L’Histoire urbaine contemporaine et ses objets d’étude

Le bruit sourd de la bataille, cher à Michel Foucault 32 , grondant derrière les projets normatifs mais théoriques du pouvoir, n’a pas été entendu par les historiens de la ville contemporaine ; prisonniers de l’alternative stérile peuple normalisé/peuple révolté, ils n’ont pas pu ou voulu voir que ‘«’ ‘ [les cultures populaires] fonctionnent aussi au repos’ 33  ». Et comment aurait-il pu en être autrement, tant l’histoire urbaine, dans ses approches les plus restrictives, s’est peu intéressée aux populations ? Il n’est alors pas étonnant que nombre d’historiens du social se soient toujours défendus d’avoir fait stricto sensu de l’histoire urbaine dont les principaux objets d’étude étaient – et sont encore – les réseaux urbains, l’appropriation foncière, le bâti et les modalités de construction 34 . Reconnaissons toutefois que notre connaissance des pouvoirs centraux et locaux bénéficia de ces travaux : l’historiographie est riche des diverses étapes du processus de normalisation de la ville. Tout ce qui a trait à l’hygiène et à la salubrité est aujourd’hui bien connu, depuis les réseaux d’égout jusqu’à l’éclairage urbain. Les agents de la normalisation ont, dans la continuité, été étudiés : les polices des villes de la Troisième République ont eu leurs historiens, de même que les politiques municipales 35 . Si les réflexions sur la police s’ancrent concrètement dans l’espace urbain, l’absence d’analyses des rapports peuple/police fait cruellement défaut. Plus largement, on déplore l’absence de réflexion globale sur l’ensemble des pouvoirs urbains – absence qui s’explique certainement par une obstination à penser l’Etat et par le refus de penser le pouvoir, donc la dynamique de l’Etat. Le fait que le concept de pouvoir ait des résonances foucaldiennes n’est certainement pas étranger à cela. Qui n’a jamais entendu la plaisanterie classant les historiens en deux catégories, ceux qui n’ont pas lu Foucault et ceux qui ne l’ont pas compris ? Peut-être est-il vrai qu’ils se sont trop facilement contentés de faire de lui un spécialiste de l’enfermement alors qu’il invitait chaque historien à saisir les mises en pratique et évolutions des programmes normatifs, à penser les interactions savoir/pouvoir et à délocaliser et démultiplier la notion de pouvoir. Le contraire d’un structuraliste, en somme. En définitive, les dix-neuvièmistes ont creusé le sillon de l’enfermement (prison, dépôt de mendicité et autres établissements disciplinaires) et ont laissé en jachère les relations de pouvoir – à l’exception d’un Gérard Noiriel 36 ou d’un Olivier Faron. Etudiant la société milanaise à partir de l’anagrafe, ce dernier a bien montré comment cette source était elle-même au cœur des nouvelles formes d’exercice du pouvoir et ‘«’ ‘ comment en fin de compte se construit un consensus social entre la volonté des autorités et les choix des individus’ 37  ».

