Faiblesse de la ville objet, richesse de la ville cadre

Le retard, d’une certaine manière, de l’histoire urbaine française est lié à sa faiblesse institutionnelle. Est-ce seulement l’ignorance d’un regard extérieur qui nous fait appréhender l’histoire rurale comme un champ cohérent (avec ce que cela suppose d’associations, colloques, revues) et l’histoire urbaine comme éclatée ? Il fallut attendre la fin des années 1990 pour que naissent conjointement une Société française d’Histoire urbaine regroupant les spécialistes de la ville et une revue. Malgré tout, la place du fait urbain dans l’université française reste peu importante alors même que l’objet ville est très présent dans la recherche 51 . Ce décalage s’explique simplement par le fait qu’aucune conjonction des efforts scientifiques ne permit l’autonomie de l’histoire urbaine. Cette autonomie fut – et est encore par bien des aspects – davantage supposée que réelle, ce qui entraîna une production quelque peu surréaliste. En effet, les spécialistes se voyaient contraints soit de faire paraître régulièrement des articles en forme de bilan pessimiste et/ou programmatique (mais alors sans lendemain) soit de se lancer dans des œuvres générales gigantesques. D’où ce résultat étonnant qui voit, à vingt ans d’intervalle, la recherche hexagonale accoucher de deux sommes brillantes – l’une traitant de la France et l’autre de l’Europe 52 . Un mauvais esprit dirait sans doute que la première synthétisa ce qui n’existait pas encore et la seconde ce qui aurait dû exister. Facilité sans aucun doute, notamment eu égard aux progrès de nos connaissances depuis les années 1980 – avant tout en ce qui concerne l’histoire des réseaux urbains.

Il n’y a pas d’autonomie véritable du fait urbain, parce que chaque champ de l’Histoire ou presque s’est approprié un pan de la ville – conséquence du morcellement des objets d’étude au détriment d’une histoire urbaine qui, par définition, se veut totale. Dès les années 1970, une foule d’études novatrices prirent le relais des anciennes mentalités et s’inscrivirent dans un cadre urbain autant que rural. Affirmer aujourd’hui que ces travaux prennent la ville comme simple prétexte n’est certes pas sans fondement mais c’est oublier un peu vite combien notre vision des citadins et du pouvoir urbain a pu s’en trouver modifiée. Trois champs, non exclusifs, nous ont en priorité influencés, au premier rang desquels la marginalité et les déviances. Cette histoire des réprouvés s’est souvent perdue dans une approche quantitative outrancière et sans grand intérêt puisque la comptabilité de la violence légale n’était pas accompagnée d’une réflexion sur les normes, les seuils de tolérance, les pratiques de pouvoir, etc (une bonne partie de la production des années 1970 est aujourd’hui inutilisable). Lorsqu’il fut établi que la mesure de la criminalité conservée aux archives ne reflétait pas la réalité du fait criminel, une approche plus douce eut la préférence : les historiens cherchèrent alors à comprendre les solidarités des marginaux ou les mécanismes de la violence. On assista, à la fin des années 1980, au retour du conflit comme objet d’étude ; le temps était venu de prouver que la violence n’était pas seulement destructrice mais qu’elle était souvent un pilier essentiel de la vie sociale. Malheureusement, l’ouvrage de référence pour le XIXe siècle fut écrit par un ruraliste 53 dont la lecture de la violence urbaine, ne s’appuyant sur aucune référence d’archives (mais notamment sur Louis Chevalier !), n’adopte pas l’approche anthropologique pourtant réservée à la violence rurale. Belle occasion manquée entre une piste féconde de l’histoire récente et la ville.

Deuxième influence : l’histoire des femmes qui s’est notamment demandée comment retrouver les femmes par-delà les productions du pouvoir. Questions essentielles que nous pouvons reprendre à notre compte pour l’étude du peuple. Effectivement, la production des archives est masculine et bourgeoise ; d’un point de vue méthodologique, les réflexions des spécialistes de l’histoire des femmes nous furent des plus utiles. Ne pouvant mobiliser une partie des sources traditionnelles, les historiens durent ruser et furent, peut-être plus que d’autres, attentifs à d’autres façons de « faire de l’histoire », orientés vers l’anthropologie historique par leurs sources lacunaires relevant parfois de l’écriture autobiographique. Au résultat, à lire les articles et ouvrages consacrés aux femmes, on se dit qu’on aimerait posséder une telle bibliographie concernant les hommes... Comme on ne saurait écrire l’histoire des hommes sans celle des femmes – et inversement – nous avons choisi le peuple, ce qui n’exclut nullement d’avoir recours au genre – concept parmi les plus stimulants de ces dernières années. Le genre, qui ne relève pas, à la différence du sexe, du biologique, est une « construction socio-culturelle » des catégories du masculin et du féminin, un ‘«’ ‘ produit des rapports sociaux développés dans le temps ’» 54  ; cette conception dynamique des rapports de sexes est une donnée essentielle pour comprendre le peuple.

