Le pari méthodologique

Dès le départ, ce travail a reposé sur un pari méthodologique : mener notre enquête à l’aide des seules archives de police et de justice 80 . Nous nous sommes autorisés à avoir recours simplement à la presse pour connaître certains aspects (comme l’exécution capitale) et à l’état civil ainsi qu’aux annuaires pour retrouver certaines personnes. Pourquoi ce choix, en apparence restrictif ? Il y a déjà beau temps que ces archives sont utilisées dans les études des comportements populaires ; mieux que d’autres, elles donnent à voir des tranches de vie et rendent possible l’approche anthropologique. Mais encore doit-on préciser que les archives judiciaires ont été davantage pillées que les policières. Evidemment, les raisons à cela sont simples : les ruralistes se sont beaucoup servis des premières du fait même que la police était discrète en milieu rural ; n’oublions pas non plus que, si la plupart des départements ont conservé des dossiers d’assises, les archives municipales n’ont pas toutes la chance de posséder de belles collections de mains-courantes de commissariats sur leurs rayonnages. On ne sera alors pas surpris de constater que les archives de justice ont suscité de nombreux travaux : Jean-Claude Farcy leur a consacré un guide et un ouvrage historiographique, tandis que Frédéric Chauvaud et Jacques-Guy Petit se sont penchés, avec d’autres, sur leur différentes utilisations possibles 81 . Les sources policières ont cependant su séduire les contemporanéistes car elles leur permettaient de retrouver la trace des affrontements politiques ; la police administrative a également fourni nombre de renseignements à ceux qui travaillaient sur un segment bien précis – les fêtes ou les débits de boissons pour citer des thématiques bien connues. Ainsi, certains cartons d’archives ont été consultés des centaines de fois, d’autres non. Souhaitant embrasser l’ensemble des documents, nous avons systématiquement, ou par sondage, dépouillé chaque série. Cela a été possible grâce à la très grande richesse des fonds lyonnais – notamment en matière de police. Le choix de ces archives n’est donc restrictif qu’en apparence. Car pour qui prend la peine de travailler sur l’ensemble du linéaire, toute la vie urbaine semble en surgir – ce n’est pas étonnant puisque les trois autorités de la ville (le maire, le préfet et le procureur) étaient les commanditaires et les réceptionnaires de tous ces documents.

Ce surgissement ne doit cependant pas nous laisser croire que les sources policières et judiciaires fournissent l’exact reflet du passé tel qu’il était. S’il ne faut pas être dupe de ces sources – comme de n’importe quelle autre – il convient de ne pas accorder trop de crédits à certaines critiques récurrentes dont elles sont la cible. Construction du pouvoir, elles ne fourniraient que l’illusion du vrai – n’est-ce pourtant pas ce qui intéresse celui qui se penche sur le pouvoir (et nous verrons plus loin la nécessité de déconstruire les documents) ? Il est certain que les archives de police et de justice ne sont pas des colifichets utilisés pour illustrer et égayer un propos austère ; il faut les côtoyer longuement avant de les connaître et de savoir que ce n’est pas forcément le pouvoir qui va au peuple – mais fréquemment l’inverse. L’illusion s’explique donc par la méconnaissance. Autre attaque – et d’une faiblesse aujourd’hui affligeante : ces archives n’évoqueraient que l’extraordinaire et le désordre. L’utilisation qu’en ont fait les modernistes et les ruralistes a prouvé le contraire. L’extraordinaire est passionnant en ce qu’il exacerbe les réactions de chacun et produit du discours ; il informe également, en creux, sur ce qu’est l’ordinaire. Mais la rupture du quotidien n’est pas ce qui se retrouve le plus dans nos archives. Seuls ceux qui se sont bornés à ouvrir les dossiers d’assises, ou qui refusent la banalité du désordre le pensent. Les archives de police, dans leur immense majorité, n’évoquent que le quotidien le plus trivial – même si nous devons reconnaître que les drames se retrouvent plus facilement que les moments de bonheur (mais cela est valable pour l’ensemble des archives : il n’y a rien de plus désespérant pour l’historien que de traquer l’écho d’un rire passé). Troisième critique : le quotidien rapporté par les forces de l’ordre n’est que ragots et commérages auxquels l’historien ne saurait prêter attention 82 . Quelle erreur ! Il est intéressant, non pas tant de se questionner au sujet de la véracité des faits rapportés – quel intérêt à opérer une lecture aussi naïve ? – que de se demander pourquoi la police accorde tant d’importance aux racontars et ce que ceux-ci nous révèlent des relations de voisinage. De manière générale, aucun document n’est objectif ; comme dans toute production, entre l’auteur/acteur et l’écriture, il y a la mémoire et le mensonge. Comme toutes les sources, les nôtres ne sont pas exemptes de biais – mais le plus important est, encore une fois, d’en avoir conscience.

