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Sur les problématiques qui sont les nôtres, l’histoire urbaine contemporaine ne nous satisfait guère, ou alors au détour de chemins de traverse passant par la ville. L’histoire que nous envisageons d’écrire se rattache à d’autres courants : pour la ville et ses comportements, l’histoire moderne ; pour la ville, ses pouvoirs et les relations peuple/police, l’histoire anglo-saxonne ; pour une anthropologie historique appliquée au XIXe siècle, l’histoire rurale.

Les modernistes – mais également les médiévistes – se sont très tôt intéressés aux sociabilités et aux sensibilités populaires, notamment dans le cadre urbain. Où l’on retrouve l’importante représentation des spécialistes de l’histoire moderne sur des thématiques qui nous sont chères – peut-être parce que l’histoire des mentalités les a touchés en premier. Ce sont eux qui ont rédigé les articles « mentalités », « anthropologie historique », « violence », « marginaux », « criminalité » ou encore « culture populaire » dans le Dictionnaire des sciences historiques d’André Burguière 58 . Les études d’histoire urbaine ont massivement investi l’Ancien Régime – à tel point que les deux grandes thèses d’histoire urbaine du début des années 1970 étaient l’œuvre de modernistes 59 . Déjà, leurs orientations totalisantes différaient quelque peu des approches contemporanéistes ; cette tendance n’eut de cesse de s’affirmer (pour s’en persuader, il suffit de consulter la section moderne de l’Histoire de l’Europe urbaine). Concrètement, l’apport des modernistes – et avant tout celui d’Arlette Farge et de Daniel Roche – a été et reste primordial. Ambitionnant de connaître le peuple, ils ont su dévoiler le peuple dans la banalité de ses jours ; Daniel Roche, attentif aux modes de vie, s’est attaché à retrouver la matérialité quotidienne la plus ordinaire des gens de peu. En exhumant les sensibilités et les sociabilités passées, ils mirent en relief ‘«’ ‘ […] la conscience confuse d’un destin collectif’ 60  » rendue possible par une très forte auto surveillance de la part de la communauté elle-même 61 . Après une lecture minutieuse des multiples formes de micro conflits, le peuple se tenait là, dans ses espoirs et ses désillusions, ses alliances, ses tromperies, sa force collective et son respect du pouvoir, sa naïveté, ses prises de conscience. Enfin, et plus récemment, il faut saluer l’initiative de Philippe Guignet qui a réussi à organiser sur deux ans un colloque entièrement consacré au peuple des villes (logiquement, les deux tiers des intervenants étaient modernistes) 62  ; il faut certainement retenir de ces rencontres l’impossibilité de définir le peuple autrement que par des représentations et des pratiques communes – même si tous les historiens ne l’ont pas accepté.

Moins visible et plus récente, une histoire du pouvoir retient aujourd’hui l’attention des modernistes. Toutefois, la justice et la police se trouvaient, depuis longtemps, au cœur des études expliquant les comportements populaires. Archers, commissaires et lieutenants généraux tiennent une place prépondérante dans les travaux d’Arlette Farge ; elle a notamment pu montrer les représentations que chacun se faisait du pouvoir lors d’événements tragiques ou de rumeurs persistantes, se penchant sur la mise en scène du pouvoir royal, sa signification et sa réception par le peuple. La même historienne, en collaboration avec Michel Foucault, a également démonté les mécanismes d’utilisation du pouvoir par un peuple soucieux de réguler ses « désordres » 63 . Sur ce canevas désormais classique est venue se greffer une histoire sociale du pouvoir, davantage attentive aux hommes qui l’incarnent. Reprenant l’article programmatique de Steven Kaplan, invitant à une histoire fine des commissaires de police et longtemps resté sans suite, des historiens se sont lancés dans l’étude de la police moderne 64 . Une livraison récente de la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 65 , s’attachant justement à la police, témoigne bien de cet investissement puisque l’essentiel de ce numéro spécial, coordonné par des modernistes, rassemble des contributions centrées sur le XVIIIe siècle. On peut cependant regretter que, à l’image des contemporanéistes, certains modernistes axent peu leurs réflexions sur la notion de pouvoir et portent trop d’attentions aux sources imprimées et, partant, aux projets davantage qu’à leur mise en pratique.