Plus floue et plus globale, recoupant largement ce qui précède, une histoire des sensibilités et des représentations s’est peu à peu développée sur les ruines de l’histoire des mentalités (troisième influence). Ô combien redevable aux travaux fondateurs de Norbert Elias et Lucien Febvre 55 , elle consiste à reconstruire les affects et les visions du monde, retrouver les anciens usages des sens (paysages sonores et olfactifs, techniques du regard, jeux tactiles, appréciations gustatives). Elle aide ainsi à éviter les pièges de l’anachronisme psychologique, à savoir aborder le passé à partir de nos réflexes et cadres mentaux et se poser en champions de la civilisation regardant de haut comment vivaient les barbares du XIXe siècle 56 . Elle aide à poser les bonnes questions : « comment se voyait-on ? », « comment voyait-on les autres ? ». Ces interrogations constituent un préalable essentiel à la connaissance des populations et permettent même d’aller au-delà des représentations. Par exemple, Alain Corbin, dans son ouvrage sur la prostitution, en examinant la pensée bourgeoise sur la question, nous livre les projets de gestion du phénomène prostitutionnel 57 . Il enrichit donc notre connaissance du pouvoir.

Indéniablement, ces approches, qui ont souvent privilégié le cadre urbain, nous servirent de jalons autorisant une délimitation plus sûre de notre propre enquête. Il fallait sortir de l’histoire urbaine « classique » pour approcher enfin les comportements populaires et le processus de normalisation à l’œuvre au XIXe siècle. Cette échappée belle n’est malheureusement pas sans présenter quelques défauts. D’une part, ces courants historiographiques s’intéressent davantage aux représentations qu’aux pratiques – et cette tendance s’affirme de plus en plus. Peut-on se contenter d’écrire l’histoire des femmes, des marginaux ou de la criminalité à partir des ouvrages de Lacassagne ou de Lombroso ? On en retire l’impression de ne posséder que des études mutilées. Si le décryptage des représentations paraît être la meilleure entrée en matière possible quel que soit le sujet abordé, on s’attend tout de même à pouvoir réfléchir sur les mises en pratique que celles-ci induisent nécessairement. Mais non, la tendance est aux représentations pures – ce qui n’offre alors qu’un intérêt limité et peut même s’accompagner d’une réelle perte de rigueur scientifique. D’autre part, on doit avouer que de telles façons d’écrire l’histoire, bien que s’étant considérablement affirmées et ayant rencontré un succès croissant auprès des étudiants, restent minoritaires d’un point de vue institutionnel. Sur l’histoire du XIXe siècle, Michelle Perrot, Alain Corbin et certains de leurs étudiants en sont les figures de proue tout autant que les figures d’exception…

Notes
51.

Nous devons toutefois préciser que nous avons eu la chance de travailler dans un environnement scientifique privilégié. En effet, le Centre Pierre Léon d’histoire économique et social a produit, des années 1970 aux années 1990, une bonne partie des thèses estampillées « histoire urbaine » ainsi qu’un très grand nombre de travaux de maîtrise portant sur la ville de Lyon. Ce sont ces travaux – et en premier lieu la thèse d’Yves Lequin – qui nous ont permis de développer notre enquête.

52.

Georges DUBY [dir.], Histoire de la France urbaine, 5 volumes, Paris, Seuil ; Jean-Luc PINOL [dir.], Histoire…, op. cit.

53.

Frédéric CHAUVAUD, De Pierre Rivière à Landru, La violence apprivoisée au XIX e siècle, Turnhout, Brepols, 1991, 271 p.

54.

Cf. Michelle PERROT, « Pouvoir des hommes, puissance des femmes ? L’exemple du XIXe siècle », in L. COURTOIS et alii [dir.], Femmes et pouvoirs, Actes du colloque de Louvain, 1989, Louvain, Nauwelaerts, 1992. Article réédité dans Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001 (première édition 1998), pp. 213-214. Gianna POMATA, « Histoire des femmes et "gender history" », Annales ESC, n° 4, juillet-août 1993, pp. 1019-1026.

55.

Norbert ELIAS, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (première édition 1939), 342 p. ; Lucien FEBVRE, « Une vue d’ensemble. Histoire et psychologie », Encyclopédie française, t. VIII, 1938 ; « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire », Annales d’Histoire sociale, III, 1949 (textes repris dans Combats pour l’Histoire, Paris, Pocket, 1995 (première édition 1953), pp. 207-220 et 221-238). Sur le second souffle de l’histoire des sensibilités, voir Alain CORBIN, « "Le vertige des foisonnements", esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 1992, pp. 103-126.

56.

Mais, par un effet pervers, la reprise par les historiens du processus de civilisation a pu mener à une distorsion des réalités en confortant le rôle de transition du XIXe siècle : il ne pouvait qu’aboutir à un adoucissement des mœurs sur le modèle bourgeois. Induire ainsi l’idée d’une barbarie populaire était encore une manière de refuser de comprendre les comportements de ces « barbares ».

57.

Alain CORBIN, Les filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIX e siècle, Paris, Flammarion, 1995 (première édition 1979), 496 p.