Et les citadins dans tout cela ? Ils ont longtemps été traités massivement par des enquêtes statistiques de grande envergure tendant à définir les différentes composantes sociales de la ville. Mais les chercheurs s’interrogeaient peu sur les rapports des habitants à leur ville, sur leurs façons de vivre en milieu urbain. Gérard Jacquemet, le premier, tenta de rompre ces habitudes 38 . A une analyse classique de la croissance urbaine et de l’intégration progressive de la capitale à ce qui, au départ, n’était qu’une commune rurale, il ajouta une étude novatrice – bien qu’encore peu différenciée et teintée d’un certain exotisme – des comportements populaires et de la mythologie bellevilloise. En 1982, parut le numéro spécial du Mouvement social dirigé par Yves Lequin et consacré aux ouvriers dans la ville. Nouveau chantier, nouveaux questionnements : comment les espaces urbains étaient-ils vécus ? L’approche anthropologique, permettant un recentrage des études sur la dimension humaine de la ville, était seule envisageable pour qui désirait montrer que ‘«’ ‘ […] d’un groupe à l’autre, d’un individu à l’autre, il y [avait] sans doute mille manières de vivre la ville’ 39  ». Quoi qu’il en soit, une brèche s’était ouverte ; elle s’agrandit durant les années 1980, laissant le champ libre à trois pistes fécondes : l’étude des manières d’habiter 40 , des mobilités spatiales et sociales 41 et de la ‘«’ ‘ vie de quartier ’» 42 . Arrêtons-nous sur cette dernière approche avec laquelle nous revendiquons une parenté certaine. La très belle thèse de Jean-Paul Burdy décrit les liens unissant les habitants à leur quartier (le Soleil à Saint-Etienne). Le territoire n’est plus alors un cadre mais le cœur même du propos : il façonne les rapports interpersonnels et produit des sentiments d’appartenance. Mais l’idée intéressante est de ne pas considérer le Soleil d’un seul bloc et d’en définir les sous-espaces : le lavoir, la rue, le débit de boissons, le jardin ouvrier, le domicile. Pour l’une des premières fois – et malheureusement presque l’une des dernières – une thèse d’histoire contemporaine donnait à sentir le frémissement de la vie populaire. Ou comment renouveler les antiques « vies quotidiennes » en leur insufflant une réelle rigueur scientifique augmentée des apports de l’anthropologie et de la sociologie 43 .

Mais que cette recherche paraît seule dans le paysage historiographique ! – même si récemment des historiennes ont été attentives aux interactions population/territoire et ont renoué avec l’étude des comportements urbains 44 . La place réservée à la question des comportements, des loisirs ou des relations interpersonnelles reste extrêmement réduite dans les ouvrages généraux d’histoire urbaine – généralement quelques pages en fin de volume. Chacun doit se fendre d’une page à leur propos – si possible sans se priver de puiser dans les banalités les plus éculées. Le livre 4 de l’Histoire de l’Europe urbaine consacré aux années 1800-1939, bien que désireux de montrer les « interrelations » ville et société, ne laisse guère de place aux citadins, à l’étude des comportements urbains, des sensibilités ou des rapports au pouvoir Certes, il est concédé que ‘«’ ‘ les rues bruissent sans arrêt du va-et-vient des voitures, des cris et des rires ’», que ‘«’ ‘ la sociabilité prend […] des formes spécifiques’ 45  » – mais les propos ne s’aventurent guère au-delà de ces constats. Pour le reste, le regard est ailleurs : le chapitre « La ville au quotidien » évoque la construction des habitations et les conditions de logement (sic) et le suivant consacre quelques pages aux sociabilités (dont celles des ouvriers énumérées partiellement et au pas de charge) et aux cultures urbaines (bien entendu jamais populaires). Evacuer ainsi les comportements urbains n’est pas sans danger, ainsi qu’Arlette Farge l’a montré au sujet des femmes, puisque cela ‘«’ ‘ [laisse] croire que de toute façon l’histoire se [fait] ailleurs et autrement’ 46  ». Ce serait à peine caricaturer que d’affirmer qu’à partir d’un exemple précis et spécifique (les Auvergnats de Paris), d’un ouvrage à caractère de source (Nadaud) et d’un comportement folklorique (le charivari) furent élaborés des savoirs définitifs et valables pour toutes les populations urbaines du XIXe siècle 47 . Ces savoirs – importance des solidarités de pays, mythe de la chambrée collective, références culturelles rurales sous perfusion – furent répétés d’un livre à l’autre sans susciter pour autant une volonté critique de les dépasser, figeant pour longtemps les comportements populaires. Un autre bel exemple de savoirs répétés sans être réinterrogés : le Classes laborieuses, classes dangereuses de Louis Chevalier 48 . Sur la ville et la violence, à propos de tout et, avouons-le, de n’importe quoi, cet ouvrage fait autorité. Il date de 1958 et, bizarrement, ce sont les passages ayant le plus vieilli, dépassés par la recherche en sciences humaines des cinquante dernières années, qui sont le plus souvent cités. Sans nous appesantir, il est utile de sacrifier à l’exercice critique – d’autant que la récente parution de l’ouvrage en poche, non comme document historiographique mais comme livre d’histoire, témoigne de sa valeur référentielle. Dans cette somme, la lecture au premier degré de sources essentiellement littéraires que Chevalier opère nous gêne énormément. Naît à la lecture une confusion certaine entre ce que disent les documents et ce que dit l’auteur ; confusion visible au sujet de la vie populaire, amalgamant par exemple le crime et la violence. Le peuple est peint sous des traits primitifs, est vu comme un conglomérat de brutes arriérées et sales. Les pages traitant du déterminisme urbain, présentant les enfants illégitimes comme les tarés de la ville et hésitant entre dolorisme et condamnation ont beaucoup vieilli. Finalement le discours du XIXe siècle a tendance à être intégré à celui de Chevalier – et c’est précisément ce qui pose problème lors de l’usage de Classes laborieuses classes dangereuses par les historiens actuels. Nous insisterons en détails, au fil de l’enquête, sur certains points de l’analyse de Chevalier qui peuvent aujourd’hui être contrés. Reste tout de même un ouvrage proposant des études utiles (notamment sur le suicide ou l’influence de la littérature) et qui est un formidable recueil des représentations bourgeoises concernant les classes populaires.