Les approches des ruralistes spécialistes du XIXe siècle furent, pour nous, également stimulantes. Elles sont d’autant plus importantes pour le spécialiste des villes que les citadins étaient de plus en plus nombreux à venir directement des campagnes environnantes. Bénéficiant des travaux des anthropologues qui ont aiguillé leur regard – Martine Segalen, Yvonne Verdier, Elisabeth Claverie et Pierre Lamaison ont ainsi saisi la geste quotidienne des populations villageoises 66 – les historiens ont développé une anthropologie historique du monde rural. Ils ont pu construire un discours original ciblant les comportements populaires et les confrontant aux représentants de l’Etat afin de ‘«’ ‘ […] mieux comprendre le sens et le fonctionnement de la violence des campagnes’ 67  ». Luttant contre l’image d’immobilité prêtée au monde rural, ils insistent au contraire sur son caractère dynamique : ‘«’ ‘ ni comportements réifiés ni conduites répétitives’ 68  » résumait Frédéric Chauvaud. Se multiplièrent alors les travaux s’attelant aux questions nouvelles des sociabilités informelles, alliances, parentés, de la vicinalité, de l’amicalité, etc. La société rurale devient le laboratoire du chercheur qui parle désormais les langues de l’honneur, de la réputation, de la violence physique et verbale. Les « passions villageoises 69  » témoignent de cette violence qui aboutit à l’arrangement, la vengeance, la dénonciation, la réparation ou le recours à la justice. Le pouvoir a, lui aussi, suscité de nombreux travaux, renouvelant ainsi l’approche politique des campagnes. La municipalité fut naturellement le premier théâtre de la mise en scène du pouvoir rural, bientôt recouverte par la volonté d’étudier l’impact de la normalisation centralisatrice de l’Etat sur la société rurale. Dans cette optique, le maire, le préfet, le garde-champêtre et le gendarme, qui étaient au cœur de relations de pouvoir les unissant aux populations, firent l’objet de nouvelles recherches. Ce sont ces approches qui se retrouvent prolongées par les premières productions du XXIe siècle – dont celles de François Ploux, historien des violences collectives et des rumeurs, ne sont pas les moindres 70 .

Enfin, hors des frontières hexagonales, l’importance d’une production scientifique de grande qualité nous fait d’autant plus regretter la faible dotation des bibliothèques universitaires en ouvrages étrangers et le prix rédhibitoire du prêt inter bibliothèques. Sans entrer dans des détails fastidieux, on se bornera à rappeler qu’une histoire soucieuse du « quotidien » des populations passées s’est construite en Angleterre (Thompson encore) comme en Allemagne (Alltagsgeschichte). Pour éviter de présenter des bilans historiographiques sur des pages entières, nous souhaitons simplement mettre en lumière l’apport anglo-saxon en histoire urbaine. Mais est-il nécessaire de rappeler ce que celle-ci doit à l’Angleterre et aux Etats-Unis ? Nous n’oublions pas l’œuvre impressionnante d’H. J. Dyos outre-manche et de la New Urban History outre-atlantique 71 . Dès 1974, un bilan de la recherche anglaise évoquait déjà la fécondité des études portant sur la « culture urbaine » – champ bien entendu absent du bilan français contemporain 72 . Vingt ans plus tard, la bibliographie de Richard Rodger montrait l’importance des pays anglo-saxons dans la production internationale – 57,6 % traitaient des Iles Britanniques, 14,2 % des Etats-Unis et 8,6 % la France 73 . Nous n’oublions surtout pas que les meilleurs spécialistes de nos villes – et particulièrement des comportements urbains – sont anglo-saxons. En 1982, John Merriman n’a-t-il pas consacré un ouvrage aux multiples facettes de la ville française du XIXe siècle – et dont les articles furent signés d’une dizaine de spécialistes qu’il aurait été difficile de débusquer en France à la même époque ? Ce même John Merriman fut celui qui décortiqua les comportements politiques agitant des quartiers catalans ou limousins ou qui montra aux historiens toute l’utilité des faubourgs pour leur compréhension du fait urbain 74 . D’autres s’attelèrent à comprendre les mécanismes de la culture urbaine et de la sociabilité informelle ; ainsi Thomas Brennan brossa-t-il le tableau du Paris des buveurs tandis que Golby et Purdue insistèrent sur l’invention et l’autonomie populaire dans la ville industrielle 75 . Si on devait retirer des bibliographies les ouvrages anglo-saxons, la plaine historiographique serait bien morne…

Sur les bases solides d’une histoire urbaine triomphante, s’est développée une histoire de la police extrêmement florissante. Elle se divise en trois grandes approches complémentaires : la police comme ciment de l’ordre urbain, les hommes de la police, les rapports policiers/population. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont logiquement été les premiers pays étudiés, dès les années 1960. Leur champ d’intervention s’est ensuite étendu à l’Allemagne et à la France – qu’a notamment étudié Clive Emsley, chef de file depuis le début des années 1980 d’une dynamique histoire européenne de la police (ses premiers ouvrages, aujourd’hui vieillis, ont été prolongés par d’autres réflexions renouvelant les approches). Emsley a notamment donné à comprendre le travail des commissaires de police dans le Paris des années 1820, entre respect de l’ordre et petits arrangements 76 . Depuis, des études continuent d’enrichir cette voie historiographique féconde – à tel point qu’une historienne a d’ores et déjà réalisé une histoire sociale du policier londonien 77 . L’ensemble de ces travaux ont cependant trouvé peu d’échos parmi les historiens français de la ville du XIXe siècle, peut-être parce qu’outre-manche et outre-atlantique, l’histoire urbaine fait la part belle aux hommes qui vivent la ville. Comme le notaient il y a dix ans les spécialistes européens de la police, ‘«’ ‘ […] les travaux anglais et allemands font davantage de place à l’analyse de la "société" policière et aux rapports entre la police et la population que les recherches françaises plus portées à l’histoire politique et institutionnelle’ 78  ». Un constat qui reste d’actualité.