Foin des critiques : nous pensons qu’il faut continuer d’adopter une ‘«’ ‘ […] position délibérément offensive par rapport à cette vieille question des sources forcément biaisées dès qu’elles émanent de la justice’ 83  » et de la police. Sans ces documents, notre enquête n’aurait jamais pu être possible. Au premier degré, un document émanant des services judiciaires ou policiers nous montre le pouvoir réfléchissant ou agissant : comment il se représente les citadins, ce que ces représentations induisent de réflexions et ce que ces réflexions amènent d’actions concrètes. Les projets, les échanges entre les diverses autorités qui le constituent, les inépuisables commentaires sur tous les faits, anodins et extraordinaires, qui secouent la cité, les recueils d’ordonnances, etc. : les documents sont révélateurs des manières dont le pouvoir appréhende le réel. Voyez tout ce qui peut être tiré des taxinomies d’un tableau récapitulatif des crimes et délits ; un questionnement sur la construction du document empêche une lecture naïve des résultats qu’il contient et évite de tomber dans la réitération des cadres mentaux de l’époque. Plus largement, seul un tel travail est susceptible de nous faire retrouver le peuple : pour cela, il faut effectivement se débarrasser des filtres (ou tout au moins de la majorité d’entre eux) que la lecture du pouvoir interpose entre le peuple et notre regard. Car le peuple est bien présent, objet obsessionnel d’un pouvoir qui produit sans fin des pages d’écriture à son sujet. Parce que les archives policières et judiciaires retranscrivent l’écart qui existe entre la ville vécue par le peuple et celle vécue par les élites, parce que d’elles ‘«’ ‘ s’échappe de l’humain’ 84  », elles nous permettent de retrouver les codes populaires et de dénouer l’écheveau des relations sociales. Il y a même mieux que les comportements ou les paroles rapportées : les archives renferment la parole du peuple – et nous ne faisons pas seulement référence aux interrogatoires. De sa propre main ou avec l’aide de l’écrivain public, les Lyonnais n’hésitaient pas à écrire aux autorités (plaintes, suppliques, dénonciations) – et toute cette correspondance a été conservée. Enfin, on doit comprendre combien la police et la justice ont produit de documents relatant les rencontres entre le peuple et le pouvoir ; c’est ce qu’expriment, entre autres, les milliers de rapports rédigés par les agents de l’ordre urbain.

On aura saisi toute la richesse et l’intérêt de ces sources spécifiques pour la réalisation de notre enquête. Grâce à elles peuvent se déchiffrer la cohérence du projet normatif du pouvoir et la cohérence des comportements populaires. Non seulement toutes les facettes de la vie citadine sont à portée de main du chercheur, mais encore chacune d’entre elles est éclairée sous différents angles 85 . L’exemple de la prostitution est à ce titre révélateur : les archives, recélant des registres d’inscriptions, permettent une approche sociale des prostituées et même une histoire de leurs mobilités ; les divers règlements nous informent de la gestion du phénomène prostitutionnel par le pouvoir ; enfin, une multitude d’affaires de police donnent à comprendre, d’une part, les représentations de la prostitution que se font les élites comme le peuple et, d’autre part, les degrés d’intégration sociale des prostituées. Histoire sociale d’une population et histoire des représentations sont ainsi deux approches que l’utilisation des archives de police et de justice rend possible. Et si nous avons choisi de travailler à partir d’elles, c’est justement parce qu’elles autorisent la rencontre entre l’histoire quantitative et l’histoire qualitative. Ces deux approches se complètent parfaitement et il nous semble peu satisfaisant d’en privilégier une plutôt qu’une autre – le quantitatif étant le préalable nécessaire au qualitatif (une fois l’importance de la violence mesurée et ses modalités classées et hiérarchisées, il est possible d’expliquer – à partir d’exemples concrets – comment cette violence s’intègre à l’ensemble des comportements populaires). La même logique nous fera alterner les approches macro et les approches micro historiques. Ainsi pourrons-nous prendre en considération l’indispensable dimension individuelle sans risquer de perdre de vue ‘«’ ‘ […] les relations complexes qui unissent un individu à une société donnée’ 86  ».

