parfois rapidement à la lecture de certaines archives ! Et que dire de ce besoin ridicule de se flageller soi-même en conspuant les bourgeoisies et contemplant à regret un peuple perdu ? Conscient de ces biais contradictoires et de nos propres limites, nous essayerons de traiter en parallèle, sur un pied d’égalité, le peuple et les élites. Cela revient à refuser systématiquement la notion de hiérarchie comme concept scientifique. De la même manière que l’Homme de Neandertal fut réhabilité par les préhistoriens après avoir été longtemps dédaigné sous prétexte que Cro-Magnon l’avait supplanté, le peuple ne doit pas être considéré comme inférieur sous prétexte que les comportements et la sensibilité des bourgeoisies se sont largement diffusés au XXe siècle. Inversement, le souci de réciprocité empêche de vouer aux gémonies les bourgeoisies – puisqu’il s’agira de comprendre leur fonctionnement. Le type de questionnement qui doit sans cesse nous accompagner pourrait notamment être : « ce phénomène observé au niveau populaire, comment était-il perçu au niveau des classes supérieures et pour quelles raisons » ?

Il ne s’agit pas de récuser les hiérarchies sociales, politiques, économiques de l’époque – au contraire, puisque l’une des questions sous-jacentes posées par l’enquête revient à se demander ce qu’est la domination 29 . En revanche, le concept de culture nous paraît impropre – et nous éviterons le plus possible d’en faire usage. Il signifie clairement l’existence d’une hiérarchie des cultures : forgé par et pour les dominants, il a été décliné en sous culture, contre-culture, voire non culture… On ne pouvait rêver meilleure impasse méthodologique : les cultures populaires – donc le peuple – ne peuvent alors se définir que par rapport aux cultures dominantes (opposition, contestation, imitation) et comportent en elles-mêmes leur propre disparition 30 . De quel droit juger aussi grossièrement les uns à l’aide des outils des autres ? Bien entendu, la production et la méthode scientifiques sont l’expression des dominants mais autant se débarrasser dès le départ des concepts les plus malheureux – tout en sachant que, du fait de notre positionnement (nous regardons « naturellement » le peuple, et même les élites, d’en haut), d’innombrables faits vont fatalement nous échapper, que nous ne les verrons pas ou que nous serons incapable de les comprendre pour ce qu’ils sont. Mais avoir conscience de ses limites, c’est déjà pouvoir espérer les repousser. En ce sens, il ne faut certainement pas refouler sa subjectivité, ne pas travailler contre elle mais avec elle.

Et si, finalement, il fallait rompre avec nos façons de comprendre et classer les choses ? Ne pas calquer une échelle des valeurs sur celle du social revient à se départir des jugements utilisés par les bourgeoisies (soit toujours se placer au sommet des hiérarchies quelles qu’elles soient). Mais cet exercice est inconfortable car, à étudier des réseaux, des conflits ou des émotions, il semble qu’on ait obligatoirement besoin de se raccrocher à un centre, à un référent. ‘«’ ‘ Les seules différences entre dominants et dominés seraient-elles de n’avoir que plus ou moins de la "même chose" ?’ ‘ 31 ’ ‘ ’». Arriver à se départir, un peu, de cette manie du classement – qui aboutit à la distinction ou à l’opposition – ne serait pas la moindre des réussites de notre entreprise.

Après avoir précisé les lignes de force de l’enquête, il nous faut la replacer dans l’historiographie contemporaine. Car à citer les travaux des modernistes ou des thèses britanniques écrites il y a plus de quarante ans, on pourrait commencer à s’inquiéter de son actualité et de sa pertinence.

Notes
28.

Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2000 (première édition 1989), 265 p.

29.

Nous nous bornerons en introduction à indiquer que la domination est certainement un processus bien plus complexe et bien moins mécanique qu’on le supposerait.

30.

Au sujet de cette opposition culture populaire/culture des élites, cf. Peter BURKE, Popular culture in early modern Europe, Aldershot, Scolar Press, 1994 (première édition 1978), 377 p. Robert MUCHEMBLED, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne, Paris, Flammarion, 1991 (première édition 1978), 398 p. Pour une critique de cette vision « déterministe », cf. Carola LIPP, « Histoire sociale et Alltagsgeschichte », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 106-107, mars 1995, pp. 53-66.

31.

Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant…, op. cit., p. 135.