Notes
58.

André BURGUIERE [dir.], Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, 693 p.

59.

Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIII e siècle, Paris, Flammarion, 1975 (première édition 1970), 374 p. Jean-Claude PERROT, Genèse d’une ville moderne, Caen au XVIII e siècle, Paris, Editions de l’EHESS, 2001 (première édition 1975), 1154 p.

60.

Daniel ROCHE, Le peuple…, op. cit., p. 242.

61.

« A la confusion des espaces privés et publics répondait l’imposition de normes collectives sur les comportements individuels ». Olivier ZELLER, « La ville… », op. cit., p. 793.

62.

Philippe GUIGNET [éd.], Le peuple des villes dans l’Europe du Nord-Ouest (fin du Moyen-Age-1945), vol. II, Actes du colloque organisé par le CRHEN-O à Villeneuve d’Ascq les 22, 23 et 24 novembre 2001, Villeneuve d’Ascq, CRHEN-O/Université Charles de Gaulle Lille 3, 2003, 500 p.

63.

Arlette FARGE, Michel FOUCAULT, Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Julliard, 1982, 365 p.

64.

Steven L. KAPLAN, « Notes sur les commissaires de police de Paris au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 4, 1981, pp. 669-686.

65.

Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 2003. Voir également Paolo NAPOLI, Naissance de la police moderne. Pouvoirs, normes et société, Paris, La Découverte, 2003, 311 p.

66.

Martine SEGALEN, Marie et femme dans la société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, 211 p. ; Yvonne VERDIER, Façons…, op. cit. ; Elisabeth CLAVERIE, Pierre LAMAISON, L’impossible mariage, Violence et parenté en Gévaudan, XVII e , XVIII e et XIX e siècles, Paris, Hachette, 1982, 361 p.

67.

Alain CORBIN, « L’histoire de la violence dans les campagnes françaises au XIXe siècle », Ethnologie Française, n° 3, juillet-septembre 1991, p.229.

68.

Frédéric CHAUVAUD, « Les violences rurales et l’émiettement des objets au XIXe siècle. Lectures de la ruralité », Cahiers d’Histoire, n° 1, 1997, p. 75.

69.

Frédéric CHAUVAUD, Les passions villageoises au XIX e siècle. Les émotions rurales dans les pays de Beauce, du Hurepoix et du Mantois, Paris, Publisud, 1995, 272 p.

70.

François PLOUX, Guerres et paix paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, 376 p. ; De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du XIX e siècle, Paris, Aubier, 2003, 289 p.

71.

Cf. Jean-Luc PINOL, Le monde..., op. cit. et David CANNADINE, « L’histoire urbaine au Royaume-Uni : le "phénomène Dyos" et après », URBI, n°V, 1982, pp. CXVII-CXXV et n° VI, 1982, pp. CXVIII-CXXIII.

72.

Peter BURKE, « Gli studi sulle citta’ in inghilterra nei secoli XVIII-XIX », Quaderni Storici, IX, fasc. III, septembre-décembre 1974, pp. 816-826 ; Louis BERGERON, Marcel RONCAYOLO, « "De la ville préindustrielle à la ville industrielle". Essai sur l’historiographie française », pp. 827-876.

73.

Richard RODGER, A consolidated…, op. cit., p. XV. A noter également la relative importance des travaux portant sur Lyon – 101 références – bien que la cité rhodanienne se situe derrière dix villes britanniques (dont Londres, 1 484 références), quatre villes américaines et Paris (403) (Id., p. XVI).

74.

John MERRIMAN [dir.], French cities in the nineteenth century, Londres, Hutchinson, 1982, 304 p.; « Quartier blanc, quartier rouge. Neighbourhood, everyday life, and popular political culture in Perpignan, 1815-1851 », in Maurice GARDEN, Yves LEQUIN, Habiter…, op. cit., pp. 193-201 ; Aux marges de la ville : faubourgs et banlieues en France, 1815-1870, Seuil, 1994 (première édition originale 1991), 400 p.; Limoges, la ville rouge. Portrait d’une ville révolutionnaire, Paris, Belin, 1990 (première édition 1985), 494 p.

75.

Thomas BRENNAN, Public drinking and popular culture in eighteenth century Paris, Princeton, Princeton University Press, 1988, 334 p. John M. GOLBY, William PURDUE, The civilization of the crowd. Popular culture in England, 1750-1900, Londres, Sutton Publishing, 1999 (première édition 1984), 224 p.

76.

Clive EMSLEY, « Policing the streets of early nineteenth century Paris », French History, vol. 1, n° 2, 1987, pp. 257-282.

77.

Haia SHPAYER-MAKOV, The making of a policeman. A social history of a labour force in metropolitan London, 1829-1914, Aldershot, Ashgate, 2002, 304 p.

78.

Clive EMSLEY, Herbert REINKE, René LEVY, « Les polices aux XIXe et XXe siècles : aperçus sur les historiographies anglaise, allemande et française », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 17, juillet-septembre 1994, pp. 13-33.