L’utilisation conjointe du quantitatif et du qualitatif répond aux documents disponibles. En effet, les archives de police et de justice se présentent sous la forme soit de séries soit de récits. Les premières correspondent à des jugements ou des délits, à des registres de garnis, des listes de débits de boissons, bref à tout document susceptible d’être traité à l’aide de l’outil informatique afin de délivrer des vues d’ensemble (profil type du commissaire de police, réseaux de relations, etc.) 87 . Les secondes sont de loin les plus nombreuses : enquêtes, témoignages et interrogatoires des dossiers de justice criminelle, papiers des commissariats, rapports en tout genre. A la différence des séries précédentes, le récit s’impose à l’historien au fil de sa lecture sans aucune logique autre que celle des événements survenus et de leur transcription – ce qui en fait tout le charme mais donne une idée de la lenteur du dépouillement. Parmi les premières notes de la main-courante du commissaire de l’arrondissement du Collège, on croise des marchands ambulants gênant la circulation, un propriétaire se plaignant des danses nocturnes de sa voisine et craignant que le plafond ne l’écrase, un hôtelier venant déclarer la disparition d’un employé, un ouvrier s’étant fait voler du linge, une épouse décrivant ses malheurs conjugaux, une tailleuse dénonçant le scandale causé chez elle par une fleuriste, un homme venu reconnaître une casquette repêchée dans le Rhône comme ayant appartenu à son frère disparu, deux jeunes gens se battant sur les quais à coups de pierres 88 … La lecture de milliers d’affaires, de commentaires et de propos divers les concernant nous a permis de comprendre peu à peu la vie citadine au XIXe siècle et nous a amené à ‘«’ ‘ […] réfléchir sur le concept historique d’individu et à tenter une difficile articulation entre les personnes anonymement émargées dans l’histoire et une société qui les contient’ 89  » ; nous en avons seulement intégré quelques-unes au développement, celles dont la pertinence aide à la progression de l’analyse, tout en évitant autant que faire se peut les dangers du bel exemple caricatural. Notons, pour terminer, que le qualitatif autorise le filage de certaines figures au gré du développement ; l’exécution capitale et la prostitution, pour ne citer que ces deux exemples, nous serviront de repères au fil de l’enquête. En ce sens, nous ne partons pas d’une série documentaire bien identifiée et rendant possible une analyse faisant, point après point, le tour d’un sujet donné. Nous partons plutôt d’une problématique que nous étayons grâce à un ensemble de documents peu ou mal identifiés car se découvrant au gré du dépouillement, parfois par hasard. La réponse à cette problématique s’est donc effectuée par « segments ».

Finalement, nos archives permettent, plus que d’autres peut-être, de concilier récit et conceptualisation ; il y a effectivement tellement de vie en elles et d’informations à en retirer qu’on ne peut faire l’économie du récit 90 – et d’un travail sur le récit. On pourrait encore noircir des pages et des pages à leur propos. Mais cessons-là. Il serait inutile de perdre son temps en argumentations théoriques alors que cette thèse n’est finalement rien d’autre que l’illustration de la richesse des archives de police et de justice. Au lecteur de juger si le pari méthodologique est raisonnable ou non, et s’il a porté ses fruits.

Notes
80.

Pour une présentation détaillée des archives utilisées, nous renvoyons à l’inventaire des sources. Précisons toutefois que les archives de police et de justice sont deux sources distinctes mais parfaitement complémentaires. Il est difficile et d’ailleurs sans intérêt de les dissocier tant elles se retrouvent l’une dans l’autre (par exemple, il existe des actes judiciaires des commissaires de police et les dossiers d’assises sont truffés de rapports de police).

81.

Jean-Claude FARCY, Guide des archives judiciaires et pénitentiaires, 1800-1958, Paris, C.N.R.S. Editions, 1992, 1 175 p. ; L’Histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, Paris, PUF, 2001, 494 p. ; Frédéric CHAUVAUD, Jacques-Guy PETIT, « L’histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires (1800-1939) », Histoire et Archives, hors-série n° 2, Paris, Honoré Champion/Les Amis des Archives de France, 1998, 496 p.

82.

Voir par exemple Jean-Marc BERLIERE, « Misère et richesse des archives policières », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 3, novembre 1990-janvier 1991, pp. 165-174 ; et du même : « Les archives de police : des fantasmes aux mirages », in Frédéric CHAUVAUD, Jacques-Guy PETIT, « L’histoire contemporaine… », op. cit., pp. 291-304.

83.

Arlette FARGE, Le goût…, op. cit., p. 56.

84.

Arlette FARGE, « Le plaisir et la nécessité de l’archive », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 17, juillet-septembre 1994, p. 12.

85.

Ce qui ne veut pas dire que tout nous intéresse dans chaque carton d’archives. Quand nous nous penchons sur les fêtes, ce n’est pas pour réaliser une histoire des fêtes lyonnaises ; laissant de côté leur financement, nous nous concentrons uniquement sur les programmes et le message du pouvoir.

86.

Carlo GINZBURG, Carlo PONI, « La micro-histoire », Le Débat, n° 17, décembre 1981, p. 134.

87.

Pour le détail de l’utilisation de l’informatique dans le traitement de ces séries, nous renvoyons aux bases de données présentées en annexes (Volume 2, annexe n° 1).

88.

AML, I1 124, Affaires du 10/01/1842 au 14/02/1842.

89.

Arlette FARGE, Le goût…, op. cit., p. 112.

90.

« Un récit qui ne serait plus une récitation. Un récit qui constituerait un point de départ pour la connaissance historique ». Marc FERRO, L’histoire sous surveillance, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 176.