Mais revenons à ce désintérêt paresseux de l’histoire urbaine contemporaine pour l’anthropologie historique. A la fin des années 1990, le premier outil bibliographique spécialisé en histoire urbaine mis à la disposition des étudiants et des chercheurs en était bien involontairement l’illustration parfaite : preuve du manque de travaux portant sur la vie des citadins, le Miasme et la jonquille d’Alain Corbin côtoyait la Géographie de la fortune et structures sociales à Lyon de Pierre Léon 49 … Cet état de fait s’inscrit également dans la logique d’une historiographie, répétons-le, davantage intéressée par les ouvriers que par le peuple. La politisation des populations étant devenue le graal de l’historien, les sociabilités informelles ont naturellement peu fait recette, au contraire de celles dites formelles. Guidés par les travaux d’un Maurice Agulhon qui a lui-même reconnu avoir essentiellement insisté sur les aspects formels de la sociabilité 50 , les chercheurs se sont servis des comportements populaires urbains (mais essentiellement masculins) pour étayer leurs thèses dans un but politique. L’idée était que l’origine des partis modernes se retrouvait dans les associations initialement apolitiques, elles-mêmes nées de la sociabilité informelle. Dès lors, l’étude des sociabilités informelles devint un prétexte : elles n’étaient jamais réellement considérées pour ce qu’elles étaient mais pour ce qu’elles allaient devenir – aidées par la volonté de l’historien. Là où certains ont vu les débits de boissons comme les repères des sociétés secrètes, nous voyons sociabilité populaire, camaraderie, colères éclatantes, rêve d’évasion. Il ne s’agit pas de proposer un regard plus juste, mais simplement un autre regard.

Notes
32.

Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1995 (première édition 1975), p. 360.

33.

Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant…, op. cit., p. 90.

34.

D’après Richard Rodger, en 1996 et sur l’ensemble de la production internationale, les ouvrages classés dans les catégories « culture » et « attitudes » ne regroupaient que 5,9 et 1,4 % des publications totales. Cf. Richard RODGER, A consolidated bibliography of urban history, Aldershot, England, Scolar Press, 1996, p. XIV.

35.

Jean-Marc BERLIERE, L’institution policière en France sous la III e République (1875-1914), Thèse d’histoire dirigée par M. Pierre Levêque, Dijon, Université de Dijon, 1991. Marie VOGEL, Les polices des villes entre local et national. L’administration des polices urbaines sous la Troisième République, Thèse de science politique, Grenoble, Université de Grenoble 2/I.E.P., 1993, 786 p. Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves Saunier, Les élites municipales sous la Troisième République des villes du sud-est de la France, Paris, CNRS éditions, 2002, 210 p.

36.

Gérard NOIRIEL, Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, 399 p. Citons également les travaux de Lion Murard et Patrick Zylberman qui peuvent être lus comme des tentatives d’articuler savoir et pouvoir (Le petit travailleur infatigable ou le prolétaire régénéré. Villes-usines, habitat et intimités au XIX e siècle, Paris, Recherches, 1980 (première édition 1976), 287 p.

