Les désillusions de l’interdisciplinarité

L’ensemble de ces précédents nous a permis d’élaborer notre enquête. Nous avons essayé, autant qu’il était possible, de compléter ces regards d’historiens par ceux d’autres spécialistes des sciences humaines et sociales. Nous avons notamment été très sensible aux approches sociologiques, ethnologiques et anthropologiques, philosophiques – et la fréquentation de la pensée foucaldienne n’est certainement pas étrangère à cela (faut-il s’étonner si les écrits de Michel Foucault furent de ceux qui firent le plus progresser l’enquête ?). Nos lectures nous ont fait apprécier d’autres méthodes, d’autres concepts, d’autres manières d’envisager certains problèmes – on a déjà pu relever combien la notion de sociabilité devait aux travaux des sociologues. En nous immergeant dans la société du XIXe siècle, nous nous sommes retrouvés dans la posture de l’ethnologue dont le travail est ‘«’ ‘ […] activité de construction et de traduction […]’ ‘ 79 ’ ‘ ’». L’historien doit aussi composer avec l’éloignement du regard (une autre culture), l’éloignement temporel et la lenteur de la traduction (collecte, analyse, écriture), mais il doit également se résigner face à cette fracture irréductible qu’est l’absence d’échanges. Au-delà de la méthode, nous essayerons d’adopter un double regard anthropologique, à la fois social – soucieux des institutions – et culturel – attentif aux comportements partagés.

Toutefois, l’interdisciplinarité reste une gageure venant à bout des meilleures volontés. Comment maîtriser un minimum une discipline qui n’est pas la sienne ? Comment ne pas limiter ses connaissances au butinage, aux rencontres plus ou moins fortuites – laissant au bord du chemin des œuvres essentielles ou adoptant une lecture forcément biaisée de celui qui ignore les débats scientifiques en cours ? Nous avons tenu, malgré tout, à utiliser certaines de nos lectures qui nous ont particulièrement apportées et nous ont, parfois, été plus utiles encore que les travaux d’historiens. Mais que cela ne masque pas les faiblesses de la formation doctorale qui ne permet pas de se frotter aux autres disciplines ; par exemple, pour opérer une analyse des discours, nous avons tenté une approche linguistique : peine perdue pour le béotien isolé dans ses lectures et apprenant bien trop tard qu’une équipe lyonnaise travaille sur les interactions langagières du quotidien… Ne serait-ce pas le travail de l’école doctorale de lancer des passerelles interdisciplinaires ?

Au terme de ce voyage historiographique, qu’en est-il de la pertinence de notre enquête ? Elle est réelle en ce sens qu’elle comble un vide. Les comportements populaires ont été étudiés – mais pas ceux de la ville du XIXe siècle. Plaider en faveur de l’existence d’un projet normatif global transcendant les régimes est loin de nous situer dans les modes actuelles, tandis qu’envisager les multiples rencontres peuple/pouvoir nous mène à une terra incognita que seuls les historiens étrangers ont commencé à défricher. Plus généralement, la pertinence de l’enquête réside en elle-même. Nous n’avons pas encore fait référence aux thèses actuelles qui segmentent trop souvent le savoir historique en étroites plates-bandes. Nous avons bâti notre projet en réaction aux sujets ultra précis qui signent la ghettoïsation des chercheurs. Nous aurions pu nous contenter du vagabondage, de la fête, du projet du pouvoir : mais quel intérêt de se limiter à une ou deux approches alors que c’est la ville qui nous intéresse ?

Il est désormais temps de la retrouver, cette ville, dans tout son ordinaire, derrière les images laissées par les modernistes et les ruralistes – images fantasmées d’une ville aseptisée et acculturante, lieu d’ordre et de diffusion des normes à l’opposé de la vie bouillonnante d’Ancien Régime et des résistances rurales contemporaines. Mais avant de nous jeter dans l’aventure, il faut prendre le temps d’indiquer, non plus ce que nous voulons faire, mais comment nous comptons mener notre travail.

Notes
79.

François LAPLANTINE, La description ethnographique, Paris, Nathan Université, 2000 (première édition 1996), p. 37.