37.

Olivier FARON, Milan, la ville des destins croisés, Rome, Bibliothèque de l’école française d’Athènes et de Rome, 1997, p. 511.

38.

Gérard JACQUEMET, Belleville au XIX e siècle. Du faubourg à la ville, Paris, E.H.E.S.S./Jean Touzot, 1984, 452 p.

39.

Yves LEQUIN [dir.], « Ouvriers dans la ville », Le Mouvement social, n° 118, janvier-mars 1982.

40.

Maurice GARDEN, Yves LEQUIN, Habiter la ville, XV e -XIX e siècles. Actes de la table ronde organisée avec l’aide de la D.G.R.S.T. et de la Mission de la Recherche Urbaine, Lyon, P.U.L., 1985, 315 p.

41.

Jean-Luc PINOL, Les mobilités de la grande ville. Lyon, fin XIX e -début XX e , Paris, Presses de la F.N.S.P., 1991, 432 p.

42.

Jean-Paul BURDY, Le soleil noir. Un quartier de Saint-Etienne, 1840-1940, Lyon, Presses Universitaires de Lyon/Centre Pierre Léon, 1989, 270 p.

43.

Il faudrait pouvoir faire place à d’autres entreprises. Notons les travaux du Groupe de recherche d’Histoire de l’université de Rouen dont les réflexions sur la sociabilité, notamment urbaine, ont compté. Alain Leménorel a ainsi proposé une stimulante lecture du rôle et des usages de la rue contemporaine dans les relations quotidiennes entre citadins. On regrette toutefois qu’il s’agisse comme trop souvent d’une invitation à l’analyse et non d’une analyse ; on regrette surtout la persistance de l’antédiluvienne image du quartier village (cf. ci-après, la discussion sur les échelles). Alain LEMENOREL, « Rue, ville et sociabilité à l’époque contemporaine. Histoire et prospective », in Alain LEMENOREL [dir.], La rue, lieu de sociabilité, Rencontres de la rue, Actes du colloque de Rouen des 16-19 novembre 1994, Rouen, Publications de l’Université, n° 214, 1997, pp. 425-442.

44.

La Seine et les Parisiens dans le premier cas (Isabelle BACKOUCHE, La trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Editions de l’EHESS, 2000, 430 p.) ; la nuit et les Parisiens dans le second (Simone DELATTRE, Les douze heures noires, La nuit à Paris au XIX e siècle (1815-1870), Paris, Albin Michel, 2000, 680 p.).

45.

Jean-Luc PINOL [dir.], L’histoire…, op. cit., t. 2, livre 4, pp. 253-254.

46.

Arlette FARGE, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997 (première édition 1989), p. 46.

47.

Françoise RAISON-JOURDE, La colonie auvergnate de Paris au XIX e siècle, Paris, Commission des travaux historiques de la ville de Paris, 1976, 403 p ; Martin NADAUD, Léonard, maçon de la Creuse, Paris, Maspéro, 1976 (première édition 1895), 399 p. Relevons cependant que certains auteurs ont discuté ces visions. Alain Faure a pointé le mythe de l’endogamie et de la concentration communautaire (« Comment devenait-on parisien ? La question de l’intégration dans le Paris de la fin du XIXe siècle », in Jean-Louis ROBERT, Danielle TARTAKOWSKY [dir.], Paris…, op. cit., pp. 37-57.

48.

Louis CHEVALIER, Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX e siècle, Paris, Plon, 1958, 566 p.

49.

Isabelle BACKOUCHE, L’histoire urbaine en France (Moyen Age/XX e siècle). Guide bibliographique 1965-1996, Paris, L’Harmattan, 1998, 190 p.

50.

« Je me rends bien compte que j’ai moins apporté à l’histoire de la sociabilité informelle (celle du vécu quotidien) qu’à l’histoire de la sociabilité formalisée ou pré-associative ». Maurice AGULHON, « Postface », La sociabilité méridionale, numéro spécial de Provence Historique, t. XLVII, fasc. 187, janvier-mars 1997, p. 275.